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Ghislaine Dehaene-Lambertz : « TDAH, autistes, dys… plus on stimule ces enfants, plus ils apprennent »

Ghislaine Dehaene-Lambertz : « TDAH, autistes, dys… plus on stimule ces enfants, plus ils apprennent »

Les fœtus ont-ils une conscience d’eux-mêmes ? Les nouveau-nés distinguent-ils déjà des mots ? Pourquoi tous les bébés du monde jettent-ils toujours à un moment ou à un autre des objets par terre ? C’est à ces questions fascinantes, et à bien d’autres encore, que Ghislaine Dehaene-Lambertz, directrice du laboratoire de neuroimagerie du développement (CNRS/CEA), essaye de répondre. Quand elle a découvert les neurosciences, cette pédiatre de formation s’est dit que si elle arrivait à mieux comprendre le développement « normal » des petits humains, elle pourrait mieux aider les enfants atteints de troubles de l’attention, d’autisme ou de dyslexie. Trente ans plus tard, la chercheuse n’a évidemment pas percé tous les mystères de notre organe le plus complexe. Mais grâce aux avancées de l’imagerie, les neuroscientifiques ont fait d’immenses progrès dans la compréhension des processus d’apprentissage de l’enfant, qu’il soit normal ou pathologique.

Parce qu’il faut maintenant que les connaissances acquises par les chercheurs se traduisent par des améliorations concrètes dans la prise en charge des enfants atteints de troubles du neurodéveloppement, Ghislaine Dehaene-Lambertz a accepté de prendre la direction du tout nouvel Institut Robert-Debré du cerveau de l’enfant. Cet Institut hospitalo-universitaire, lancé officiellement ce mercredi, aura pour objectif de faciliter les diagnostics précoces, de mettre en place des mesures de prévention adaptées, et aussi de poursuivre les recherches pour mieux comprendre ces handicaps, et pourquoi pas, un jour, les guérir.

A cette occasion, Ghislaine Dehaene-Lambertz revient pour l’Express sur les progrès réalisés ces dernières années, mais aussi sur les causes du retard français dans l’accompagnement de ces enfants, du poids de la psychanalyse aux lourdeurs de l’Education nationale, en passant par la désinformation, massive sur ces affections. Entretien.

L’Express : Comment l’Institut du cerveau de l’enfant va-t-il pouvoir améliorer l’accompagnement des enfants atteints de troubles du neurodéveloppement ?

Ghislaine Dehaene-Lambertz : La première chose, c’est de reconnaître la réalité de ces troubles. Aussi étonnant que cela puisse paraître, certains en nient encore l’existence. L’autisme, les troubles dys (dyslexie, dyscalculie, dyspraxie…), l’hyperactivité et les troubles de l’attention ne sont pas une invention du XXIe siècle. Ce sont des pathologies qui ont toujours existé mais évidemment, il y a un siècle ou deux, dans une société moins complexe, moins technologique que la nôtre, ces enfants rencontraient moins de difficultés.

La naissance de l’Institut représente un jalon important en France, car dans notre pays, nous avons une vision beaucoup trop segmentée des enfants. Avec d’un côté les pédiatres qui s’occupent de la santé des petits de 0 à 3 ans, mais beaucoup moins des troubles qui peuvent se manifester pendant la scolarité. Et d’un autre côté, l’éducation nationale, qui n’est pas armée face à ces difficultés. En fin de compte, personne ne s’occupe vraiment de la prise en charge des enfants « non typiques » et de leurs familles. Nous voudrions poser comme ambition majeure que l’enfant soit regardé dans sa globalité : sa santé physique et mentale, son développement cognitif à l’école comme dans la famille, avant et après trois ans.

De même, personne ne tient aujourd’hui vraiment compte du fait que selon le milieu socio-économique, l’enfant aura été plus ou moins bien stimulé, et donc qu’il commencera sa scolarité avec plus ou moins de facilités. La France reste malheureusement l’un des pays de l’OCDE où les déterminants sociaux affectent le plus la réussite scolaire. Or ces facteurs jouent un rôle important dans la trajectoire de l’enfant, a fortiori quand il existe un risque de trouble du neurodéveloppement.

