Mes proches le savent et s’en amusent : il m’arrive régulièrement de pester contre le recours abusif aux anglicismes. Au-delà de mon cercle familial, en revanche, ce point de vue ne me vaut pas toujours que des amis. Les plus agressifs me traitent de franchouillard, de ringard, voire de réactionnaire. D’autres, plus subtilement, me rappellent que l’anglais comprend lui-même un nombre considérable de mots d’origines normande et française (Guillaume le Conquérant oblige). Ceux-là ajoutent que les échanges entre idiomes ont toujours existé et en concluent que les emprunts représentent un extraordinaire moyen d’enrichir une langue.
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Je suis évidemment d’accord avec ce dernier point… à ceci près que la situation actuelle est d’une tout autre nature. J’en veux pour preuve ces statistiques que j’ai découvertes grâce à l’académicien et professeur au Collège de France Antoine Compagnon. Elles portent sur le nombre de vocables français introduits dans l’Oxford English Dictionary ces dernières décennies (1) et me paraissent édifiantes. Jugez plutôt :
Entre 1900 et 1909, 354 mots français sont entrés dans ce dictionnaire de référence.
Entre 1950 et 1959 : 165.
Entre 1980 et 1989 : 35.
Entre 1990 et 1999 : 2.
Et depuis 2000, me demanderez-vous ? La réponse est aussi simple que brutale. Zéro ! Oualou ! La tête à Toto !
C’est peu dire qu’il n’en est pas de même dans l’autre sens, comme en témoigne une enquête menée par mes confrères du Monde, qui ont étudié les 514 termes introduits dans le Larousse et Le Robert durant les années 2020 à 2022. Voici les résultats de leur enquête : sur ces 514 entrées, 144 étaient d’origine étrangère. Et, sur ces 144 emprunts, 115 provenaient de l’anglais, soit… 80 % ! Arrivaient (très) loin derrière le japonais et l’arabe (dans cet ordre), avec une influence limitée pour l’essentiel au domaine culinaire (tataki, chawarma, etc.). Rien de tel avec l’anglais, qui exporte son vocabulaire dans le commerce (coffee shop, click and collect, drive), la santé (cluster), les idées (woke) ou les phénomènes de société (coolitude). Un constat confirmé à L’Express par la directrice de la rédaction des éditions Le Robert, Géraldine Moinard : « Presque tous les mots étrangers qui entrent dans notre dictionnaire sont d’origine anglaise. Les rares exceptions concernent la gastronomie, avec l’espagnol espuma, par exemple. »
Dès lors, je veux bien que l’on tente de considérer notre manie collective des anglicismes comme un non-événement. Que l’on affirme comme Carine Girac-Marinier, la directrice des éditions Larousse : « Il ne faut pas s’en offusquer, cela fait partie du dynamisme des langues que de s’échanger des mots. » Ou, comme Arnaud Hoedt et Jérôme Piron, membres des linguistes attéré.e.s (dont d’autres thèses me convainquent davantage) : « Un anglicisme, par définition, est un mot français ou tout du moins francisé. Sinon, ce serait juste un mot anglais. Un anglicisme, comme « spoiler » ou « youtubeur », c’est donc un mot français d’origine anglaise, comme « pantalon » est un mot français d’origine italienne ou « nénufar » un mot français d’origine persane. Alors pourquoi opposer anglicisme et mot français ? »
S’en tenir là, me semble-t-il, est une manière d’aveuglement. Car tous les linguistes le savent : les langues fortes ont une tendance naturelle à détruire les langues faibles. Personnellement, je ne serais pas inquiet si, parmi ces 144 emprunts à des langues étrangères, on en trouvait simplement une grosse dizaine venant de l’anglais et si ceux-ci voisinaient aimablement avec des vocables italiens, suédois, portugais, arabes, wolofs, japonais, corses, kanaks, auvergnats ou picards. Mais on voit bien que le mouvement actuel va à l’encontre de cette bigarrure jubilatoire. Elle conduit même à son exact inverse : la suprématie outrageuse d’une seule langue, celle de la plus grande puissance économique, militaire, technologique et culturelle du moment, autrement dit les Etats-Unis. Et que l’on me comprenne bien. Je m’alarmerais tout autant si ce processus profitait au japonais, au letton ou au catalan. Ce n’est pas l’anglais en soi qui est en cause, mais la standardisation dont il est le vecteur.
Résumons. Quand le français n’exporte plus du tout vers l’anglais alors que celui-ci constitue 80 % – 80 % ! – de nos emprunts aux lexiques étrangers et 22 % des entrées totales de nos dictionnaires, c’est bien, in fine, la diversité culturelle qui est menacée. Car on n’est plus dans l’échange, mais dans la domination.
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(1) Twentieth Century Borrowings from French to English. Their Reception and Development, par Julia Schultz. Cambridge Scholars, 2012.
A lire – du côté de la langue française
Macron et Dati lancent la France music week
Créer un grand festival « rassemblant les professionnels de la musique » avec « de très grands concerts » est sans doute une excellente idée. Mais pourquoi Emmanuel Macron souhaite-t-il le baptiser France Music week, à l’anglaise, surtout si son objectif est, comme il l’affirme, de « replacer la France sur la carte de la musique mondiale, encore mieux valoriser la création artistique française et la richesse de ses talents » ? C’est cette question que posent par écrit plusieurs associations de défense de la langue française à la ministre de la Culture Rachida Dati, qui a repris cette expression à son compte. Ces associations font remarquer que Jack Lang, en 1981, a lancé « la Fête de la musique » et non The Music day, et que cela ne l’a pas empêché d’être copiée à travers le monde.
