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Management : « Quand la justice au travail fait défaut, c’est toute l’organisation qui peut vaciller »

Management : « Quand la justice au travail fait défaut, c’est toute l’organisation qui peut vaciller »

« Ce livre se lit comme un ensemble de nouvelles. Pourtant, il ne s’agit pas de fiction. Si on utilise la métaphore cinématographique, ce n’est pas un film, mais un documentaire. Les héros ne sont pas des inventions, ils sont des témoins de la vie réelle ». Dans Les managers aussi vivent des injustices, à paraître le 12 mars (Dunod), Thierry Nadisic et Thierry Picq, professeurs à EM Business Lyon, donnent la parole à 12 managers. Un déclassement qui ne dit pas son nom, des pratiques en décalage avec les valeurs affichées de l’entreprise, une ambiguïté relationnelle… Tous racontent une situation difficile qu’ils ont traversée dans leur vie professionnelle. Leur point commun ? Le sentiment d’injustice. « Dans les écrits concernant l’entreprise, l’attention est souvent portée sur les ouvriers ou les employés dont les conditions de travail sont difficiles […]. Nous avons voulu montrer que les injustices touchent aussi les managers », expliquent les deux auteurs. L’injustice, un sentiment humain inévitable mais qui peut avoir de lourdes conséquences pour l’entreprise si celle-ci manque de règles claires pour en contenir les effets.

Interrogé par L’Express, Thierry Nadisic pose le cadre : la justice organisationnelle « est l’un des champs de recherche les plus développés au monde, notamment en gestion des ressources humaines, en théorie des organisations et en psychologie du travail ». Principal enseignement ? Si le choc ressenti par les managers face à une injustice est souvent subjectif, ses causes, elles, sont bien objectives. Ainsi, là où le cadre organisationnel n’est pas suffisamment clair ni solidement établi, le sentiment d’injustice peut déboucher sur des réactions négatives intenses de la part des intéressés. Voire des actes de « sabotage », avertit l’auteur. D’où l’importance, selon lui, d’avoir des managers bien formés. « Le management, c’est un métier à part entière », insiste Thierry Nadisic.

Ancien manager lui-même, le chercheur témoigne : « J’ai constaté que l’injustice était omniprésente en entreprise et que, finalement, les collaborateurs en parlaient plus que de tout autre sujet. » Pourtant, regrette-t-il, « en France, on n’a pas encore pris la pleine mesure de ce que cela signifie réellement d’être manager ». Comment le rapport des salariés à la justice organisationnelle a-t-il évolué au fil du temps ? Pourquoi ce qui peut être perçu comme injuste par certains ne l’est pas nécessairement pour d’autres ? Comment débloquer la situation ? Autant de questions abordées dans cet entretien qui passionnera sans nul doute tous ceux qui ont déjà vécu une situation d’injustice professionnelle, ainsi que les managers engagés au quotidien.

L’Express : Quels sont les grands enseignements de la recherche en matière de justice organisationnelle ?

Thierry Nadisic : Les recherches sur la justice organisationnelle ont commencé dans les années 1960, avec les travaux du psychologue John Stacy Adams, qui s’appuyait déjà sur les théories de Socrate et de Platon concernant l’équité. Depuis, ce champ est devenu l’un des plus développés au monde, notamment en gestion des ressources humaines, en théorie des organisations et en psychologie du travail. Il y a aujourd’hui plusieurs points de consensus dans la communauté scientifique sur le sujet et les enseignements sont multiples. D’abord, le sentiment d’injustice est vécu comme une rupture brutale de l’ordre des choses. On pourrait le comparer à un poisson : tant qu’il reste dans l’eau, tout va bien. Mais si on le sort de l’eau, vous imaginez le choc… Eh bien, l’injustice, c’est exactement cela : une sortie brutale de l’ordre normal, qui provoque un choc profond.

Lorsqu’un collaborateur se sent justement traité, il va aller un peu plus loin que sa fiche de poste

Deuxième enseignement : ces chocs sont subjectifs, c’est pour cette raison que beaucoup de managers hésitent à s’en occuper. Pourtant, leurs causes sont souvent objectives. Les recherches montrent en effet que ces sentiments sont fréquemment déclenchés par des causes bien identifiées. Par exemple, ne pas avoir « voix au chapitre » dans une décision qui nous concerne est une source objective majeure de sentiment d’injustice. Troisième élément important : la justice au travail réduit l’incertitude et renforce le sentiment de contrôle. Lorsque l’environnement est perçu comme juste, l’on est rassuré. Il existe une relation de cause à effet assez claire entre ce que je fais et ce qui va m’arriver. Cela fait beaucoup de bien aux personnes. Enfin, on s’est rendu compte que le sentiment d’injustice engendre plusieurs types de réactions négatives.

