Dans le nouvel ordre mondial qui se dessine, la France et l’Europe sauront-elles saisir leur chance ? Non seulement de s’organiser pour leur défense, mais aussi de préparer leur avenir, en redonnant toute sa place à la science ? Face aux coupes drastiques et à la censure de l’administration Trump aux Etats-Unis, l’opportunité pour le Vieux Continent de reprendre le leadership dans la recherche et l’innovation est bien réelle. Les scientifiques, qui se mobilisent pour leurs collègues américains mais aussi pour leur propre avenir, l’ont bien compris. Encore faut-il qu’ils se fassent entendre des politiques et, plus encore, du reste de leurs concitoyens.
La Pr Agnès Buzyn entend apporter sa contribution à ce combat. L’ancienne ministre de la Santé a lancé ce mardi 11 mars un think tank, Evidences, dédié à remettre les sciences au centre du débat public. Elle a confié à L’Express les raisons de son engagement et ses ambitions. La première conférence d’Evidences aura lieu le 24 mars au musée Curie, avec pour thème « Péril sur la science, démocratie menacée ». Un sujet crucial face à la montée de l’obscurantisme et de la désinformation. Entretien.
L’Express : Pourquoi avez-vous décidé de lancer ce think tank ?
Pr Agnès Buzyn : Cela fait longtemps que je m’interroge sur la place des sciences dans notre société. La France et l’Union européenne perdent en souveraineté du fait d’un investissement insuffisant dans la recherche et l’innovation, la démarche scientifique elle-même demeure mal connue et mal comprise par une large part de la population, le monde politique reste assez déconnecté des enjeux scientifiques. Voyez le dernier budget français de la recherche, amputé de plusieurs centaines de millions d’euros : c’est énorme ! Les chercheurs se rebellent, mais c’est tout le pays qui devrait manifester son opposition à ces coupes qui mettent en péril notre capacité à innover, et donc l’avenir de nos enfants.
L’objectif d’Evidences, c’est que la science soit vue par tous comme une priorité nationale : c’est LA valeur politique qui amène à l’émancipation, à la croissance, au progrès social, et qui nous permettra de répondre aux grands défis du moment – le défi climatique, le vieillissement de la population et même les questions de défense. N’oublions jamais cette phrase d’Emile Zola : « L’avenir de l’humanité est dans le progrès de la raison par la science ».
Evidences sera un médiateur entre le monde scientifique, déjà convaincu de ces enjeux, et les mondes politique, médiatique et institutionnel. Avec nos membres, des personnalités de la société civile, nous allons apporter, sur la base d’enquêtes et de données probantes, des argumentaires pour pousser l’investissement dans la recherche, la valorisation des métiers scientifiques, l’éducation à l’esprit critique, la place de l’expertise et de la rationalité dans la construction des politiques publiques et, surtout, mettre en lumière les liens étroits entre démarche scientifique et démocratie.
L’actualité américaine, avec les réductions drastiques des moyens alloués à la recherche et la remise en cause de champs entiers du savoir, montre toute l’actualité de votre démarche…
Ces attaques contre la science vont profondément fragiliser le débat politique américain. Le déni de certains sujets comme le changement climatique ou les spécificités de la santé des femmes, ces nombreux mots que les scientifiques n’ont plus le droit d’utiliser, représentent un signe avant-coureur d’absence de liberté d’expression. Ne nous y trompons pas, il s’agit là d’un premier pas vers un régime illibéral. Alexandre Koyré, philosophe et historien des sciences, écrivait en 1943 que « les régimes totalitaires sont fondés sur la primauté du mensonge ». Les démocraties n’en sont pas immunisées mais c’est tout de même à la vérité qu’elles donnent la priorité et c’est la grande différence.
Beaucoup aujourd’hui ne réalisent pas à quel point la science et la démocratie sont profondément intriquées. La science sert à décrire le réel, elle maintient un lien étroit avec la notion de fait vérifiable, de vérité, à laquelle chacun doit avoir accès pour que le débat démocratique puisse se tenir. Elle favorise l’esprit critique et combat les fausses croyances et les biais cognitifs, en s’appuyant sur des preuves et sur une méthodologie rigoureuse, ce qui permet à un électorat informé de se prémunir des manipulations basées sur l’émotion.
Trop souvent, on réduit la démocratie au vote. Mais si le vote est nécessaire, il n’est pas suffisant. On a vu dans l’Histoire qu’il a pu conforter les pires dictatures. Ce qui fait l’essence même de la démocratie, c’est la qualité de la délibération, qui doit aboutir à une prise de décision collective fondée sur des arguments rationnels. Le droit pour chacun d’accéder à la compréhension éclairée des faits, c’est un droit essentiel dans une démocratie.