On a souvent une vision binaire de ces troubles : les enfants en seraient atteints, ou pas. Mais la réalité est bien plus compliquée…

Bien sûr. Les avancées des neurosciences nous ont appris qu’il existe une interaction forte entre une susceptibilité génétique et l’environnement, qui va précipiter l’enfant du bon ou du mauvais côté selon qu’il aura bénéficié, ou pas, du bon support. Même des enfants atteints de trisomie 21 ou d’autisme sévère apprennent et doivent être éduqués. Le soin bienveillant est indispensable mais ne suffit pas. Tous les enfants doivent apprendre à communiquer, à être avec les autres, à faire des calculs pour pouvoir se débrouiller dans la vie, plus tard. Plus on stimule ces enfants, plus ils apprennent. Ils ne feront pas forcément de grandes études, mais il est possible de leur apporter suffisamment pour qu’ils puissent se débrouiller de la façon la plus autonome et la plus épanouie possible à l’âge adulte.

D’autres enfants moins atteints peuvent aussi se trouver en difficulté à l’école. Des prématurés, plus à risque de présenter des troubles du langage ou du calcul. Des enfants typiques mais issus de milieux défavorisés, à qui l’on aura trop peu parlé dans la petite enfance et qui seront moins à l’aise avec le langage, qui vont manquer de vocabulaire. Des enfants avec un risque génétique de dyslexie, dont l’évolution va vraiment dépendre de l’accompagnement par leur famille, mais aussi en milieu scolaire. Or l’école manque de stratégies pour soutenir ceux qui sont en difficulté, qui ont besoin d’un peu plus d’aide.

C’est tout l’objectif de l’IHU : faire passer les bons messages aux parents. Par exemple, aujourd’hui, on fustige les écrans chez les tout-petits, mais le problème, c’est surtout que les parents eux-mêmes sont sur leurs smartphones et n’interagissent plus assez avec leurs enfants. Le dialogue avec le bébé s’appauvrit. Or de nombreux travaux de sciences cognitives montrent que, très tôt, les bébés attendent des informations sur leur environnement, pour les aider à comprendre ce qui les entoure. Si les adultes se montrent moins présents, s’ils sont absorbés par leurs écrans, les bébés ne peuvent pas apprendre.

Cela signifie-t-il qu’avec un bon accompagnement, il est possible de prévenir l’apparition de certains troubles ?

Nous avons aujourd’hui des outils pour diagnostiquer beaucoup plus précocement les difficultés, mais aussi pour en atténuer les effets. Par exemple, les troubles de lecture viennent souvent d’une mauvaise perception de la différence entre des sons proches comme « be » et « de ». Des études finlandaises ont montré que chez des personnes à risque de dyslexie, parce qu’il existe d’autres membres de leur famille qui en sont atteints par exemple, on peut favoriser l’apprentissage de la lecture en les entraînant très tôt à distinguer ces sons, à condition que tout leur entourage s’implique. Les travaux de Marie Schaer, de l’Université de Genève, laissent aussi penser que l’on peut corriger la trajectoire de développement d’enfants ayant déjà une sœur ou un frère atteints de symptômes autistiques. Etant plus à risque de présenter ce trouble, du fait de la composante génétique de ces affections, une prévention peut être mise en place pour agir rapidement.

Est-ce également vrai pour les autismes sévères ou les déficiences intellectuelles, dont on pense souvent qu’ils ne peuvent pas progresser ?

Il faut se mettre à la hauteur de la compréhension de l’enfant. Si on les place dans des situations trop difficiles, ils se découragent. Et si c’est trop facile, ils s’ennuient. On sait que 20 % de nouveauté par rapport à l’environnement habituel, c’est le bon ratio pour n’importe quel apprentissage. C’est vrai pour tout le monde d’ailleurs, et les réseaux sociaux ou les jeux vidéo se basent sur cette règle pour accrocher et conserver l’attention de leurs clients. Pour des enfants avec un retard mental, on peut les faire progresser en allant de 20 % en 20 %. L’important, c’est de leur montrer qu’ils sont capables d’avancer.

