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En Syrie, Ahmed el-Charaa face au risque de chaos : « Des têtes devraient bientôt tomber… »

En Syrie, Ahmed el-Charaa face au risque de chaos : « Des têtes devraient bientôt tomber… »

6 décembre 2024. Chemise kaki, barbe bien taillée, Abou Mohammed el-Jolani accorde une interview à la chaîne américaine CNN. Le chef du groupe rebelle islamiste Hayat Tahrir al-Cham (HTC) a laissé son turban blanc, sa veste camouflage et sa kalachnikov au placard. Alors qu’au même moment, des milliers de combattants fondent sur Damas dans des pick-up couverts de boue, le monde entier découvre le visage de celui qui deviendra bientôt le président par intérim de la Syrie. S’exprimant d’un ton posé, il se veut rassurant. Les exactions contre des communautés commises entre 2013 et 2016 à travers la Syrie par le Front al-Nosra, le groupe djihadiste affilié à Al-Qaeda dont il a été à la tête ? Du passé. Désormais, c’est l’unité du pays qui lui importe : « Les communautés coexistent dans cette région depuis des centaines d’années. Personne n’a le droit de les éliminer. » Les Syriens y croient. A l’entrée des villes – Hama, Alep, Homs – qui tombent comme des dominos au passage des convois de groupes armés emmenés par HTC, les habitants acclament les combattants et leur lancent des fleurs.

Trois mois plus tard, l’espoir a laissé place à la peur. Pour la première fois depuis sa prise de pouvoir, celui qui a abandonné son nom de guerre pour redevenir Ahmed al-Charaa, semble perdre le contrôle de la situation. Il en appelle à la « paix civile » dans une mosquée de Damas, mais ses paroles peinent désormais à convaincre dans un pays redoutant de voir redémarrer une guerre civile de treize ans qui a laissé le pays exsangue. Une crainte ravivée après les massacres de masse perpétrés depuis le 6 mars sur la côte syrienne et visant en particulier la communauté alaouite, dont est issu le clan el-Assad.

« Ma famille est morte d’angoisse, ma tante Nouha se cache dans la forêt de peur que des combattants entrent dans son village, sur les hauteurs de Lattaquié », tremble Nader, assis deux jours après le début des violences dans un café du centre de Tartous, à quelques encablures de la mer. Le jeune homme alaouite s’est réfugié dans ce lieu public après avoir été informé que son quartier allait être fouillé par les forces de sécurité, à la recherche d’armes et de loyalistes de l’ancien régime. Bien qu’il n’ait rien à voir avec ces derniers, il craint de subir des exactions dont ont été victimes nombre de civils de sa communauté. Son regard rivé sur l’écran de son téléphone en espérant recevoir des nouvelles de sa tante, il voit défiler sur les réseaux sociaux des dizaines de vidéos dans lesquelles des habitants sont exécutés sommairement par des individus au visage masqué.

800 civils tués en 5 jours

A Baniyas, ville côtière située à 40 kilomètres au nord de Tartous, ces mêmes hommes contrôlent l’entrée du quartier d’al-Qoussour, qui porte les stigmates de leur déchaînement de violence. En cette journée du 8 mars, dans les rues où règne un silence de mort, les maisons ont été pillées. Certaines façades, préalablement marquées d’une croix noire, ont été brûlées. Un véhicule de la défense civile vient chercher les derniers cadavres qui gisent sur l’asphalte. Plus loin, sur la route de la corniche, des pick-up et des chars stationnent. Sur une place de la ville, le drapeau du Front al-Nosra a remplacé celui de la révolution syrienne, à trois étoiles.

Cette vague de haine, sans précédent depuis la chute de Bachar el-Assad, débute le jeudi 6 mars, lorsque des loyalistes de l’ancien régime attaquent des forces de sécurité dans la campagne de Jableh. C’est la première étape d’une offensive menée par 4 000 hommes fidèles au régime déchu, selon des chiffres émanant du ministère syrien des Affaires étrangères. Ils prennent le contrôle de plusieurs bases armées et de six hôpitaux dans les villes côtières de Lattaquié, Baniyas et Jableh, bastions de la communauté alaouite. En réaction, les autorités appellent à la mobilisation générale. Des milliers d’hommes armés, dont certains ne sont pas intégrés à l’appareil sécuritaire d’Etat, convergent vers la côte. Ils viennent d’Idlib, d’Homs ou encore de Deir Ez-Zor, à l’est. Certains sont liés à des milices historiquement soutenues par la Turquie, d’autres sont des djihadistes étrangers. Entre le 6 et le 10 mars, 803 civils sont tués, selon le Réseau syrien des droits de l’Homme (SNHR), une ONG.

Très vite, les autorités sont accusées d’être responsables de ce bain de sang. Près de la moitié des exécutions ont été menées par « les factions et groupes non réglementés affiliés au ministère de la Défense », selon le SNHR. Cela ne signifie pas nécessairement qu’ils agissaient sous les ordres du gouvernement, qui ne contrôle pas toutes les composantes de l’armée – un mélange de factions issues de la guerre civile. Mais des voix s’élèvent pour affirmer que Damas aurait laissé faire les exactions. D’autres sont plus prudentes : « Al-Charaa essaye de montrer une image de respectabilité depuis sa prise de pouvoir, c’est exactement ce qu’il voulait éviter, car le coût politique est très élevé », avance Firas Kontar, militant des droits de l’homme et essayiste franco-syrien.