Le grand paradoxe, c’est que Donald Trump prétend défendre le « free speech », la liberté d’expression la plus totale…
Il s’agit d’une inversion accusatoire très à la mode aujourd’hui. La nouvelle administration américaine défend la liberté d’expression mais demande aux chercheurs d’abandonner des champs entiers de leur expertise. Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas eu dans la période précédente une perte de liberté dans les universités américaines avec la dérive de ce que l’on appelle la « cancel culture ». Personne n’est totalement vertueux en termes de liberté aujourd’hui aux Etats-Unis.
Pour autant, le « free speech » promu par Donald Trump représente en lui-même une sorte de propagande. La population se retrouve exposée à énormément de fausses nouvelles et d’affirmations mensongères. Or des chercheurs comme David Rand, spécialiste des sciences cognitives au Massachusetts Institute of Technology, ont bien montré l’existence d’une forme de paresse cognitive propre à l’être humain : quand nous nous trouvons inondés d’informations, la plupart d’entre nous retenons ce que nous avons le plus entendu. Les populistes savent marteler sans vergogne des faits tronqués, des croyances et des fausses vérités pour susciter l’émotion. Le débat devient impossible et cela creuse les radicalités.
Comment combattre ces dérives tout en évitant, nous-mêmes, l’écueil de la censure ?
Je sais qu’il existe aujourd’hui un débat en Europe sur la place du curseur entre ce qui est permis de dire et ce qui ne l’est pas. Je préfère me montrer très prudente, car on ne sait jamais jusqu’où la censure peut nous mener. Par ailleurs, ce n’est pas le plus efficace pour lutter contre la désinformation. De nombreux travaux montrent que la réponse passe par une production très réactive et massive d’informations de qualité. Il faut occuper le terrain et ne rien laisser passer ! L’Etat, les agences scientifiques, les académies, les think tanks ont tous un rôle à jouer. Nous avons été trop timorés, effrayés à l’idée – fausse – de donner de l’importance aux fake news en les combattant. Ainsi, je n’ai guère entendu de voix s’élever quand certains désinformateurs ont commencé à dire que les vaccins anticovid provoquaient des cancers… Si on n’apporte pas de contradiction, ce sont les contre-vérités qui restent dans l’espace public. A l’heure de l’intelligence artificielle, des larges modèles de langage qui vont chercher partout des informations, nous avons impérativement besoin de saturer l’espace avec des données vérifiées.
Malheureusement, les institutions publiques ne sont pas armées pour cela. Personne ne leur a jamais donné l’ordre d’aller au combat, sauf de façon très ponctuelle, sur des sujets précis. Par exemple lors du débat sur l’obligation vaccinale des nourrissons, lorsque j’étais ministre : nous avions organisé la diffusion d’informations fiables en ligne, sur les réseaux sociaux, en faisant appel à des influenceurs, etc. Je salue le courage avec lequel certaines institutions, enseignants ou chercheurs tentent d’assimiler les codes des réseaux sociaux pour y porter leurs messages. Mais, une réponse de grande ampleur, c’est difficile, cela nécessite des moyens. Aujourd’hui, nous avons besoin d’une véritable politique publique de lutte contre la désinformation, qui apporte une parole rationnelle au plus grand nombre.
Cela suppose que le public accorde du crédit aux institutions qui délivrent les messages…
C’est toute la question. Les enquêtes d’opinion montrent que moins de la moitié des Français ont confiance dans l’indépendance des chercheurs par rapport au gouvernement et aux entreprises, alors même qu’il existe une législation forte contre les conflits d’intérêts. Pis, pour beaucoup de nos concitoyens, la démonstration validée d’un fait ne vaut pas plus que leur jugement personnel. Cela montre que nous n’avons pas assez expliqué comment se construit la science. La vulgarisation scientifique ne suffit pas, c’est aussi la transmission de la démarche scientifique qui est importante : poser des hypothèses, et les vérifier par des expériences objectives.
En France, sommes-nous encore suffisamment immunisés contre la menace populiste ?
La démagogie est aussi vieille que la démocratie ! L’immunisation n’est donc pas rapide… Mais la démocratie, appuyée sur la science, repose sur l’idée que chacun d’entre nous peut apprendre à décrypter les méthodes utilisées pour susciter l’adhésion : simplification des concepts, émotion plutôt qu’analyse factuelle, usage de fausses informations pour justifier des décisions… Cet apprentissage passe par l’école, en éduquant les enfants à l’esprit critique. Beaucoup reste à faire cependant, y compris en termes de recherche scientifique, pour mieux y parvenir.
