Il est l’un des professeurs de relations internationales les plus influents au monde. A 88 ans, Joseph Nye, qui a occupé des postes clés au sein des administrations Carter puis Clinton, a vu défiler quinze présidents américains depuis sa naissance. Et ce qu’il observe depuis deux mois, avec le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, le laisse profondément perplexe quant à l’avenir de la première puissance mondiale. Comme il l’a récemment détaillé dans une tribune publiée dans le Financial Times, au titre évocateur « Trump et la fin du soft power américain », la situation actuelle l’inquiète.
Ce concept de soft power, dont il est le théoricien, désigne l’influence que peuvent exercer des pays, des idées ou des institutions par le biais de l’attraction et de la séduction, afin d’orienter le comportement d’autres Etats. L’auteur du récent ouvrage A Life in the American Century (« Une vie dans le Siècle américain », non traduit), explique pourquoi, en matière de politique étrangère, le vrai réalisme – et non celui que revendiquent Trump et ses disciples – « ne peut faire abstraction des valeurs libérales ni du soft power« . Selon cet ancien doyen de la Kennedy School de l’université de Harvard, le président américain « est tellement narcissique qu’il ne se soucie ni de sa réputation à long terme, ni de celle du pays qu’il dirige ». Ce qui, à ses yeux, ne manquera pas d’avoir des conséquences profondes. Entretien.
L’Express : « Tous les actes de Trump ont sapé le soft power américain », écrivez-vous. Le soft power américain a pourtant déjà connu des périodes de déclin, notamment après les guerres du Vietnam et d’Irak. En quoi est-ce plus grave cette fois-ci ?
Joseph Nye : Le soft power a, de fait, connu une longue histoire faite de hauts et de bas. Pendant la guerre du Vietnam, des millions de personnes manifestaient dans les rues contre la politique des Etats-Unis. Pourtant, le soft power américain s’est rétabli dans les années 1980 et 1990. Plus tard, la guerre menée par George W. Bush en Irak a de nouveau terni l’image des Etats-Unis à l’international. Mais sous la présidence d’Obama, le soft power américain s’est redressé avant de s’affaiblir sous Trump, comme l’ont montré les enquêtes d’opinion publique, avant de remonter légèrement avec Biden. Je n’ai pas encore vu de sondages concernant la nouvelle administration Trump, mais je prédis que le soft power américain va de nouveau diminuer au cours des quatre prochaines années.
La position hégémonique des Etats-Unis est-elle menacée ?
Après deux mois, il est encore trop tôt pour porter un jugement définitif sur le long terme. La véritable question à se poser est la suivante : à l’issue de ces quatre années, l’influence et le pouvoir des Etats-Unis seront-ils aussi forts qu’ils le sont aujourd’hui ? Je ne le crois pas. La dévalorisation des alliances et la perte de confiance de nos partenaires vont affaiblir la puissance militaire américaine, qui repose non seulement sur nos propres forces armées, mais aussi sur le soutien de nos alliés. Je pense donc que la puissance globale des Etats-Unis en 2029 sera inférieure à à ce qu’elle est aujourd’hui. Je ne parle même pas des guerres commerciales lancées par Trump qui ne sont pas de bon augure pour l’économie américaine…
Les enquêtes sur le sujet, expliquez-vous, montrent que les pays les plus admirés sont souvent des démocraties libérales. Vous ajoutez : « Les valeurs affectent l’attractivité d’une nation ». De quel type d’attractivité parle-t-on ? Et le recul des valeurs démocratiques dans le monde, au profit des régimes autoritaires, ne risque-t-il pas de transformer en profondeur la nature même du soft power ?
La confiance fait partie intégrante de ce qui rend un pays attractif. Mais il existe différentes valeurs qui séduisent des publics différents. Par exemple, un film français avec des scènes de nudité n’aura pas beaucoup d’attrait en Arabie saoudite ou en Iran. Mais ce même film pourrait rencontrer un large succès aux Etats-Unis ou au Brésil. Le soft power dépend donc du regard de ceux à qui il s’adresse. En ce sens, les valeurs démocratiques ou les valeurs dites universelles exercent une forte attraction dans une grande partie du monde, mais évidemment pas partout. Ainsi, dans la mesure où les pays – qu’il s’agisse des Etats-Unis ou de l’Europe – parviennent à associer leurs politiques à des valeurs universelles comme la démocratie et les droits de l’homme, ils renforcent leur attractivité. Mais cela ne garantit pas pour autant qu’ils le seront auprès de régimes autocratiques.
Quelles sont les nouvelles dynamiques de soft power sur la carte géopolitique mondiale ?
