L’Express

Jérémie Gallon : « Georges Pompidou a été visionnaire sur l’évolution géopolitique des Etats-Unis »

Jérémie Gallon : « Georges Pompidou a été visionnaire sur l’évolution géopolitique des Etats-Unis »

Il a été bien plus que le simple héritier du général de Gaulle. Dans un livre enthousiaste, Georges Pompidou, l’intemporel, Jérémie Gallon, avocat et ancien diplomate, rend hommage au deuxième président de la Ve République et montre toute sa modernité en matière de géopolitique comme de politique industrielle ou même… d’écologie. Georges Pompidou a notamment été visionnaire sur la nécessité de construire une Europe de la défense, alors que l’éloignement des Etats-Unis lui semblait inéluctable.

L’Express : Le 13 décembre 1971, Georges Pompidou déclarait à Richard Nixon : « J’en suis sûr, les Etats-Unis ne voudront graduellement plus prendre en charge tout le poids de la défense en Europe. » Cela semble aujourd’hui visionnaire…

Jérémie Gallon : J’ai beaucoup pensé à cette citation ces dernières semaines. Georges Pompidou a été prescient sur l’évolution géopolitique des Etats-Unis, mais il n’y avait chez lui nul anti-américanisme, qui irriguait alors différents courants de la classe politique française. Pompidou avait beaucoup d’estime pour Richard Nixon, contrairement à certaines élites libérales européennes ou américaines. Mais, ayant une vision très réaliste de la politique étrangère, il a compris nombre d’enjeux actuels, et notamment l’importance de la construction d’une Europe sur le plan de la défense.

Le 27 mars 1974, quelques jours avant sa mort, malgré les souffrances, il a pris le temps de rappeler à ses ministres la nécessité absolue de s’engager en faveur d’une « construction progressive de l’identité européenne », ajoutant ces mots qui doivent demeurer une boussole pour tous les Européens : « Nous ne sommes pas résignés à devenir dépendants. »

Les héritiers du gaullisme se déchirent sur la position à adopter par rapport à la Russie de Vladimir Poutine. A son époque, Pompidou défendait un dialogue privilégié avec Moscou, mais n’avait aucune complaisance par rapport à l’Union soviétique…

Beaucoup de prétendus héritiers du gaullisme se trompent en pensant que de Gaulle comme Pompidou défendaient une équidistance entre Washington et Moscou. Les deux ont toujours été clairs à ce sujet, ne doutant jamais du camp auquel ils appartenaient. Lorsqu’un avion américain a été abattu en territoire russe en 1960 ou lors de la crise des missiles de Cuba en 1962, la France a soutenu, sans une once d’hésitation, les Etats-Unis. Pompidou voulait construire l’indépendance de l’Europe, mais pour autant, il n’y avait aucune ambiguïté sur le fait que les Etats-Unis sont nos alliés et que nous faisons partie de l’Alliance atlantique. Ce qui ne l’a pas empêché d’avoir un dialogue fort avec Moscou. Du fait de la géographie, il faut coexister avec la Russie. En revanche, Pompidou ne s’est jamais fait d’illusions sur la nature du régime soviétique, ayant notamment vu la brutalité de la répression de 1968 à Prague.

« J’ai foi dans la liberté. Elle finit par être toujours plus tentante et plus perçante que le totalitarisme… », assure-t-il en 1972.

Là aussi, il est prescient sur la fin de la guerre froide. Pour lui, il est d’autant plus important de soutenir l’effort de détente avec le bloc de l’Est qu’il sait que le système soviétique ne résistera pas à cette ouverture à l’Ouest. Il veille d’ailleurs à ce que la diplomatie française joue un rôle pivot pour que les droits de l’homme soient mis dans la corbeille des négociations qui mèneront à l’Acte d’Helsinki en 1975 [NDLR : signé par les Etats-Unis, l’Union soviétique, le Canada et l’Europe]. Mais dans Le Nœud gordien, en 1969, il a aussi une analyse brillante sur les fragilités économiques du régime communiste.

Pompidou entendait donc avoir un dialogue constant avec « l’ours russe », qui reste dangereux malgré sa déliquescence. Mais, sur le long terme, il savait que si l’Occident menait sa politique de dialogue de manière intelligente mais sans concessions, le régime s’écroulerait. D’où, d’ailleurs, ses réserves par rapport à l’Ostpolitik initiée par le chancelier Willy Brandt. Pompidou craignait qu’une normalisation trop poussée des relations avec l’Union soviétique n’entraîne une vassalisation de l’Allemagne de l’Ouest par rapport à Moscou. Là encore, cela reste d’actualité…

En quoi l’Europe est-elle pour lui la seule voie possible pour la France ?