Pour les enfants autistes, il faut prendre en compte les difficultés liées à leur perception inadaptée des sons, de la lumière… et à l’importance des habitudes pour eux. On se dit parfois qu’ils réagissent bizarrement, qu’ils ont des colères difficiles à comprendre. Mais quand les voix vous parviennent avec de fortes variations d’intensité, ou si vous êtes paniqué parce que vos repères sont modifiés, bien sûr que vous allez vous mettre en colère. En revanche, en se mettant à leur place, il est possible d’améliorer nettement leur vécu.

Cela étant, il ne faut pas laisser penser que l’on peut guérir ces pathologies très sévères. Il s’agit bien sûr de l’un des objectifs de recherche de l’IHU, mais aujourd’hui, nous n’y sommes pas encore. Idem pour les dyslexies très profondes, résistantes à toutes les formes de rééducation. La question est de savoir quel adulte on souhaite que ces enfants deviennent. S’ils n’arrivent pas à lire, ils peuvent tout de même accéder à la connaissance par d’autres moyens. Nous disposons aujourd’hui de tellement de possibilités, avec les livres audios, la prise de notes dictée par ordinateur… Il ne faut surtout pas décourager leur apprentissage ! Or trop souvent, faute de s’adapter à leurs besoins, l’école les place en situation d’échec et involontairement, leur ôte cette envie d’apprendre.

Vous insistez beaucoup sur le rôle de l’école, mais les enseignants sont peu armés face à ces publics avec des besoins particuliers…

C’est vrai et c’est la raison pour laquelle l’IHU a déjà développé un site Internet dédié, intitulé clepsy, où les parents et les enseignants peuvent trouver des conseils et des repères scientifiques sur un grand nombre de sujets. Cela commence par des questions très concrètes mais trop souvent négligées, comme le sommeil et l’alimentation, jusqu’aux méthodes adéquates pour accueillir des enfants avec des troubles de l’attention, qui sont les plus perturbateurs et les plus difficiles à gérer pour les professeurs. Nous voulons offrir des données fiables et validées, en contrepoint à toute la désinformation que l’on trouve encore en ligne sur ces questions. Comme, pour la dyslexie, ces lunettes spéciales qui sont censées aider à la lecture, mais qui n’ont jamais fait leurs preuves.

Globalement, il y a depuis le premier quinquennat d’Emmanuel Macron une meilleure prise en compte des besoins des enfants, avec la montée en puissance du conseil scientifique de l’éducation nationale (NDLR : dont G. Dehaene est membre), la stratégie des mille premiers jours, l’élargissement de la stratégie nationale autisme à tous les troubles du neurodéveloppement, le lancement de l’IHU, ou encore pour la première fois, une enquête nationale sur la santé mentale des plus jeunes.

L’Éducation nationale prend cette question de l’accueil des enfants avec des troubles du neurodéveloppement très au sérieux, mais nous parlons là du plus gros employeur d’Europe : ce n’est pas facile de le faire évoluer. Les enseignants eux-mêmes réclament des formations à ce sujet. Beaucoup d’équipes sur le terrain font des choses formidables, mais ces réalisations se perdent à la faveur de départs ou de réorganisation, c’est dommage. Nous voudrions essayer de les rassembler et de les partager, pour que le plus grand nombre profite des idées qui marchent.

Par ailleurs, l’Etat investit des montants importants dans les Accompagnant des Élèves en Situation de Handicap (AESH) pour favoriser l’inclusion des enfants. Mais ces personnels sont peu et mal formés, au motif que tout le monde sait s’occuper d’un enfant. Ce qui est bien sûr totalement faux : il faut comprendre comment un enfant se développe pour pouvoir l’aider, sinon on peut commettre des erreurs. Malheureusement, à défaut de déployer des politiques efficaces, on assiste aujourd’hui à des tentatives de remise en cause de l’inclusion à l’école…

Est-ce que le poids de la psychanalyse dans la pédopsychiatrie française a aussi en partie contribué au retard de notre pays dans la bonne prise en charge des enfants présentant ces troubles ?

