L’Express

Frédéric Encel : « Une troisième guerre mondiale est très improbable »

Frédéric Encel : « Une troisième guerre mondiale est très improbable »

Expansionnisme russe, tensions grandissantes entre Etats-Unis et Chine, poudrière du Moyen-Orient, à quoi il faut désormais ajouter l’abandon de l’Europe par Donald Trump… Le climat international n’a jamais semblé aussi inquiétant depuis la guerre froide. Pourtant, dans le percutant La guerre mondiale n’aura pas lieu (à paraitre le 26 mars), Frédéric Encel prend à rebours les prophètes de malheur et assure que le scénario d’un conflit généralisé reste très improbable. L’enseignant à Sciences Po Paris et chroniqueur de L’Express nous expose les raisons géopolitiques qui le poussent à un certain optimisme.

L’Express : Alors que le climat international est particulièrement anxiogène, vous assurez dans ce livre que la IIIe guerre mondiale n’aura sans doute pas lieu. Pourquoi ?

Frédéric Encel : D’abord, en géopolitique, le pire n’est jamais sûr. Dans l’Histoire, on a déjà vu des crises plus graves que celles que nous vivons se résorber. Surtout, il faut questionner l’intérêt de la posture apocalyptique. Le pessimisme ne résout rien. Si les prophètes de malheur permettaient de mieux comprendre telle ou telle crise, ils pourraient avoir leur utilité. Mais pour comprendre la situation actuelle, il vaut mieux remettre en perspective les faits. Des affrontements militaires dans une zone particulière – comme on le voit depuis des années au Proche-Orient, au Soudan ou au Congo – n’impliquent pas le déclenchement de l’Armageddon fantasmé ou un chaos généralisé.

La Russie de Vladimir Poutine, par ses ambitions expansionnistes, fait aujourd’hui figure de menace majeure pour la paix en Europe. N’est-ce pas inquiétant ?

Dans ce livre, je réfute l’idée qu’une nouvelle guerre mondiale soit probable, mais je ne remets pas en cause l’idée que des conflits apparaissent ou s’aggravent. Simplement, cela a toujours été le cas dans l’Histoire, depuis les premières cités sumériennes ! D’un point de vue militaire et politique, la Russie nationaliste de Vladimir Poutine constitue une menace pour les démocraties en général, et plus particulièrement pour l’Europe orientale. Mais, par un apparent paradoxe, le risque d’une extension internationale du conflit ukrainien s’est affaibli depuis le retour au pouvoir de Donald Trump. Si les Etats-Unis et la Russie s’entendent, y compris pour des mauvaises raisons qui incarnent un abandon de l’Ukraine par les Américains, la condition sine qua non d’une guerre mondiale s’éloigne substantiellement.

Attention : si ce risque s’éloigne sur le court terme, la question est désormais de savoir si sur le long terme, cette politique américaine consistant à négliger la plupart de ses alliés, en tout cas sur le continent européen, ne va pas provoquer à Moscou un surcroît d’ambitions impérialistes, du fait d’un rapport de force devenu plus favorable après ce retrait américain.

Les adversaires à une aide militaire à l’Ukraine brandissent souvent le scénario de 1914. Comme des somnambules, nous serions entraînés vers le pire du fait d’un engrenage fatal. Qu’en pensez-vous ?

C’est ce que j’appelle le syndrome de l’été 1914, à savoir une cascade de déclarations de guerre provoquée par un entrelacs d’alliances militaires sur le continent européen. Or, la situation actuelle est totalement différente de celle qui prévalait au début du XXe siècle ! Au fond, la seule alliance militaire multinationale actuellement effective sur la planète, c’est l’Otan, aujourd’hui menacée par Trump. Dans le cas de l’Ukraine et de la Russie, il n’y a pas de schéma d’alliances intégrées comme c’était le cas en 1914. C’est vrai aussi pour l’Organisation de coopération de Shanghai, pour la Cedeao [NDLR : Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest] et même pour la CEI [Communauté des Etats indépendants, de l’ex-URSS].

On ne retrouve aucun système d’alliances cohérent derrière Moscou. La preuve, c’est que face à des déconvenues militaires gravissimes en Ukraine, Poutine a été obligé d’en appeler à des prisonniers russes, des islamistes tchétchènes, des mercenaires népalais et maintenant à des soldats nord-coréens. Franchement… Voilà l’une des raisons qui me rend objectivement optimiste sur la faiblissime probabilité d’une guerre généralisée. Les rapports de force sont de moins en moins multilatéraux, nous sommes dans un monde qui devient multibilatéral. La plupart des alliances se noueront entre deux Etats.

N’y a-t-il pas une opposition grandissante entre démocraties libérales et des régimes autoritaires qui collaborent de plus en plus pour modifier l’ordre mondial en leur faveur ?