Lesquelles ?

Quand les injustices sont d’intensité limitée, les collaborateurs adoptent une posture de retrait : ils se limitent à leur fiche de poste, sans en faire plus. En cas d’injustices plus fortes, cela peut aller jusqu’à des actes de sabotage, voire d’antagonisme très profond. L’injustice peut produire des aveuglements liés souvent à un cocktail d’émotions fortes : dégoût moral, surprise, tristesse, colère… Et donc l’injustice produit vraiment des conséquences très importantes sur le travail désignées sous le concept dOrganizational Retaliatory Behaviors (ORB) : ce sont des comportements de représailles organisationnelles de la part des salariés. A l’inverse, lorsqu’un collaborateur se sent justement traité, il va aller un peu plus loin que sa fiche de poste. On parle alors d’Organizational Citizenship Behaviors (OCB), ou de comportements de citoyenneté organisationnelle. C’est cette forme d’engagement qui fait aujourd’hui que les entreprises fonctionnent. Car une entreprise ne fonctionne pas si chacun se limite strictement à sa fiche de poste. Il faut « mettre de l’huile », coopérer, aller au-delà de ce qui est demandé, surtout dans des situations de plus en plus courantes où les procédures normées et les ordres de la hiérarchie ne suffisent plus à faire face à l’incertitude du réel.

Ce rapport des salariés à la justice organisationnelle a-t-il évolué au fil des années ?

Les chercheurs se rendent rarement sur ce terrain-là. Mais nous disposons malgré tout de certaines données. Quelques-unes montrent, par exemple, que les types de sentiments d’injustice ont changé. Jusqu’à la fin des années 1960, on vivait sous ce qu’on appelle un « régime de légitimité » classique. A cette époque, l’autorité – qu’elle soit politique ou managériale – était perçue comme légitime en soi. Ainsi, les managers, les responsables, les dirigeants, ou encore les experts étaient considérés comme légitimes du simple fait de leur statut. Lorsqu’un expert ou un manager s’exprimait, on ne remettait pas en cause sa parole. Bien sûr, des sentiments d’injustice pouvaient exister, mais ils ne s’exprimaient pas ouvertement.

Depuis la fin des années 1960, on est entré dans un autre régime de légitimité. Celui-ci repose davantage sur la subjectivité des individus. Chacun se tourne désormais vers lui-même pour décider de ce qu’il doit faire. Les salariés consultent plutôt leur propre « GPS » intérieur pour décider de ce qu’ils doivent faire. Dès lors, on ne croit plus ni le prêtre, ni le manager, ni le professeur, ni le dirigeant : on fait confiance à sa propre intuition. Donc les sentiments d’injustice pilotent beaucoup plus les comportements.

L’injustice a pour effet de rendre l’adversité beaucoup plus difficile à accepter

On l’a très bien observé, par exemple, en Chine. Là-bas, le système de légitimité reste encore relativement directif et basé sur l’autorité, les sentiments d’injustice y génèrent moins de comportements contestataires. Alors que dans nos sociétés, ces sentiments produisent des réactions beaucoup plus marquées.

Vous citiez comme exemple de sentiment d’injustice le fait de ne pas avoir voix au chapitre lors de certaines décisions. Mais qu’en est-il du salaire ? Le fait de ne pas obtenir l’augmentation que l’on espérait constitue-t-il un sujet important d’injustice organisationnelle ?

Oui absolument. Depuis les années 1960, la recherche sur le sentiment d’injustice a connu plusieurs vagues. La première s’est principalement intéressée à ce qu’on appelle l’injustice distributive, c’est-à-dire celle liée la justice du salaire : « Qu’est-ce que je reçois en échange de ce que je donne ? ». La théorie de l’équité montre effectivement que les individus éprouvent un sentiment de culpabilité lorsqu’ils ont l’impression d’être surpayés, par exemple. Ce sentiment ne dure généralement pas, mais il peut survenir temporairement. En revanche, les personnes éprouvent de la colère ou de la frustration lorsqu’elles se sentent sous-payées par rapport à ce qu’elles font, par rapport à des normes de référence.

De quelles normes parle-t-on ?

