Il fut un temps, vers 1952, où les adolescents ne passaient pas leurs nuits à s’abrutir sur TikTok. Dans sa superbe préface au recueil de Jacques Rivière, Critique et Création (Bouquins), Jean-Yves Tadié se souvient de ses 15 ans quand, le soir dans son lit, il lisait passionnément Etudes et Nouvelles Etudes de Rivière, « comme d’autres des bandes dessinées ». « Montrer que le grand écrivain doit toujours rester au milieu de nous, comme le Christ avec les disciples d’Emmaüs, telle est la première tâche du critique », écrit Tadié. Meilleur ami d’Alain-Fournier avant d’épouser sa sœur Isabelle (puis d’être l’amant d’Yvonne Gallimard, la femme de Gaston…), Rivière a dirigé La NRF de 1919 jusqu’à sa mort prématurée en 1925, à l’âge de 38 ans. Lecteur sensible et plutôt sage en apparence, amateur de musique comme de littérature, il savait distinguer les nouveautés de son époque et n’a raté ni Debussy, ni Stravinsky, ni Proust, qu’il a défendu dès le début. Il était sans doute moins pertinent en peinture, si l’on en croit sa défiance vis-à-vis de Vallotton et Matisse… Quoi qu’il en soit, ce riche volume Critique et Création (où l’on trouve aussi des textes politiques ainsi qu’Aimée, le seul roman publié par Rivière), est une bible indispensable pour tous les jeunes gens de 2025 qui rêveraient d’écrire sur les livres et de se frotter aux avant-gardes de notre temps.
On n’en dira, hélas, pas autant du mince volume de 100 pages que La Table Ronde consacre à Frédéric Berthet sous le titre L’Impassible. L’auteur culte, amusant et angoissé de Daimler s’en va, également mort de bonne heure à 49 ans, donnait des piges ici et là, surtout au Quotidien de Paris, mais aussi à Madame Figaro ou à L’Idiot international. Il évoque ici avec esprit Kafka, Saul Bellow, Drieu la Rochelle ou Jean Raspail, mais que ses textes sont courts ! Le fan reste sur sa faim. On souligne quand même quelques aphorismes, dont celui-ci : « Tout écrivain est un humoriste plongé, par surprise, en plein drame. » Et on s’arrête sur ce passage alors que, en 1989, Berthet redécouvre des vieux papiers de Jacques Laurent : « Peut-on dire qu’on lit ces articles, ces essais avec une sorte de mélancolie ? S’attaquer à Sartre, à Malraux, à Mauriac, diable, ça valait le coup. C’étaient des gens qui pouvaient répondre. Aujourd’hui, on ne pourra peut-être plus s’attaquer à personne, puisqu’il n’y aura plus personne. »
Toute sa vie, Angelo Rinaldi aura donné tort à Frédéric Berthet. Aujourd’hui âgé de 84 ans, il n’a jamais raccroché la sulfateuse. Un petit éditeur, Les Instants, a eu l’excellente idée de rééditer sous forme de livre un hors-série de L’Express datant de 1990. Rinaldi reste le plus grand critique littéraire de l’histoire de notre journal. Mieux vaut avoir consulté son cardiologue avant d’ouvrir Les Roses et les épines : c’est un tel bonheur de lecture qu’on frôle par moments l’attaque. Les textes sont classés en cinq catégories : « un peu », « beaucoup », « passionnément », « à la folie », « pas du tout ». Le lecteur goguenard commence naturellement par la rubrique « pas du tout », et là il se régale avec les descentes d’Aragon, Duras (« la Castafiore »), Sollers (« le Bel-Ami hypertextuel »), Mishima (« le D’Annunzio du Japon ») ou Albert Cohen (« le type même de l’écrivain surfait »). Même quand on aime Fitzgerald on ne peut que saluer sa perspicacité quand Rinaldi démonte le mythe de ce « grand auteur pour adolescents protégés ».
Et que dire de sa drôlerie quand il dégomme Le Clézio ou le Journal des frères Goncourt, et de sa finesse d’analyse quand il montre comment Paris a pourri Kundera… « Critiquer c’est rompre », disait Rinaldi. Mais il ajoutait : « Ne faites pas de moi un Fouquier-Tinville, c’est exagéré. » Implacable dans ses détestations, il l’est tout autant dans ses adorations. On prend le même plaisir à lire les articles réunis dans la rubrique « passionnément ». Rinaldi y fait part de son admiration pour Gombrowicz et Léautaud, preuve de la justesse de son goût, et de sa vénération pour Saint-Simon, qu’il compare à un samouraï. Intelligence, érudition et style : tout y est. Dans un texte moqueur, il pointe chez un auteur « des trucs de narration auxquels on a renoncé depuis Charles X ». Qui écrit encore comme ça, avec une souveraineté à la Talleyrand ? Dans ses grandes années, Angelo Rinaldi était encore meilleur que Renaud Matignon, le merveilleux critique du Figaro littéraire. Heureux serons-nous quand nous aurons un dixième de son talent.
Critique et Création. Par Jacques Rivière. Bouquins, 1152 p., 32 €.
L’Impassible. Par Frédéric Berthet. La Table Ronde, 109 p., 22 €.
Les Roses et les Épines. Par Angelo Rinaldi. Éditions des Instants, 268 p., 21 €.
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Author : Louis-Henri de La Rochefoucauld
Publish date : 2025-03-16 08:30:00
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