Pour tenter de reprendre le contrôle, le président par intérim dénonce tous ceux qui ont « outrepassé la loi » et annonce la formation d’une « commission d’enquête indépendante ». Insuffisant, selon Majid, 26 ans, étudiant dans une université privée à Damas. « Bien sûr que les autorités sont responsables, elles parlent d’actes individuels et d’erreurs, mais ne prennent même pas la peine de s’excuser », s’agace-t-il. A voix basse, il confie ne plus croire en Ahmed al-Charaa et vouloir quitter le pays. Pourtant, lui aussi était descendu dans la rue, « trente minutes après la chute de l’ancien régime », pour célébrer le nouvel homme fort de Damas.

Une nouvelle Constitution en préparation

« Le premier enjeu pour Ahmed al-Charaa, c’est de regagner la confiance de tous, principalement grâce à la commission d’enquête qu’il a annoncée », analyse Firas Kontar. Celle-ci est formée de sept membres – juges, avocats et militaires – qui doivent rendre leurs conclusions dans les trente jours. Le leader de HTC cherche aussi à rassurer sur la transition politique qu’il a promise. Le 26 février, il a organisé une conférence de dialogue national durant laquelle 900 civils ont établi des recommandations visant à dessiner les contours du futur régime. Un premier projet de constitution a ensuite été signé par le président : elle prévoit une période de transition sur cinq ans, pose les bases d’un régime présidentiel et assure que « l’Etat s’engage à assurer la coexistence et la stabilité sociale ».

« Cette déclaration offre de bonnes surprises, juge Cédric Labrousse, doctorant à l’EHESS et spécialiste des groupes armés en Syrie. Elle garantit la liberté d’expression, le droit des femmes ou la possibilité de destituer le président. » Mais elle ne constitue qu’une première étape : « Maintenant, on attend la nomination de l’Assemblée », poursuit-il. Selon le texte constitutionnel, un tiers des parlementaires seront nommés par le président, et le reste par une commission dont il choisira lui-même les membres. Si le Parlement n’inclut pas l’ensemble des communautés syriennes, il risque de perdre un peu plus la confiance des citoyens. La population est composée d’une mosaïque de confessions, dont une large majorité de sunnites, des Alaouites, des chrétiens, des Druzes, ainsi que des Kurdes (environ 10 %).

Soumis à d’intenses pressions contradictoires, le président risque d’avoir du mal à rallier les groupes les plus radicaux qui l’ont porté au pouvoir et qui sont en désaccord avec sa politique actuelle, estime Cédric Labrousse, qui cite notamment la brigade Suleiman Shah, dirigée par Abou Ahmsha. Formée majoritairement de combattants turkmènes sunnites soutenus par la Turquie, elle vient de montrer dans l’Ouest sa capacité à répandre le chaos. « La situation est explosive, il y a un vrai risque que ces factions se rebellent contre le pouvoir central », juge le chercheur de l’EHESS.

Al-Charaa pourrait être tenté d’écarter ces éléments extrémistes. « Historiquement, il a toujours été dur avec les radicaux lorsque ces derniers dépassaient les lignes rouges. Dans les prochaines semaines, des têtes devraient tomber », avance une source diplomatique occidentale. En 2023, HTC a mené une purge dans son fief du nord-ouest de la Syrie, arrêtant des centaines d’individus de l’appareil militaire et sécuritaire.

Réformer l’armée

Pour garantir la paix civile et la transition politique, le gouvernement n’a pas d’autre choix que de construire une chaîne de commandement claire dans son armée. « C’est un prérequis essentiel, explique Cédric Labrousse. Le gouvernement a été débordé par des groupes qui ont refusé d’intégrer son appareil sécuritaire ou qui lui ont prêté allégeance, mais qui sont incontrôlables. »

Problème, le ministère de la Défense manque cruellement d’effectifs. Beaucoup des combattants « historiques » de HTC sont revenus à la vie civile ou ont basculé dans la clandestinité. S’il veut disposer d’une armée capable de contrôler l’ensemble de son territoire, Al-Charaa doit s’appuyer sur les brigades aujourd’hui autonomes, telles que les factions druzes du sud du pays, ou kurdes du nord-est. C’est à cette aune qu’il faut lire l’accord historique qui a été signé le 11 mars entre le président par intérim et les Kurdes des Forces démocratiques syriennes. Le document prévoit « l’intégration de toutes les institutions civiles et militaires du nord-est de la Syrie au sein de l’administration de l’Etat syrien ». Cet accord est un moyen, pour les autorités de Damas, de favoriser la stabilité d’un territoire qui représente un tiers de la superficie de la Syrie, mais surtout de capter des milliers de combattants formés et équipés.

Reste, pour le nouveau pouvoir, à relancer l’économie alors que plus de 80 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Une situation qui pourrait inciter certains à rejoindre des factions armées, comme les loyalistes au clan Assad. « Ces derniers misent sur le ressentiment des fonctionnaires alaouites licenciés par les autorités pour les pousser à rejoindre leurs rangs », pointe le politologue Firas Kontar.

Mais ces défis ne pourront être relevés sans la levée des sanctions internationales toujours imposées à la Syrie, estiment nombre d’experts. Les massacres ne semblent pas avoir freiné le processus de normalisation des relations avec les nouvelles autorités syriennes. « L’Union européenne et la France veulent encore donner sa chance à Al-Charaa, même si d’autres acteurs tentent de remettre en cause ce processus », nuance Firas Kontar. Preuve que le lien n’est pas rompu, le ministre des Affaires étrangères s’est rendu le 17 mars à Bruxelles à la 9e conférence annuelle de soutien à la Syrie. C’était la première fois qu’un dirigeant de ce pays était invité.



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Publish date : 2025-03-20 11:45:00

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