On connaît la formule de Valéry Giscard d’Estaing, qui a qualifié la France de « grande puissance moyenne ». Mais Pompidou, pour le centenaire de Sciences Po en 1972, avait déjà utilisé l’expression de « puissance moyenne typique ». Sa conclusion, c’est que la France a deux options : soit se replier sur ses frontières en entretenant un nationalisme fait de peurs et d’angoisses, et donc sortir de l’histoire, soit jouer la carte européenne, notre seule manière d’exister sur la scène internationale. Pompidou reste attaché à l’Etat-nation et ne défend jamais une Europe fédérale. En revanche, à ses yeux, il est très clair que l’Europe ne peut pas être qu’économique, mais qu’elle doit aussi être politique et militaire.

Comment organiser cette Europe de la défense ?

Pour lui, le Royaume-Uni devait faire partie de l’Europe, sur le plan économique comme en matière de défense. Pompidou voyait notamment dans la coopération franco-britannique en matière nucléaire un point de départ possible d’une défense européenne. On présente souvent cela comme une rupture avec de Gaulle, mais le général, s’il s’était opposé par deux fois à l’entrée du Royaume-Uni dans la Communauté européenne, l’avait fait pour des raisons uniquement conjoncturelles, estimant que les Britanniques n’étaient pas prêts sur le plan économique.

Par ailleurs, Pompidou a parfaitement conscience de l’importance de l’axe franco-allemand. Même si ses relations personnelles avec Willy Brandt n’étaient pas bonnes, il a veillé à ce qu’à tous les niveaux, les canaux de communication se multiplient avec l’Allemagne. Pour lui, l’axe franco-allemand doit être fort, qu’importent les différences personnelles au sommet des deux Etats.

Pourquoi Pompidou estimait-il qu’il y a une civilisation européenne propre, qui ne se confond pas avec la civilisation occidentale ?

L’idée d’une civilisation européenne qu’il s’agit de défendre s’inscrit dans une réflexion plus large sur la modernité. Pour lui, l’homme européen ne se satisfait pas d’un surplus de biens matériels et de la hausse du consumérisme. Alors que des institutions – Eglise, famille, patrie – avaient structuré la société durant des siècles, leur remise en cause entraîne un risque d’atomisation, avec des individus seuls et perdus. Pompidou pense que l’homme européen est, dans ce sens, différent de l’homme américain du fait de son héritage humaniste et des Lumières, et qu’il lui faut quelque chose en plus que le seul matérialisme.

La France doit s’imposer avec des mesures concrètes, et pas seulement des effets d’annonce.

Cette idée d’une civilisation européenne qui se distingue de la civilisation américaine sera la ligne de fracture avec l’administration Nixon, même s’il y a un respect sincère entre Pompidou d’un côté et Nixon et Kissinger de l’autre. Mais après une véritable « lune de miel » franco-américaine en 1969-1970, des tensions vont apparaître. En 1971, Nixon annonce la fin de la convertibilité du dollar en or et l’instauration d’une taxe protectionniste de 10 % afin de restaurer la compétitivité américaine, ce qui crée les conditions d’une grave crise monétaire chez ses alliés occidentaux. Mais la vraie rupture, c’est la construction européenne. Pompidou considérait que l’Europe devait avoir sa voix propre, et être capable de se dissocier des Etats-Unis si besoin.

Autre leçon qui reste d’actualité : pas de leadership français possible en Europe sans des finances saines et une économie compétitive…

Pompidou fait sien le précepte de Vergennes [NDLR : secrétaire d’Etat des affaires étrangères de Louis XVI] : pas de bonne diplomatie sans politique intérieure solide. Il considère que la France ne peut avoir de crédibilité sur la scène européenne que si elle est une puissance économique et industrielle. Le poids économique relatif par rapport à l’Allemagne est notamment essentiel à ses yeux. Il voit que les échanges commerciaux entre l’URSS et la RFA se développent bien plus qu’avec la France. C’est une leçon très importante aujourd’hui : Pompidou était convaincu que notre pays ne pouvait pas se contenter de grandeur rhétorique, mais qu’il lui fallait avoir une vraie crédibilité en matière économique et financière. La France doit s’imposer avec des mesures concrètes, et pas seulement des effets d’annonce.

Il prend la décision colossale de construire treize centrales alors qu’il est très malade.

A quel point a-t-il réussi à moderniser la France ?

Pompidou n’a pas une vision caricaturale de la modernité. Il comprend la nécessité de moderniser l’économie et l’agriculture, mais cela ne doit pas se faire au détriment d’un équilibre, avec une vraie réflexion sur l’écologie et la préservation du cadre de vie.

Sa priorité absolue, c’est l’industrialisation du pays. Ce qui passe par un mélange intelligent de libéralisme économique, plus important que sous de Gaulle, mais avec un dirigisme étatique dans certains secteurs stratégiques. Sous Pompidou, le tissu économique se consolide dans la chimie, l’industrie pétrolière ou l’aérospatiale, qui étaient alors très morcelées. C’est le prélude à la création de champions européens, comme Ariane et Airbus.

