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Qui d’autre a rencontré Proust, Hitler et Kadhafi ? L’incroyable vie de l’écrivain Jacques Benoist-Méchin

Qui d’autre a rencontré Proust, Hitler et Kadhafi ? L’incroyable vie de l’écrivain Jacques Benoist-Méchin

Devrions-nous tous passer une décennie au bagne ? C’est ce que pensait Jacques Benoist-Méchin, incarcéré de 1944 à 1954 à Fresnes, puis sur l’île de Ré et enfin à Clairvaux : « Je trouve que c’est un très grand privilège à notre époque d’avoir dix ans devant soi sans souci de logement, sans impôts, sans problème de sécurité sociale, sans téléphone, sans visites intempestives, sauf qu’on a le parloir tel jour, on sait à quelle heure les gens viendront. Si jamais je devenais chef d’Etat un jour, mes amis qui auraient besoin de travailler et d’avoir du temps pour travailler, je les mettrais en prison par faveur spéciale. » On retrouve là le stoïcisme dandy qui caractérisera Benoist-Méchin jusqu’à sa mort en 1983.

Né en 1901, descendant du baron d’Empire Alexandre Méchin, le jeune Jacques grandit dans une famille bourgeoise dont la fortune s’étiole. Sa première vocation est la musique : il s’imagine compositeur. Dans le même temps, à l’aube des années 1920, il fréquente rue de l’Odéon la célèbre librairie d’Adrienne Monnier. Bien qu’ils soient tous les deux homosexuels, Adrienne et Jacques deviennent amants, elle tombe même enceinte de lui (c’est une des révélations du livre). L’enfant ne verra pas le jour, et Adrienne dira de Jacques qu’il est « l’être le moins doué pour l’amour qui puisse exister ». Si les sentiments ne sont pas son fort, il a du goût en littérature et du talent pour les langues étrangères. Valery Larbaud lui propose de l’aider à traduire Ulysse de Joyce, associé à Léon-Paul Fargue. Mais Fargue est un fainéant, et Benoist-Méchin doit assurer tout le boulot. Il fréquente ainsi Joyce qui, sur ses conseils, change la fin d’Ulysse (autre scoop !). A la même époque, désireux de faire traduire Proust en allemand, le jeune homme rencontre l’auteur de La Recherche. Fidèle à sa légende, et même à son cirque, ce dernier le reçoit au Ritz entre 1 heure et 3 heures du matin. Le « mage assyrien » se montre tour à tour mielleux et cassant. Benoist-Méchin ne le reverra pas, mais il restera l’une de ses idoles…

Plein d’intuitions (alors justes), Benoist-Méchin essaie de faire paraître en France La Métamorphose de Kafka – hélas, aucun éditeur n’en veut. Cet homme qui tient autant de Cocteau que de Drieu la Rochelle croise tout le gratin artistique de son temps (Diaghilev, Ravel, Stravinsky, Satie, Marie Laurencin, Fitzgerald, Hemingway, Arno Breker…). Parce qu’il faut gagner sa vie, il travaille pour différents médias, notamment l’International News Service du mirobolant William Randolph Hearst (l’homme qui a inspiré Citizen Kane à Orson Welles). Ces différentes expériences entre la France et l’Amérique valent à Benoist-Méchin d’interviewer des gens aussi divers qu’Einstein, Charles Lindbergh, D. H. Lawrence ou D’Annunzio, qui lui sort cette phrase hallucinante : « Saint François d’Assise a été le premier fasciste, et moi je suis le dernier franciscain. » Benoist-Méchin pour sa part ne raffole pas de Mussolini, qu’il juge « trop ténor napolitain ». Ses espoirs se cristallisent sur un autre homme : Adolf Hitler.

« Fébrilité démoniaque »

Auteur en 1936 chez Albin Michel d’une Histoire de l’armée allemande très remarquée, le trentenaire se rend aux Jeux olympiques de Berlin. Il retourne en Allemagne, où il rencontre Leni Riefenstahl, Albert Speer et même Goering. Participant en 1938 à la fondation du Parti populaire français de Doriot, il s’imposera ensuite, selon son biographe, comme « un ultra de la Collaboration », en rejoignant le régime de Vichy en tant que secrétaire d’Etat du gouvernement de l’amiral Darlan. Il atteint le graal le 11 mai 1941. En compagnie de Darlan et d’Otto Abetz, Benoist-Méchin se rend au Berghof pour visiter le Führer, qui lui fait cette impression : « La sensation dominante qui se dégageait de lui était un mélange indéfinissable d’isolement et de puissance. »