L’un des grands changements concerne l’évolution des technologies de la communication. Autrefois, l’information passait essentiellement par les grands journaux et les programmes de télévision, qui prenaient le temps de préparer leurs reportages, souvent sur des événements qui s’étaient produits la veille. Depuis le début de ce siècle, avec l’émergence du World Wide Web et des réseaux sociaux, chacun est devenu éditeur de contenu. N’importe qui peut communiquer instantanément, à très faible coût, avec un public mondial. Cela a complètement fragmenté les audiences. Cette nouvelle donne favorise malheureusement les discours extrêmes qui parviennent à capter plus facilement l’attention. Il suffit de regarder comment fonctionnent les algorithmes des réseaux sociaux : la prime revient aux contenus polarisants. Ces évolutions technologiques influencent la manière dont on communique, et cela a un impact direct sur la manière dont le soft power est exercé.
Vous pointez les limites du soft power de la Chine mais elle n’en reste pas moins une puissance de premier plan sur la scène internationale… Cela ne relativise-t-il pas l’importance du soft power ?
Un pays peut être puissant grâce à la taille de son économie ou à la force de ses capacités militaires, sans nécessairement disposer d’un soft power important. C’était le cas, par exemple, de l’Union soviétique. Juste après la Seconde Guerre mondiale, elle bénéficiait d’un certain soft power, car elle avait joué un rôle clé dans la défaite du fascisme. Mais ce capital d’influence s’est effondré au moment de la révolution hongroise en 1956 lorsque les Soviétiques ont fait usage du hard power (NDLR : lequel repose sur la force militaire, les menaces ou encore les sanctions) en envoyant des troupes à Budapest pour réprimer la contestation. Un pays qui dispose de soft power peut atteindre ses objectifs en économisant sur les « carottes » (récompenses financières) et les « bâtons » (la coercition). C’est donc plus efficace sur le long terme.
Tous les politiciens ont un ego, mais il y a chez Trump un narcissisme extrême qui va bien au-delà de la normale
Des politologues norvégiens ont d’ailleurs souligné que, dans l’Europe d’après-guerre, deux formes d’empire coexistaient : l’empire soviétique et l’empire américain. La grande différence, c’est que l’empire américain était ce qu’ils appelaient « un empire par invitation ». Les Européens souhaitaient la présence des États-Unis sur leur sol. Ainsi, lorsque la France s’est retirée du commandement intégré de l’Otan en 1966, la réaction américaine fut mesurée : « Tant pis, mais bon… ». A l’inverse, dans le cas de l’empire soviétique, comme on l’a vu en Hongrie en 1956 ou en Tchécoslovaquie en 1968, la réponse a été beaucoup plus brutale : « On envoie les chars ».
A qui profite l’affaiblissement du soft power américain ?
Je pense que cela profite aux autocrates, car des dirigeants comme Poutine ou Xi Jinping se sentent menacés par le soft power américain véhicule des idéaux de démocratie, de libertés individuelles et de droits de l’homme. Donc, si le soft power américain est affaibli, cela élimine un problème pour eux.
« Le vrai réalisme ne néglige pas les valeurs libérales ni le soft power. Mais les narcissiques extrêmes comme Trump ne sont pas de vrais réalistes », écrivez-vous. S’il n’en est pas un, comme le qualifieriez-vous ?
Trump n’a pas d’idéologie à proprement parler. C’est un individualiste. Il évalue les enjeux politiques en fonction de l’impact que cela a sur son propre ego, son image de lui-même et à sa capacité à exercer une domination personnelle. Ce n’est pas du réalisme. Un véritable réaliste est capable de différencier son ego personnel des intérêts de son pays, ou de distinguer les conséquences à court terme sur sa personne des effets à long terme sur sa réputation ou celle de son pays. Tous les politiciens ont un ego, mais il y a chez Trump un narcissisme extrême qui va bien au-delà de la normale. Cela l’amène à prendre des décisions avant tout en fonction de l’impact personnel que cela aura sur lui, plutôt qu’en fonction de l’intérêt national ou même de sa propre réputation à long terme.
En privilégiant le hard power au soft power, Trump a obtenu quelques succès. Cela lui a permis, par exemple, de faire plier les Colombiens sur la question des migrants au début de son second mandat…
Vous avez raison. Comme je vous le disais, à court terme, la coercition et les incitations financières sont souvent efficaces. L’une des différences entre le hard power et le soft power, c’est que le premier produit des résultats visibles presque immédiatement. Le second met souvent plus de temps à produire ses effets. Pour prendre une image simple : si je sors une arme, que je vous tire dessus et que je prends votre argent, c’est du hard power, et l’effet est immédiat. Si, au contraire, j’essaie de vous persuader de me donner votre argent, cela prendra plus de temps. On pourrait penser que c’est moins efficace, mais à long terme, sur le plan géopolitique, cela peut s’avérer bien plus puissant. C’est simplement une question d’échelle temporelle. Et j’ai le sentiment que Trump n’a pas cette vision-là. Il est un leader très transactionnel, focalisé sur le court terme, sans réelle considération pour les conséquences à long terme.