Au sein d’Evidences, nous allons essayer de proposer des leviers d’action pour faire passer ces messages, en travaillant avec les médias, les élus, les hauts fonctionnaires, etc. Tout l’enjeu est de réussir à insuffler dans la société une meilleure connaissance de la démarche scientifique.
Le succès des événements autour de l’esprit critique – les conférences du sociologue Gérald Bronner, la mobilisation d’Universcience ou les Rencontres à Toulouse par exemple – montre qu’il y a un intérêt du public. Mais ils touchent avant tout des convaincus. Il faudrait réussir à multiplier ces initiatives dans les territoires, faire de la formation de formateurs, etc.
Toute la vague de désinformation pendant la pandémie n’a-t-elle pas préparé le terrain à la situation actuelle ?
Pour moi, il s’agit plutôt d’un symptôme de la difficulté, pour le public, à déterminer ce qu’est un expert. Un diplôme en médecine ne suffit pas à justifier d’un niveau d’expertise sur tout et partout. Il y a la reconnaissance par les pairs, la qualité des travaux, la rigueur du raisonnement… Le brouhaha médico-scientifique sur le Covid a été alimenté par des gens qui avaient le diplôme requis, mais qui n’avaient pas le respect scientifique de leurs pairs. Comment les gens pouvaient-ils le savoir ? Cela a contribué à créer une confusion invraisemblable entre faits et opinion et à renforcer la défiance vis-à-vis de l’expertise.
Nous avons aussi vu pendant la pandémie à quel point les politiques peuvent parfois avoir du mal à défendre des positions scientifiques. C’est un sujet qui me tient vraiment à coeur car je l’ai expérimenté en devenant ministre : en réalité la science est souvent contre-intuitive. Dès lors, les politiques doivent se montrer capables de porter un argumentaire complexe qui va à l’encontre du sens commun, voire d’assumer une certaine impopularité. C’est pourquoi nous voulons travailler, au sein d’Evidences, sur la place de l’expertise et de la rationalité dans la décision publique. Aujourd’hui, il n’existe pas de processus établi pour aller chercher de l’expertise scientifique avant la construction d’un texte de loi : quel est le raisonnement déductif qui permet de penser qu’une mesure donnée sera efficace, quelles hypothèses ont été posées, quelles données ont été analysées, quelles analogies ont été faites avec d’autres problèmes ou avec d’autres expériences comparables ? Faute pouvoir le savoir, le citoyen pensera trop volontiers que c’est le jeu d’acteurs et le rapport de force qui tiennent lieu de raisonnement, et c’est précisément ce que la démocratie ne doit pas laisser passer. Bien sûr, les décisions ne peuvent pas être dictées uniquement par la science : il faut construire un triptyque entre sciences, citoyens et décideurs publics.
Comment expliquez-vous que les politiques se soient autant éloignés de la science ?
Les données sur la R&D en France s’avèrent affolantes : 45 000 ingénieurs sont formés chaque année, là où il en faudrait 20 000 de plus. La part des dépenses de R&D dans le PIB recule, à 2,19 % en 2023 contre 2,22 % en 2022, quand nous nous étions engagés à atteindre 3 %. L’Etat n’est pas le seul coupable : les investissements des entreprises diminuent aussi. Nous allons d’ailleurs réinterroger les instruments à la disposition des pouvoirs publics pour soutenir les investissements privés – crédit impôt recherche, plan France 2030, etc.
Plus globalement, je pense qu’il y a une incompréhension fondamentale de nombreux décideurs sur ce que doit être une politique de réindustrialisation. Il est certes indispensable de soutenir la création d’usines, mais ce ne sont pas seulement ces unités de production qui assureront notre autonomie stratégique à moyen et long terme : ce sont d’abord et avant tout les brevets et la propriété intellectuelle. Et, en amont, la recherche fondamentale. C’est l’enjeu, y compris pour la défense européenne aujourd’hui. Nous devons réinvestir en ce sens, mais en définissant des priorités, et en développant davantage de coopérations au niveau européen, comme le préconise d’ailleurs le rapport Draghi. Nous avons su le faire pour l’aéronautique et l’espace, avec succès. Il est temps d’appliquer ces réussites à d’autres domaines.
* Membre à titre bénévole du comité éditorial d’Evidences
Source link : https://www.lexpress.fr/sciences-sante/agnes-buzyn-les-attaques-de-trump-contre-la-science-sont-un-premier-pas-vers-un-regime-illiberal-246WVTIYRREARM2W7ZLY3NWQCY/
Author : Stéphanie Benz, Thomas Mahler
Publish date : 2025-03-11 17:00:00
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