Par exemple, une femme, dans les années 1950-1960, ne se comparait pas aux hommes mais aux autres femmes. Donc, même si elle était payée 50 % de moins qu’un homme, elle ne se sentait pas injustement traitée. Aujourd’hui, les femmes se comparent aux hommes. Or, en moyenne, elles sont payées environ 3,8 % de moins que les hommes, pour le même emploi, dans le même établissement, en salaire net équivalent temps plein. Ce qui alimente un sentiment d’injustice, légitime, même si, dans le même temps, elles ont gagné plus de 45 points de salaire supplémentaire par rapport à cette époque. Donc cela montre bien que c’est vraiment le point de comparaison qui est central dans le sentiment de justice ou d’injustice. Mais depuis les années 1960, on s’est rendu compte qu’il existait d’autres formes de justice encore plus fortes que la justice distributive.

Lesquelles ?

Depuis les années 1970, plusieurs vagues successives ont marqué la compréhension de la justice organisationnelle. On a d’abord découvert que le fait de pouvoir donner son avis ou de participer au processus décisionnel était plus important que les sentiments de justice distributive. C’est la justice procédurale. Puis, dans les années 1990 et 2000, une nouvelle étape a été franchie avec l’émergence de la justice interpersonnelle et informationnelle, lesquelles renvoient à la même question : est-ce que je me sens respecté et est-ce qu’on me donne l’information dont j’ai besoin ? Ce sont aussi des sentiments d’injustice très puissants.

On s’est rendu compte, par exemple, qu’en Amérique du Nord, les personnes qui engageaient des actions en justice contre leur ancien employeur après un licenciement le faisaient rarement pour des raisons salariales ou pour des motifs purement objectifs. Dans la majorité des cas, leur décision était motivée par ce qui s’était passé lors de la toute dernière heure de relation avec leur employeur. Si cette dernière heure avait été vécue de manière indigne par le salarié, cela déclenchait chez lui un désir de revanche.

Comment co-existent aujourd’hui ces quatre grands types de justice (distributive, procédurale, informationnelle et interpersonnelle) ? Ont-elles toutes le même impact ?

Si la justice distributive reste importante, on se rend compte que ce n’est pas elle, à elle seule, qui va produire une forte motivation ou démotivation. Ce qui joue un rôle déterminant, c’est le cocktail formé par l’ensemble des formes de justice organisationnelle. Par exemple, à la SNCF : les cadres et ingénieurs considèrent qu’ils sont diplômés, compétents et aussi performants que leurs homologues du secteur privé. Pourtant, bien qu’ils soient moins rémunérés, ils le vivent bien. Pourquoi ? Parce qu’ils ont de bonnes relations (justice interpersonnelle), ils sont bien informés (justice informationnelle) et ils ont la possibilité de s’exprimer (justice procédurale), notamment grâce à un fort syndicalisme. On observe ainsi des effets de compensation.

S’il n’y a pas le cadre de procédure qui permet de donner du sens à ce qu’ils ont vécu, ça peut déraper très fort

A l’inverse, on constate que les réactions les plus dures de la part des salariés ne se produisent pas seulement quand leur rémunération n’est pas à la hauteur de leurs attentes, mais surtout lorsqu’ils n’ont pas voix au chapitre, qu’ils ne se sentent pas respectés, ou encore lorsqu’ils n’ont pas accès aux informations. Par exemple, si des salariés découvrent que leur usine va fermer, et qu’ils réalisent que tout le monde était au courant depuis un an sauf eux, le choc est immense.

Comment sort-on de ce sentiment d’injustice ?

La discussion joue un rôle essentiel, car c’est à travers elle que se construisent les dimensions informationnelle et interpersonnelle de la justice. Ce dont les personnes ont avant tout besoin, c’est de donner du sens à ce qui se passe.

Pour vous donner un exemple : en France, il est impossible de baisser les salaires mais à l’étranger, dans certains pays, des études ont montré que des salariés pouvaient accepter des baisses temporaires de salaire, même lorsqu’elles paraissaient injustes, à partir du moment où on leur avait expliqué les raisons de ces baisses, qu’on leur avait montré de l’empathie et apporté un soutien émotionnel. L’injustice a pour effet de rendre l’adversité beaucoup plus difficile à accepter. Elle génère de la souffrance. En revanche, une adversité jugée juste est beaucoup mieux acceptée.

Ce qui frappe dans les récits présentés dans l’ouvrage, c’est que ce qui peut être perçu comme une injustice par certains ne l’est pas nécessairement pour d’autres. En clair, le sentiment d’injustice ne signifie pas qu’il y a les bons d’un côté et les méchants de l’autre…

Oui. Les recherches le confirment, et cela se retrouve également dans de nombreux témoignages. Il existe ce qu’on appelle un biais égocentrique : lorsque les personnes sont confrontées à un événement négatif, souvent les personnes perçoivent ces situations avant tout comme des injustices relationnelles. Elles se disent : « C’est quelqu’un qui est contre moi », ou « Cette personne m’en veut ». Il est beaucoup plus rare qu’elles attribuent ce qui leur arrive au système et aux procédures injustes qu’il y a derrière.