En matière d’infrastructures, il y a la ligne Paris-Lyon à haute vitesse et bien sûr le réseau autoroutier. L’autre héritage majeur, c’est le premier grand plan nucléaire civil français. Pompidou, avec le soutien du Premier ministre Pierre Messmer, a su tirer les leçons du choc pétrolier et a rapidement compris l’immense opportunité de l’énergie nucléaire. Il prend la décision colossale de construire treize centrales alors qu’il est très malade.

Pompidou est selon vous le « premier grand chef d’Etat occidental à développer une pensée écologique« . On parle bien de l’homme qui avait un véritable culte de la voiture ?

Pompidou arrive en Porsche 356 dans la cour de Matignon, ce qui marque d’ailleurs un certain panache. Il a soutenu le boulevard périphérique de Paris et la voie express sur la rive droite, avec des conséquences en matière d’urbanisme qu’on peut aujourd’hui estimer négatives. Mais sa culture et son ancrage auvergnat lui ont fait prendre conscience des limites de la civilisation urbaine. Il explique ainsi que le luxe dans cinquante ans, ce sera de vivre comme le paysan au XIXe siècle, avec de l’espace et du bon air. Et, comme toujours avec Pompidou, il y a des mesures concrètes : création du ministère de l’Environnement, défense des parcs nationaux, loi sur les nuisances sonores… Rétrospectivement, on peut estimer ça trop faible, mais on n’était alors qu’au tout début d’une prise de conscience écologique. Le rapport Meadows, c’est 1972. Pompidou a été avant-gardiste en essayant de poser les jalons de politiques écologistes. Il a aussi compris que ce combat ne pourrait se faire qu’au niveau international.

Au niveau des institutions, c’est lui qui a ancré la Ve République dans la normalité, alors que ce régime avait été conçu pour la figure hors-norme de De Gaulle…

Collaborateur de De Gaulle dès 1944, Pompidou a, aux côtés du général, pu construire une pensée institutionnelle dans le temps long. S’il n’est pas considéré comme un « père fondateur » de la Ve République, il en a été l’un des principaux artisans. Quand il devient Premier ministre, il a ainsi une vision très claire. En 1964, il s’oppose à François Mitterrand et souligne que le Premier ministre n’existe que par la volonté du président de la République. Quand il est élu président, le premier défi, c’est effectivement de pérenniser le régime. En 1969, certains, comme Alain Poher, souhaitent revenir à un régime plus parlementaire. Mais après sa mort en 1974, lorsque VGE et Mitterrand débattent, la question des institutions ne se pose plus. La Ve République est ainsi passée d’une légitimité charismatique, liée à De Gaulle, à une légitimité démocratique. Mais Pompidou a aussi veillé à ce que le Parlement ne soit pas qu’une chambre d’enregistrement, rehaussant le pouvoir de l’Assemblée nationale comme du Sénat. Lorsqu’il a réfléchi au passage à un mandat présidentiel de cinq ans, il ne voulait surtout pas aligner les calendriers électoraux, comme c’est le cas aujourd’hui, afin de ne pas affaiblir le Parlement par rapport à l’élection présidentielle.

Pompidou a également été poussé par certains à se diriger vers un régime présidentiel plus pur, à l’américaine. Mais pour lui, si la Ve République a redonné une stabilité institutionnelle qui avait manqué à la France, elle a aussi l’avantage d’une certaine souplesse du fait de son caractère composite. « Les corniauds sont souvent plus intelligents que les chiens de pure race », résume-t-il dans le Nœud gordien. A ses yeux, les soupapes de sécurité, comme la dissolution ou le référendum, donnent une malléabilité au régime.

Autre leçon toujours pertinente : pour Pompidou, le régime de la Ve République n’est certes pas parfait, mais il ne faut pas tomber dans l’illusion qu’en détruisant tout, on construira nécessairement quelque chose de mieux. Il s’opposerait ainsi à ceux qui défendent aujourd’hui une VIe République. Cette conviction, il l’a eue très jeune, car la montée des totalitarismes l’a vacciné contre les grandes idées révolutionnaires.

Enfin, Pompidou craignait que l’atomisation de la société, avec des individus sans repères, n’entraîne la tentation de l’homme fort, et au final celle du fascisme. Il a averti contre ce risque en 1969. Chez lui, il n’y a aucune nostalgie délétère. Il comprend la remise en cause du rôle traditionnel de l’Eglise ou de la famille. Le problème, c’est que l’individu est laissé seul face aux bouleversements du monde. On voit aujourd’hui l’accélération des mutations technologiques, ce qui crée un terreau favorable à la tentation de l’homme fort. Là encore, il a été visionnaire.

Georges Pompidou, l’intemporel, par Jérémie Gallon. Gallimard, 360 p., 24 €.



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Author : Thomas Mahler

Publish date : 2025-03-16 07:00:00

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