Même après avoir été écarté du pouvoir par Laval, ce collectionneur de moments rares vivra d’autres scènes mémorables. Début 1943, chez les Morand, il discute ainsi avec Ernst Jünger, qui lui trouve une « fébrilité démoniaque ». A la même période, il dîne à l’ambassade d’Allemagne en compagnie de Drieu la Rochelle, Gen Paul et Céline. L’auteur de Bagatelles pour un massacre, en grande forme, soutient à table que le IIIe Reich est voué à l’anéantissement – selon lui Hitler est mort et a été remplacé par un sosie ! Effroi de l’ambassadeur, tout le personnel de service étant aux ordres de la Gestapo… La fin de la guerre est moins pittoresque pour Benoist-Méchin : accompagné de sa mère, avec laquelle il vit, il se cache. Jusqu’à son arrestation le 11 septembre 1944.

Même en prison, ce diable d’homme attaché à l’art de la conversation parvient à faire des mondanités. A Fresnes, il reçoit les ultimes confessions de Brasillach avant son exécution. Lui aussi condamné à mort, Benoist-Méchin est gracié de justesse par Vincent Auriol (sans doute en partie grâce à ce qu’il sait du passé du général Juin, pas encore maréchal). Envoyé à Clairvaux, où il est censé purger une peine de prison à perpétuité, il fréquente Rebatet et surtout Maurras. C’est là, dans sa cellule (« refuge du rêve » selon lui), qu’il prépare une hypothétique seconde vie en se passionnant pour le monde arabe. Une remise de peine lui offre la liberté au bout de dix ans d’une réclusion qu’il a su transformer en laboratoire littéraire.

Homme de l’ombre au service de la diplomatie française

A peine sorti, toujours publié chez Albin Michel, il signe un retour fracassant avec des livres sur Mustapha Kemal et Ibn Séoud. Paris Match l’envoie en reportage à travers l’Orient. Bloqués suite à une intervention de Paul Reynaud, ses articles ne paraissent pas. Qu’importe : il en tire Un printemps arabe, encore un succès. Parce qu’il a su nouer de bonnes relations avec Nasser et Hassan II, il se réinvente en homme de l’ombre au service de la diplomatie française. En juillet 1974 a lieu le dernier épisode rocambolesque d’une vie qui n’en manque pas : Kadhafi le convoque à Tripoli ! Il aimerait que le Français traduise ses discours chez nous. Si, bien après Hitler, Benoist-Méchin voit en Kadhafi son nouvel homme providentiel, le projet ne se fera pas. Lu et estimé par tout le monde (notamment par Pompidou, Giscard, Mitterrand et Chirac), l’écrivain érudit se consacre au Rêve le plus long de l’Histoire, une série de sept livres à grand tirage publiés entre 1961 et 1980, consacrés à Lawrence d’Arabie, Alexandre le Grand, Cléopâtre, Bonaparte, Lyautey, l’empereur Julien et Frédéric de Hohenstaufen. Dans une archive étonnante que l’on trouve sur Internet, on le voit, bientôt âgé de 80 ans, sur le plateau d’Apostrophes, en 1979 : face à un Bernard Pivot à la fois patelin et imprécis, Benoist-Méchin, suprêmement distingué, explique à l’assistance qui fut vraiment T. E. Lawrence – en ce qui le concerne, on ne saura pas.

Page 152 de son livre, Eric Roussel avait ramassé en trois phrases la psychologie du personnage : « Il ne sera jamais un homme d’argent, l’aspect matériel de sa situation le laissera toujours relativement indifférent. En revanche, approcher du pouvoir, fût-ce en pleine défaite, comble certainement ses vœux les plus secrets. Ce sera d’ailleurs son drame : se hissant sur une scène dont il ne maîtrisait pas tous les codes, ce pur intellectuel ne pouvait que s’égarer. » Les côtés sulfureux de Benoist-Méchin tiendront sans doute éloignées de cette riche biographie les belles âmes de notre époque. Mais elle passionnera ceux qui s’intéressent aux coulisses du XXe siècle autant qu’à la complexité du cœur humain.

Jusqu’au bout de la nuit. Les vies de Jacques Benoist-Méchin 1901-1983. Par Éric Roussel. Perrin, 404 p., 24,90 €.



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Author : Louis-Henri de La Rochefoucauld

Publish date : 2025-03-22 10:30:00

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