J’ai toujours considéré que le clivage entre démocraties et régimes autoritaires n’était qu’une des variables explicatives des rapports de force mondiaux, et que celle-ci n’était pas primordiale. D’une part, les démocraties occidentales ont, ces dernières décennies, eu pour amis, clients et parfois alliés des dictatures implacables, notamment dans le monde arabe et subsaharien. D’autre part, ce qu’on appelle aujourd’hui « Sud global » ou « bloc prorusse » n’a aucune cohérence. La Chine et l’Inde sont techniquement en guerre au Cachemire, et si la Corée du Nord, une dictature ubuesque, a bien envoyé quelques troupes (médiocres) en Russie, aucun autre régime autoritaire ne l’a fait. Et quand on regarde les votes à l’ONU, la majorité des Etats autoritaires ont condamné la Russie ou se sont abstenus ! Seuls sept Etats l’ont toujours soutenu… Ce n’est donc qu’une variable géopolitique, pas une grille de lecture explicative de tout.

Selon une théorie en vogue, le piège de Thucydide, les deux puissances dominantes, à savoir aujourd’hui les Etats-Unis et la Chine, sont poussées à entrer en conflit…

Contrairement au « choc des civilisations » et à « la fin de l’histoire », deux concepts ineptes, le « piège de Thucydide » théorisé par Graham Allison est stimulant sur le plan intellectuel. Mais il y a deux grandes nuances à apporter à cette thèse. Premièrement, à l’époque de Sparte et d’Athènes, aucun des deux belligérants ne disposait de la capacité de destruction de l’autre, entraînant son propre suicide. L’arme nucléaire change tout. Très rares sont les régimes politiques qui acceptent de se suicider, comme ce fut le cas du IIIe Reich finissant ou de Daech. Les Etats-Unis et la Chine, y compris avec Trump et Xi Jinping, restent dirigés par des exécutifs a minima rationnels.

Deuxièmement, sur le plan empirique, l’Histoire a prouvé qu’un choc entre la première puissance mondiale et un rival émergent n’était pas inéluctable. Au XIXe siècle, des stratégistes britanniques considéraient qu’il fallait entraver la montée en puissance des Etats-Unis pour ne pas être dépassé par eux. Mais le Royaume-Uni n’a pas attaqué. Lorsqu’une puissance mondiale est confrontée à l’ascension d’un « challenger » dont les valeurs ne sont pas trop éloignées des siennes, elle ne tombe pas mécaniquement dans ce piège de Thucydide.

Pourquoi qualifiez-vous le choc des civilisations de pur « fantasme » ?

Des régimes et gouvernements peuvent jouer sur des peurs civilisationnelles et en faire un outil de propagande. Mais, d’un point de vue empirique, il est impossible de citer une guerre menée du seul fait d’un clivage civilisationnel. En amont, on retrouve bien plus souvent des questions politiques, idéologiques, parfois économiques. De toute façon, ce serait une stupidité absolue, pour un régime, de perdre son pouvoir, ou une partie de ses richesses et ses hommes parce qu’il souhaite mener une guerre hors de ses frontières pour la seule raison que la population adverse est d’une autre couleur ou pratique d’autres modes culinaires, vestimentaires ou linguistiques…

Donald Trump semble certes lorgner le prix Nobel de la paix en voulant imposer un cessez-le-feu en Ukraine. Mais, par son imprévisibilité, n’est-il pas un facteur de risque pour la stabilité mondiale ?

L’un des nords de sa boussole en matière de relations internationales, outre le mercantilisme, c’est le rejet de tout envoi de soldats américains hors des frontières nationales. Automatiquement, cela diminue le risque d’un affrontement militaire entre troupes américaines et soldats chinois ou russes. Le spectre d’une troisième guerre mondiale s’éloigne donc. Mais il y a bien sûr des contradictions permanentes chez Trump. S’il n’envoie pas de soldats, il ne pourra pas annexer le Groenland, chasser les Palestiniens de Gaza ou s’emparer politiquement du Panama…

Encore une fois, il faut se demander si ce retrait américain est positif sur le long terme, en sachant que dans l’Histoire, il y a eu des guerres justes. Si par exemple un authentique génocide a lieu et qu’on ne peut pas compter sur les Etats-Unis – comme cela s’est déjà produit au Rwanda en 1994 – cet abstentionnisme américain sera moralement désastreux. Mais le spectre d’un conflit généralisé s’éloigne forcément.

