« Dernièrement j’étais vraiment congestionnée, alors j’ai testé de mettre des gousses d’ail dans mes narines », lance tout sourire et gousses dans le nez une Tiktokeuse à l’accent québécois. « La térébenthine va vous débarrasser de toutes les maladies et donc de tous les parasites et va en plus rétablir un équilibre au niveau du système immunitaire et réparer vos cellules », promet de son côté un jeune homme avachi dans son canapé avant d’assurer, l’air blasé d’un professeur sûr de lui : « Ce n’est pas du bullshit ! »
Sur les réseaux sociaux, la santé est devenue un terrain de jeu où n’importe qui s’improvise pseudo-médecin. Un problème, alors que les utilisateurs sont souvent jeunes, en particulier sur TikTok, où 41 % des utilisateurs ont entre 13 et 24 ans selon une analyse de Statista. Les « astuces santé » hasardeuses proférées par ces influenceurs touchent ce public parfois encore très naïf et font encourir des risques qui peuvent se révéler graves, voire mortels. La modération de ces plateformes étant déficiente, les désinformateurs sont très rarement inquiétés.
Les forcer à révéler les conséquences de leurs conseils
La situation préoccupe et indigne de nombreux médecins. Certains tentent d’agir en créant des comptes d’information. Mais d’autres privilégient des méthodes plus… offensives. C’est le cas de ReAGJIR, un syndicat de jeunes médecins qui a lancé une opération visant à « obliger » des TikTokeurs à révéler les conséquences parfois dramatiques de leurs recommandations. Pour cela, pas d’usage de la force, mais du deepfake, une technologie d’intelligence artificielle qui permet de manipuler les visages et la voix, afin de retourner contre eux les vidéos de ces apprentis experts en santé. « Cette campagne vise à mettre en lumière et combattre ce phénomène inquiétant, alors que 94 % des 16-30 ans utilisent au moins un réseau social pour s’informer, selon une enquête Ipsos publiée en 2022 », explique le docteur Raphaël Dachicourt, président du syndicat ReAGJIR.
L’opération, baptisée « Healthbuster », consiste à reprendre les vidéos originales des influenceurs, puis à transformer leur discours. Sur le compte TikTok @healthbuster5 lancé par le syndicat, l’influenceuse qui recommandait d’insérer des gousses d’ail dans le nez explique désormais qu’elle souffre d’une infection. Et le TikTokeur qui vantait les mérites de la térébenthine reconnaît qu’il n’aurait jamais dû donner ce conseil puisque l’ingestion d’essence ou d’huile de térébenthine peut être fatale. Chaque vidéo se termine par l’apparition d’un médecin qui explique avoir utilisé le deepfake afin d’alerter sur les risques encourus et rappelle qu’il faut écouter les professionnels de santé, seuls habilités à prodiguer des conseils médicaux, et non des inconnus dépourvus de toute compétence en la matière.
@healthbuster5
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♬ son original – Healthbusters – Healthbusters
« L’idée est de toucher les plus jeunes qui ont grandi avec les réseaux sociaux – comme nous, jeunes médecins -, mais qui sont plus éloignés du système de soins, puisqu’ils sont généralement en bonne santé et ont moins besoin de consulter des professionnels de santé, explique le Dr Dachicourt. De plus, si les gens se sont toujours fiés aux conseils santé qu’ils entendent à droite et à gauche, la différence avec les réseaux sociaux est qu’on est passé du simple bouche-à-oreille, qui permet de confronter ses idées, à des bulles informationnelles hermétiques, des chambres d’échos qui s’auto-entretiennent à cause d’algorithmes qui favorisent la popularité plutôt que les normes scientifiques et médicales fiables ».
