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La Suisse, ce pays historiquement neutre qui ressent le besoin de se renforcer militairement

La Suisse, ce pays historiquement neutre qui ressent le besoin de se renforcer militairement

« La Suisse devrait également se préparer à la guerre ». Dans une interview à SonntagsBlick, l’édition dominicale du quotidien suisse Blick publiée le 16 mars, l’ancien général américain Ben Hodges a mis en garde la Suisse. « Au début d’une guerre, elle semble toujours improbable. Il y a trois ans, personne n’imaginait une grande attaque de la Russie contre l’Ukraine », a-t-il rappelé. Ben Hodges a la Russie dans son viseur. « Cela ne veut pas dire que des chars russes vont un jour entrer en Suisse. Mais, par exemple, nous voyons comment la Russie perturbe le libre-échange en mer Noire et en mer du Nord, menant ainsi une guerre hybride. Par conséquent, la Suisse n’est pas à l’abri de cela », a estimé le général, qui a commandé l’armée américaine en Europe de 2012 à 2017, au moment de l’annexion de la Crimée et de la guerre dans l’est de l’Ukraine.

La Suisse doit-elle se réarmer ? Cette question suscite de vifs débats car elle touche à la neutralité, question très sensible au cœur même de l’identité de ce pays depuis plus de deux siècles. La guerre en Ukraine et le désengagement américain ont remis ce sujet au centre des préoccupations. Au nom de cette neutralité historique, Berne a refusé d’envoyer des armes à Kiev ou d’autoriser les pays qui détiennent des armes fabriquées en Suisse à les réexporter vers l’Ukraine. La Suisse a en effet des règles très strictes : elle ne peut livrer d’armes à un pays en guerre ni y autoriser la réexportation d’équipements achetés plusieurs années auparavant. Il s’agit de « la vision la plus restrictive et la plus stricte de la neutralité », estimait dans nos colonnes, en mars 2023, Christian Bühlmann, chercheur en politique de défense et chef d’état-major du Centre de politique de sécurité de Genève.

Ces règles ont suscité le mécontentement en Europe, notamment en Allemagne, qui n’a pas été autorisée à livrer à l’Ukraine des munitions pour des chars Guépard de défense antiaérienne, achetées en Suisse près de trois décennies auparavant. La situation pourrait toutefois changer prochainement, et Berne pourrait à l’avenir assouplir ses restrictions à l’exportation de matériel et de systèmes de guerre suisses.

Le budget de l’armée suisse en hausse

Des responsables politiques souhaitent un renforcement de la neutralité, quand d’autres souhaitent s’en éloigner. Tout changement dans la position de neutralité de la Suisse nécessiterait en tout cas un référendum et des modifications constitutionnelles. Ce processus pourrait donc prendre des années. Sans attendre un éventuel changement, la Suisse a d’ores et déjà investi dans le renforcement de ses capacités de défense, comme l’a indiqué le 8 mars la ministre de la Défense sortante Viola Amherd : de 4,9 milliards de francs suisses (5,1 milliards d’euros) en 2019, le budget de l’armée s’élève à 5,7 milliards de francs (5,98 milliards d’euros) en 2025 et devrait atteindre 9,7 milliards de francs (10,17 milliards d’euros), soit 1 % du PIB, en 2032 (contre 0,7 % du PIB en 2024). C’est cependant moins que les objectifs des autres pays européens : l’objectif de 2 % de l’Otan devrait être porté à 3 % ou 3,5 % lors d’un sommet en juin prochain, tandis que Donald Trump a insisté pour que les alliés européens consacrent 5 % de leur PIB.

« La guerre d’agression russe a un impact significatif sur l’environnement sécuritaire de la Suisse, et les bouleversements géopolitiques ont récemment pris une ampleur inquiétante », a estimé la ministre de la Défense, qui a annoncé le 15 janvier dernier sa démission, qui sera effective le 31 mars prochain. « Nous vivons une période de grande incertitude », a-t-elle également déclaré devant l’assemblée des délégués de la Société suisse des officiers. « La sécurité de la Suisse est inextricablement liée à celle de l’Europe. C’est pourquoi, outre le réarmement de l’armée suisse, nous avons travaillé intensément à l’approfondissement de la coopération en matière de politique de sécurité avec les Etats européens de l’Otan et l’UE », a-t-elle poursuivi.