Justement, le fil rouge qui se dégage des récits du livre, c’est qu’on perçoit très clairement que, à tout moment, les relations personnelles peuvent s’envenimer, précisément parce que le cadre organisationnel n’est pas suffisamment clair ni solidement établi.

Oui, tout à fait. Et c’est bien cela qui est en jeu. Ce qu’ils vivent, au départ, c’est un choc, mais ce choc n’est en réalité que le premier signal. A partir de là, ils vont chercher à comprendre ce qui se passe autour d’eux. Et si on leur explique : « Ce qui t’arrive est normal, c’est le résultat d’une procédure juste, conforme aux règles établies, dans une organisation claire et nous sommes tous logés à la même enseigne », alors ils sont en mesure de l’accepter. Le sentiment d’injustice s’apaise, il s’estompe.

En revanche, si l’on constate qu’il n’y a pas le cadre de procédure qui permet de donner du sens à ce qu’ils ont vécu ni le respect et la volonté de partager l’information quand on s’adresse à eux, alors là, comme vous le disiez, ça peut déraper. Et cela peut déraper très fort.

La personnalité semble jouer un rôle déterminant dans la manière de réagir à l’injustice. Par exemple, analyse l’un des experts cités dans l’ouvrage : « Les personnes impulsives ou colériques se méfient souvent d’elles-mêmes. Cela peut les amener à contourner certains sujets ou certaines personnes, par crainte de se laisser aller à des comportements inadaptés. » Est-ce à dire que l’impulsivité est mal vue en entreprise ?

Il est clair que les personnes impulsives ont tendance à s’écarter du cadre social acceptable de l’organisation. Cela dit, on observe – et plusieurs études le confirment – que ces personnes, en général, ne laissent pas libre cours à leur impulsivité lorsque le cadre est clair et le management sain et stable. C’est lorsque le cadre devient flou et que le management manque de stabilité que l’on voit apparaître des comportements de surréaction liés à l’impulsivité. Ces surréactions sont toujours des signaux intéressants : elles ne révèlent pas seulement le tempérament impulsif de la personne, mais indiquent aussi que quelque chose dysfonctionne dans l’environnement de travail.

Pris en étau entre la base et sa hiérarchie, le manager de proximité n’est-il pas, par son positionnement dans l’entreprise, au cœur de toutes les injustices ?

Oui, exactement. C’est d’ailleurs pour cela que nous avons voulu écrire ce livre. Parce qu’on parle souvent des injustices vécues par les salariés sur le terrain : les ouvriers, les vendeurs, les employés. Mais, comme vous le soulignez, le manager lui-même se trouve dans une position particulière, ce qu’on appelle la position duale du manager. C’est-à-dire qu’il se retrouve entre le marteau et l’enclume. On attend de lui qu’il soit un véritable transformateur d’énergie, un peu à la manière d’un transformateur électrique : il reçoit tout le stress et la pression qui viennent d’en haut, et il doit les transformer en énergie positive pour embarquer ses équipes et leur donner envie d’agir. Et dans l’autre sens non plus, ce n’est pas simple. Le manager encaisse au quotidien les centaines de sentiments d’injustice exprimés par ses collaborateurs. Il doit ensuite les transformer en politiques, en méthodes, en process et faire remonter ces problématiques en haut pour que les choses changent. Le manager se retrouve donc au cœur de tous les paradoxes de l’organisation. Et ça, on ne le dit pas beaucoup.

En France, en particulier, pendant très longtemps, les organisations syndicales, par exemple, ne considéraient pas le management comme un véritable métier. Le rôle de manager était souvent vu comme celui de l’exploiteur, soit, du côté des entreprises elles-mêmes, comme un simple moyen de promotion, en pensant que quelqu’un, parce qu’il était bon dans son métier, pouvait naturellement devenir manager. Or expertise et management sont deux choses différentes. C’est bien là tout le problème que l’on soulève tout au long du livre : celui du professionnalisme et de la professionnalisation du rôle de manager. Le management, c’est un métier à part entière. On a une responsabilité très forte vis-à-vis des personnes qu’on encadre. Il y a toute une série de compétences à développer : des compétences en leadership, en management, mais aussi sur le plan psychosocial, en capacité à transformer l’injustice, comme on l’évoquait tout à l’heure. Et en réalité, on n’a pas encore pris toute la mesure, dans les organisations, de ce que cela implique réellement d’être manager.



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Author : Laurent Berbon

Publish date : 2025-03-13 11:00:00

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