Évidemment ! Je me souviens d’avoir entendu un jour un psychanalyste dire d’un enfant prématuré qu’il était dyscalculique « parce qu’il ne comptait pas pour ses parents » (sic)… C’est lamentable, encore plus quand on sait que les bébés nés avant terme présentent souvent un manque d’oxygénation des zones du cerveau impliquées dans le calcul. Outre le fait que la psychanalyse ne repose pas, ou peu, sur la science, tout est toujours vu comme un problème parental, comme si l’enfant ne pouvait pas être autre chose que le seul produit du désir de ses parents… C’est à la fois culpabilisant et inefficace.

Allez-vous associer les familles aux travaux de l’IHU ?

Les familles et les patients eux-mêmes ! Nous avons un important volet de science participative : comme les enfants verbalisent mal leurs difficultés, il faut observer et écouter ce que disent les familles sur leur quotidien, interroger les plus grands… Toutes ces pathologies ne sont pas encore connues assez finement aujourd’hui, et il se peut que certains aspects de ces troubles nous échappent, alors qu’ils pourraient éclairer leur cause profonde au niveau cellulaire et cérébral, et ouvrir des pistes pour des traitements médicamenteux ou une prévention précoce.

A terme, toutes les consultations de neurologie et de pédopsychiatrie se dérouleront dans le bâtiment de l’IHU, en construction à proximité de l’hôpital Robert-Debré. Le Pr Richard Delorme, chef du service de pédopsychiatrie de cet hôpital, organise déjà une cohorte d’enfants suivis, qui bénéficient d’une exploration fine de leurs troubles sur le plan comportemental, biologique et en neuroimagerie. Ce sera l’occasion aussi de prendre davantage en compte certaines demandes des familles. Par exemple sur le rôle du microbiote intestinal ou du sommeil dans ces troubles. Peut-être que l’on va se rendre compte que certains stades de sommeil sont trop courts chez certains enfants pour permettre un apprentissage efficace. Il existe ainsi toute une série de grandes questions dont on ne sait même pas si elles sont pertinentes ou non, car elles ont été très peu étudiées.

Nous espérons bénéficier de moyens supplémentaires, car cet IHU a été doté par l’Etat de 20 millions d’euros, contre 50 millions pour les autres instituts hospitalo-universitaires. Certes, l’enfance permet d’attirer les mécènes, mais cela ne suffit pas. Nous avons besoin de postes supplémentaires pour élargir nos capacités d’accueil et de recherche.

Dans votre laboratoire du CEA, vous vous intéressez surtout aux enfants dont le développement reste dans la normalité. Que sait-on aujourd’hui des processus d’apprentissage des enfants, et qu’ignore-t-on encore ?

Nous savons que la génétique joue un rôle majeur dans la construction de l’architecture cérébrale, et que celle-ci se met en place très tôt dans la vie. De ce point de vue, le cerveau d’un nouveau-né n’est pas très différent de celui d’un adulte. Nous savons aussi que la capacité d’apprentissage des petits humains nous distingue profondément des autres espèces animales. Cette curiosité des bébés pour comprendre nous permet de mener nos expériences : quand vous les mettez dans une IRM, ils se demandent ce qu’il se passe, ils s’interrogent, alors que n’importe quel autre animal serait terrorisé. Les bébés apprennent avant tout parce qu’ils font des prédictions sur leur environnement et qu’ils sont surpris quand leur prédiction ne se réalise pas. Cette curiosité, ce désir de comprendre doivent à tout prix être encouragés.

Pour autant, les algorithmes d’apprentissage sont encore mal connus – autrement dit, d’où nous vient exactement cette capacité à apprendre ? Pourquoi sommes-nous finalement si différents des grands singes ? Cela semble lié à notre capacité à regrouper sous un seul terme des objets très différents. Par exemple, un livre reste un livre, quelles que soient sa forme, sa couleur, sa taille… Nous sommes aussi les seuls animaux capables de distinguer un carré d’autres quadrilatères moins réguliers. Mais surtout nous ne dépendons pas que de notre propre expérience, nous utilisons les connaissances des autres et nous bâtissons sur ces connaissances. Ces caractéristiques apparaissent très tôt dans la vie et les interactions dans le groupe familial puis scolaire sont déterminantes. Mais quand avons-nous acquis ce formidable outil cognitif, et pour quelles raisons ? Cela reste encore très mystérieux…



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Author : Stéphanie Benz

Publish date : 2025-03-19 11:30:00

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