L’opinion publique suisse s’est, elle aussi, orientée vers une coopération accrue en matière de sécurité avec ses voisins européens, selon une étude publiée à l’été 2024 par l’académie militaire de l’ETH Zurich et le Centre d’études de sécurité. Comme le relate le Financial Times (FT), cette étude a révélé que 53 % des personnes interrogées étaient favorables à un renforcement des liens avec l’Otan, alors que la moyenne sur dix ans sur cette question oscillait autour de 43 %. Seuls 30 % souhaitaient rejoindre l’alliance, ce qui restait supérieur à la moyenne sur dix ans de 23 %.

« L’onde de choc » du possible désengagement américain

Le très probable successeur de Viola Amherd au poste de ministre de la Défense, Martin Pfister, élu conseiller fédéral le 12 mars dernier, est sur la même longueur d’onde que Viola Amherd sur ce sujet. Pour cet enseignant et colonel au sein de l’armée, la question de la sécurité de la Suisse est « importante ». Comme l’indique le FT, le 13 mars, lors d’une conférence de presse, Martin Pfister a déclaré que l’Otan « évoluait, mais nous ne savons pas dans quelle direction ». En février dernier, Martin Pfister avait affirmé que la coopération et les exercices d’entraînement conjoints avec l’Otan, dont la Suisse n’est pas membre, étaient « absolument nécessaires ».

Sa nomination illustre à quel point ce pays neutre ressent l’urgence de renforcer sa défense, alors que le président américain Donald Trump menace de mettre fin aux garanties américaines qui ont longtemps soutenu la sécurité du continent européen et de la nation alpine. « Les relations transatlantiques ont connu des hauts et des bas, mais le fait que les Etats-Unis affichent un possible désengagement de l’Europe et se rangent du côté de la Russie a provoqué une onde de choc en Europe, y compris en Suisse », a analysé pour le FT Jean-Marc Rickli, responsable des risques mondiaux et émergents au Centre de politique de sécurité de Genève.

Matthias Zoller, secrétaire général de la division Aéronautique, Sécurité et Défense de Swissmem, une organisation patronale, a un avis similaire, évoquant ce nouveau « sentiment d’urgence qui manquait ». « Finalement, les deux parties – le Parlement comme le gouvernement – voient qu’il y a quelque chose à faire et à changer », a-t-il déclaré auprès du quotidien britannique. Début mars, Swissmem, qui représente l’industrie helvétique, dont des entreprises d’armement ou fabricants d’équipements à usage à la fois civil et militaire, a appelé à soutenir le secteur de la défense. « Le bouclier de protection américain s’éloigne de plus en plus de l’Europe », a-t-elle insisté dans un communiqué, précise l’AFP.

« Investir massivement dans la défense aérienne »

L’augmentation substantielle du budget de l’armée et le renforcement de l’industrie d’armement figurent parmi les attentes de l’industrie militaire suisse. Ce secteur craint de se faire distancer, en plein réarmement de l’Europe. Selon les statistiques du ministère de l’Economie publiées le 11 mars, les exportations de matériel de guerre fabriqué en Suisse ont diminué de 5 % en 2024, à 664,7 millions de francs suisses (693 millions d’euros), après avoir déjà chuté de 27 % en 2023, à contre-tendance de la hausse des achats d’armement ailleurs en Europe.

Pour le général Ben Hodges, la Suisse, qui applique la conscription obligatoire pour les hommes, devrait « apprendre à utiliser et à contrer massivement les drones », mais aussi « investir massivement dans la défense aérienne » ou encore « s’entraîner à des manœuvres de grande envergure » dans la mesure où « l’époque des petites interventions ciblées est révolue ». « Nous devons réapprendre à combattre une armée russe hautement équipée, comme à l’époque de la guerre froide », a-t-il affirmé auprès de Blick. Et tant pis si la spécificité suisse de la neutralité en prend un coup. « Je pense que la Russie ne respecte pas la neutralité suisse. »



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Author : Julien Chabrout

Publish date : 2025-03-17 19:30:00

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