Par ailleurs, l’imprévisibilité de Trump peut être perçue comme gênante, voire dangereuse par les adversaires des Etats-Unis. Organiser son imprévisibilité, c’est créer une sorte de brouillard diplomatique comme il existe un brouillard de la guerre. De ce point de vue-là, il n’est pas impossible que cela freine les potentielles ambitions militaires de la Chine comme de la Russie. Si la Chine attaque Taïwan, que fera Trump ? On n’en sait rien. Mais si Poutine ne respecte pas le probable cessez-le-feu à venir en Ukraine, il n’est pas garanti que Trump ne se fâche pas tout rouge, et ne décide de radicalement changer sa politique ukrainienne, se sentant humilié. Ce qui est certain, c’est qu’aux yeux de Xi Jinping, cette imprévisibilité, surtout dans l’Indo-pacifique, n’a rien d’une bonne nouvelle. Trump n’est pour l’instant nullement imprévisible en revanche au sujet de l’Otan et de l’Europe, puisqu’il veut très clairement que la guerre en Ukraine, coûteuse, s’arrête, et que les pays européens paient leur propre défense afin que cela ne coûte plus rien aux Etats-Unis. Mais jamais il n’a tenu des positions similaires sur l’Indo-pacifique. Pourquoi ? Car le Japon et la Corée du Sud sont solvables et achètent et investissent beaucoup aux Etats-Unis ! Donc pour l’instant, la Chine fait profil bas.

Les médias de Vincent Bolloré ont accusé Emmanuel Macron d’entretenir une rhétorique guerrière qui risquerait de dégénérer…

On peut reprocher beaucoup d’initiatives du président dans le domaine des affaires étrangères. Mais on ne peut pas contester sa cohérence sur l’Europe-puissance. A deux reprises, il a d’ailleurs été élu sur un programme qui affichait de manière prioritaire le besoin d’une autonomie stratégique de l’Europe…

Par ailleurs, je suis de ceux qui pensent que la démonstration de faiblesse est en réalité belligène, et appelle à la guerre. La dissuasion, quelles que soient et son ampleur, reste la meilleure entrave aux volontés impérialistes d’Etats autoritaires. Du fait de l’abandon américain de la protection européenne, de l’invasion russe de l’Ukraine et de la guerre hybride menée par Moscou contre la France et des pays européens, le président de la République est pleinement dans son rôle.

N’est-il pas, sur le plan économique comme social, de plus en plus risqué de faire la guerre ?

La guerre a toujours un coût très élevé dans l’Histoire. Rarissimes sont les belligérants qui, en faisant la guerre, ont économiquement gagné de façon nette et substantielle.

Par ailleurs, pour une dictature, la guerre est encore plus problématique. Rares sont les dirigeants autoritaires qui ont pu se maintenir au pouvoir en cas de défaite militaire. Parfois, c’est même le régime entier qui tombe. Le retour de milliers de cercueils heurte l’opinion publique, même si celle-ci ne peut s’exprimer ouvertement dans une dictature. Si j’étais Xi Jinping, je réfléchirais ainsi à deux fois avant d’attaquer Taïwan. Car du fait du nombre de victimes potentielles d’une telle opération, c’est un risque absolument immense pour le régime communiste en place depuis soixante-quinze ans.

Vous soulignez que l’engouement pour la guerre est bien moindre que par le passé, comme le démontre la guerre entre l’Ukraine et la Russie…

En 1914, il y a eu une véritable frénésie nationaliste au sein des populations européennes au début de la guerre. Mais le conflit en Ukraine a au contraire montré un phénomène de lassitude et de rejet. Sur le terrain, on a surtout observé des tentatives de nombreux jeunes hommes d’échapper au recrutement. Même si, face à l’invasion russe, l’Ukraine a fait preuve d’une admirable résilience, il n’y a pas eu de mobilisation massive comme en 1793 en France ou en 1914 dans toute l’Europe.

Plus globalement, les enquêtes d’opinion montrent que les populations rechignent bien plus qu’à d’autres époques à envoyer leurs propres enfants à la guerre. Trump sait bien qu’après près d’un siècle d’interventionnisme, la population américaine est absolument rétive à l’envoi de troupes à l’étranger. Même en Turquie, en dépit d’un régime très nationaliste, l’opinion se montre constamment défavorable à de telles initiatives. Erdogan doit donc utiliser des mercenaires turkmènes. Et aucun soldat turc n’est allé combattre aux côtés de l’allié azerbaïdjanais contre l’armée arménienne au Haut-Karabakh. Au Japon, la population reste extrêmement pacifique du fait du traumatisme de la Seconde Guerre mondiale. Au Maroc et en Algérie, en dépit d’une vive hostilité diplomatique(due à Alger), rien n’indique que les populations seraient prêtes à une confrontation militaire. Dans le monde, on ne trouve ainsi pas de tendance générale au sein des populations en faveur de l’envoi de leurs propres enfants pour faire la guerre. Encore un motif d’optimisme !

La guerre mondiale n’aura pas lieu, par Frédéric Encel. Odile Jacob, 288 p., 23,90 €. Parution le 26 mars.



Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/frederic-encel-une-troisieme-guerre-mondiale-est-tres-improbable-UNX75HHNTVFKFJRHNELCTCKNB4/

Author : Thomas Mahler

Publish date : 2025-03-23 16:00:00

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Tags : L’Express