Faut-il parler français pour être Français ?
Une réponse positive paraît évidente, et pourtant… Cet intéressant dossier de la revue Philosophie a examiné les exigences linguistiques posées par la loi Darmanin à l’endroit des étrangers désirant vivre en France. Résultat : parmi les dix volontaires de nationalité française majoritairement diplômés qui ont passé les épreuves, cinq n’ont pas réussi à obtenir la moyenne à l’écrit et deux ont raté l’examen…
Sauriez-vous remplacer ces anglicismes par des équivalents français ?
« Mise à jour » à la place d’update. « Externalisation » à la place d’outsourcing. « Date butoir » à la place de deadline… De nombreux équivalents français existent pour éviter les anglicismes. On en trouve à foison sur des sites comme FranceTerme ou l’Office québécois de la langue française. Le Figaro vous propose un quiz pour tester vos connaissances.
Le naufrage du français, le triomphe de l’anglais
Le linguiste Lionel Meney a documenté dans cet ouvrage l’ampleur de l’anglicisation en cours, que ce soit dans le vocabulaire, la syntaxe, la diplomatie, les sciences, le commerce, etc. « Ce que l’on observe depuis plusieurs décennies, écrit-il, c’est une réduction progressive du territoire du français. » Un constat inquiet à l’issue duquel il liste une série d’actions possibles.
Le Naufrage du français, le triomphe de l’anglais, par Lionel Meney. Presse de l’Université Laval, 2024.
Quand Boualem Sansal défendait la langue française en Algérie
Boualem Sansal, arrêté à Alger le 16 novembre 2024, s’oppose à la politique d’arabisation de l’Algérie, regrettant que la langue française y soit enseignée comme une langue étrangère au lycée. C’est ce qu’il confiait à Frédéric Joignot en mars 2014 lors du festival Etonnants Voyageurs de Rabat (Maroc), auquel il assistait au côté d’une pléiade d’écrivains africains francophones.
Suivez la Semaine de la langue française et de la francophonie sur TV5 Monde
La Semaine de la langue française et de la francophonie se déroule du 15 au 23 mars. Vous pouvez la suivre notamment sur la chaîne TV5 Monde, qui a conçu une programmation spéciale pour cet événement.
A lire – du côté des langues minoritaires
La décision du Conseil constitutionnel sur la Charte européenne des langues régionales vue par ChatGPT
L’Agence Bretagne Presse (ABP) a démandé à ChatGPT d’analyser la décision du Conseil constitutionnel ayant abouti à la non-compatibilité de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires avec notre Constitution. S’il faut observer ces résultats avec prudence, on notera toutefois que l’outil remet en cause son interprétation de l’article 2 : « La langue de la République est le français. » « Le Conseil en a conclu que toute reconnaissance officielle d’une autre langue dans la sphère publique était anticonstitutionnelle », écrit ChatGPT, avant d’ajouter : « Pourtant, la Charte ne remet pas en cause le français comme langue principale, mais encourage seulement l’usage et la protection des langues minoritaires dans certains domaines (enseignement, culture, administration locale). » Pas si mal vu…
Hommage à l’écrivain alsacien André Weckmann
La notoriété de l’écrivain André Weckmann est très faible en France. Il est pourtant considéré comme l’un des plus grands auteurs français du XXe siècle. Mais il a commis « l’erreur » de créer son œuvre en alsacien, ce qui lui a valu l’indifférence des médias nationaux. Le centenaire de sa naissance est l’occasion de la (re ?)-découvrir.
Enseignement du breton : deux associations attaquent l’Etat en justice
Face à ce qu’elles considèrent comme un blocage du gouvernement dans l’application de la convention Etat-Région sur la transmission de la langue bretonne, les associations Div Yezh Breizh et Kelennomp ! ont déposé un recours devant le tribunal administratif de Rennes.
Occitan : célébrez le cinquantième anniversaire du Cirdoc
En 1975, l’écrivain Max Rouquette parvenait à convaincre la municipalité de Béziers de créer une « bibliothèque nationale occitane ». Le cinquantième anniversaire de cette institution, devenue aujourd’hui le Cirdoc (Centre international de recherche et documentation occitanes), sera célébré sur place au cours d’une soirée festive ce 21 mars.
La pièce « Parler pointu » à la cité de Villers-Cotterêts
Signe d’une réelle ouverture, l’excellent spectacle Parler pointu sera donné au sein de la Cité internationale de la langue française de Villers-Cotterêts ce 28 mars à 20 heures. Cette pièce de Benjamin Tholozan et Hélène François dénonce de manière émouvante les discriminations liées aux accents régionaux.
A écouter
Le français et l’Algérie, par Mathieu Avanzi
Dans cette émission de France Inter, le linguiste Mathieu Avanzi revient sur la relation entre la langue française et l’Algérie, nourrie à la fois par la colonisation, l’immigration et le retour des pieds-noirs. Un français qui s’est enrichi au contact de l’arabe et du berbère, bien sûr, mais qui a aussi côtoyé l’espagnol, l’italien et les langues régionales apportées par les colons.
A regarder
Fremis lo temps de las cerèras, par La Mal Coiffée
Rojas (rouges) : tel est le titre du dernier album du groupe de polyphonies occitanes La Mal Coiffée. Rouges, écrivent-elles, comme le sont « les langues dominées comme la nôtre, qui pourtant flamboient et ouvrent les consciences ». Illustration avec ce titre Fremis lo temps de las cerèras (Il frémit le temps des cerises).
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Author : Michel Feltin-Palas
Publish date : 2025-03-18 05:30:00
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