Trump saura trouver un moyen de se débarrasser de Musk
Cette différence entre soft power et hard power peut-elle s’appliquer aussi à des dirigeants comme Elon Musk, qui a un pied dans le milieu des affaires et l’autre dans l’administration Trump ? Comment analysez-vous les derniers déboires de Tesla (NDLR : depuis décembre dernier, l’action de Tesla a perdu environ 50 % de sa valeur) ?
Rappelons que le soft power, cette capacité à obtenir ce que l’on souhaite par l’attraction plutôt que par la contrainte, ne concerne pas uniquement les Etats. Il s’applique aussi aux entreprises, aux organisations à but non lucratif, et même aux individus. C’est pour cela que les entreprises accordent une telle importance à leur image de marque, car cela se traduit par des profits. Elles se préoccupent donc beaucoup de leur soft power. Ce qui se passe aujourd’hui avec Tesla, entre les boycotts et les ventes en berne en est une parfaite illustration. Cela impacte ses résultats financiers. Et cela est directement lié à la réputation d’Elon Musk et à ses prises de position publiques. Ainsi, Même si Musk conserve un certain soft power, en particulier auprès des républicains conservateurs aux Etats-Unis ou encore de l’AfD en Allemagne, il semble avoir perdu, selon les sondages, son pouvoir d’attraction sur une majorité d’Américains et d’Européens. Et cela se traduit aussi par une perte de soft power pour la marque Tesla.
Combien de temps Elon Musk peut-il garder cette double casquette dans de telles conditions ?
À ce stade, il me semble que Musk s’est révélé être un outil utile pour Trump. Mais le jour où il deviendra moins attractif ou commencera à susciter trop de résistance, Trump saura trouver un moyen de le reléguer au second plan, voire de s’en débarrasser.
Comment évaluez-vous l’état actuel du soft power européen ?
L’idéal européen, qui consiste à surmonter des siècles de conflits pour bâtir une zone prospère, engagée en faveur de la démocratie, constitue une source considérable de soft power. Le défi cependant réside dans la capacité à être à la hauteur de cet idéal. À mesure que l’économie européenne s’affaiblit et que certains pays comme la Hongrie et la Slovaquie se détournent des pratiques démocratiques, cela nuit au soft power européen.
C’est-à-dire ?
Prenez la Norvège, un petit pays de seulement 5 millions d’habitants, mais qui reste une société particulièrement attractive en raison de son égalitarisme, de son ouverture, et d’une politique étrangère généreuse. Elle est l’un des rares pays à consacrer plus de 1 % de son revenu national brut à l’aide internationale. La Norvège, à elle seule, détient donc un poids important en termes de soft power.
Que reste-t-il du soft power russe ?
Comme je l’ai évoqué, la Russie exerce encore une certaine attraction dans les zones qui étaient autrefois sous son influence culturelle, ce qu’on appelle « l’étranger proche ». Si l’on menait des sondages d’opinion dans des pays comme le Kazakhstan ou le Turkménistan – dans la mesure où de tels sondages peuvent véritablement refléter l’opinion publique dans ces contextes -, on y trouverait encore des sentiments pro-russes. Cela dit, l’influence de Moscou dans ces zones repose bien davantage sur la contrainte que sur une véritable adhésion. C’est avant tout son pouvoir coercitif qui maintient son ascendant sur cet « étranger proche ». Le comportement de Poutine à l’égard de l’Ukraine accentue cette réalité : il inspire aujourd’hui plus de peur que d’amour. Néanmoins, la Russie a la capacité de causer d’énormes dégâts et destructions grâce à son arsenal nucléaire, mais aussi en raison de sa volonté de violer les normes dans l’usage de ses forces conventionnelles, ainsi qu’à travers diverses stratégies de subversion. Ce qu’on appelle la « guerre hybride », ou la « guerre de la zone grise », qu’elle déploie en Europe, en Afrique, et ailleurs.
Comment analysez-vous la relation entre Donald Trump et Vladimir Poutine ? Lequel a pris le dessus sur l’autre ?
Je pense que Poutine a été très habile en saisissant que Trump est un narcissique, et que l’approche la plus efficace consistait à flatter son ego sur le plan personnel. Trump se voit lui-même comme un négociateur hors pair. Il s’imagine capable de s’asseoir face au dirigeant russe pour conclure un accord historique, persuadé que, parce que Poutine est un autocrate qui contrôle son peuple, il pourrait parvenir à un résultat rapide et spectaculaire. Mais à mon avis, cette perception que Trump a de Poutine est bien plus irréaliste que celle que Poutine a de Trump.
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Author : Laurent Berbon
Publish date : 2025-03-17 18:15:00
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