Quelques milliers de vues contre des millions
Pour mener à bien leur campagne, les médecins du syndicat ont commencé par explorer TikTok afin d’identifier les conseils médicaux les plus populaires. « Puis nous avons sélectionné les contenus qui nous semblaient les plus dangereux », précise le Dr Dachicourt. Dix vidéos ont ensuite été publiées sur le compte @healthbuster5. En ligne depuis près de deux semaines, elles ont récolté un peu plus de 2000 vues en tout. Un succès limité, puisqu’il suffit de parcourir TikTok avec le mot-clef « santé » pour constater que les vidéos de désinformation médicale les plus populaires cumulent des centaines de milliers de vues, parfois même des millions.
« Plus nous obtiendrons de vues et mieux ce sera, mais nous n’avons pas pour objectif de devenir des « influenceurs santé », notre but est d’alerter et de transmettre un message simple : il vaut mieux se fier à un professionnel de santé plutôt que de suivre les conseils d’une personne lambda sur les réseaux sociaux », explique le président de ReAGJIR, qui estime que le créneau « des influenceurs santé sérieux » est déjà bien occupé, avec par exemple WhyDoc ou To Be or Not Toubib.
Débat éthique et juridique
Combattre la désinformation médicale sur les réseaux sociaux est un véritable enjeu. Mais jusqu’où les professionnels de santé peuvent-ils aller ? La campagne de ReAGJIR ouvre un débat entre la nécessaire lutte contre les conseils nocifs et le respect des droits des personnes. L’utilisation du deepfake, en particulier, soulève des questions éthiques et juridiques, puisque les visages des influenceurs épinglés sont utilisés sans leur consentement.
« C’est pour cette raison que nous avons sélectionné les conseils qui sont vraiment dangereux pour la santé, comme la vidéo sur la térébenthine dans laquelle l’influenceur conseille d’en prendre pour se soigner et minimise les effets secondaires, alors que la térébenthine est un poison et que le danger est extrême », justifie le Dr. Dachicourt. Selon lui, c’est le rapport bénéfice-risque qui a primé. « Et nous nous sommes assurés que tout était conforme au droit et à la réglementation européenne », assure-t-il. Chaque vidéo affiche d’ailleurs un bandeau explicite avertissant de l’usage d’intelligence artificielle. Mais est-ce suffisant ?
Pas si sûr, selon Maître Charles Emmanuel Soussen, avocat au barreau de Paris (et également avocat de L’Express). « Il est possible que cette démarche ne soit pas condamnée pour usurpation d’identité, mais il pourrait y avoir un problème de droit à l’image, analyse-t-il. Et c’est limite éthiquement ». Le syndicat ReAGJIR assume. « Notre rôle n’est-il pas aussi d’alerter sur les dangers, bien réels, quitte à pointer du doigt la personne qui donne ces conseils ? Notre but premier n’est pas de nuire à ces influenceurs, mais d’alerter sur ces problèmes », rétorque le Dr. Dachicourt.
Jusqu’où peut-on aller pour dénoncer ces dangers ? La question se pose. « Si ce syndicat est attaqué en justice, il y aurait un débat légitime afin que les juges déterminent le point d’équilibre entre la nécessité d’alerter sur un sujet d’intérêt général et la liberté d’expression d’un côté, et la protection des droits des individus – de leur image en l’occurrence – de l’autre », poursuit Maître Soussen. Le débat juridique est similaire à celui posé lors des opérations d’outing de personnalités politiques homosexuelles qui se sont engagées contre le droit des homosexuels. « La jurisprudence en la matière a établi qu’il était justifié de porter atteinte à la vie privée quand cela permettait de défendre des sujets d’intérêt général », rappelle-t-il.
Aucune plainte n’a été déposée. En attendant, les fausses informations continuent de pulluler sur les réseaux sociaux. Et la situation risque de ne pas s’améliorer, puisque les dirigeants des principales plateformes ont tous annoncé, peu après l’élection du président américain Donald Trump, qu’ils allaient limiter, remplacer voire supprimer leurs outils de modération afin de favoriser « la liberté d’expression ». Pour les désinformateurs, la voie est désormais libre, ou presque.
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Author : Victor Garcia
Publish date : 2025-03-21 06:00:00
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