C’est un document exceptionnel que publie le journaliste algérien Farid Alilat, expulsé de son propre pays il y a un an. Dans Un crime d’Etat (Plon), cet enquêteur chevronné, déjà auteur d’une biographie très informée de Bouteflika, fait des révélations fracassantes sur l’assassinat de Krim Belkacem, en octobre 1970, dans la chambre 1414 de l’hôtel Intercontinental de Francfort. Opposant au régime, celui-ci incarnait une Algérie démocratique et libérale. Farid Alilat s’appuie sur les archives inédites de la police et de la justice allemandes pour briser l’omerta autour de cette affaire que les hiérarques algériens sont parvenus à étouffer jusqu’à aujourd’hui. Un livre édifiant.
L’Express : Vous êtes né dans l’Algérie indépendante. Que représentait pour vous Krim Belkacem ?
Farid Alilat : Comme beaucoup d’Algériens, Krim Belkacem symbolise la lutte contre le colonialisme, le sacrifice pour une Algérie indépendante, une république démocratique, plurielle et multiculturelle. Krim Belkacem comme Mohamed Boudiaf, Larbi Ben M’Hidi ou encore Hocine Aït Ahmed sont des icônes de cette révolution qui mit un terme à cent trente-deux ans de présence française en Algérie. Dans les manuels scolaires, dans le récit national officiel, on enseigne peu de choses sur ces hommes élevés au rang de mythes intouchables.
Quelle était la thèse la plus répandue en Algérie sur sa mort ?
Selon la thèse officielle, Krim Belkacem est mort assassiné en Allemagne. Elle s’arrête ici, cette thèse. On ne dit pas comment il a été tué, par qui, pour quelles raisons, encore moins désigne-t-on le ou les commanditaires. Il n’y a jamais eu d’enquête en Algérie pour faire la vérité sur ce crime d’Etat. Certains pensent qu’il a été tué par la redoutable sécurité militaire, d’autres qu’il a été liquidé par le président Houari Boumediene alors que certains croient qu’il a fait l’objet d’un règlement de comptes mafieux. Toujours est-il que les Algériens ont été tenus dans le secret de ce crime politique, y compris la propre famille de Krim Belkacem.
Qui était-il ?
Fils d’un notable de Kabylie, il a pris le maquis en 1947 pour s’opposer à l’ordre colonial. A 25 ans, il dirigeait déjà quelques centaines de combattants dans les massifs de la Kabylie. Membre fondateur du FLN, il est l’un des neuf « fils de la Toussaint » qui ont déclenché l’insurrection de 1954. Il a été ministre des Forces armées, de l’Intérieur, chef de la diplomatie, vice-président du GPRA [NDLR : Gouvernement provisoire de la République algérienne], chef de la délégation qui a négocié les accords d’Evian et signataire de ces accords de mars 1962. A ce titre, et pour d’autres raisons encore, il était légitime pour jouer un rôle majeur dans l’Algérie indépendante et prétendre à diriger le pays. Ahmed Ben Bella et Houari Boumediene ayant pris le pouvoir par la force et les armes pour instaurer une dictature socialiste, Krim Belkacem est devenu un opposant, donc un adversaire, un ennemi à liquider.
Il a été le principal négociateur algérien des accords d’Evian. Sans lui, ceux-là auraient-ils été possibles ?
On ne peut pas refaire le passé, mais son parcours dans le mouvement nationaliste, son charisme, son autorité, son tempérament, son ambition ainsi que son poids au sein des dirigeants du FLN ont pesé sur l’issue des négociations. Il ne faut pas oublier que Krim Belkacem a été reçu par de nombreux dirigeants du monde en sa qualité de chef de la diplomatie du GPRA. Cela a aussi pesé sur sa désignation comme chef de la délégation du FLN dans ces pourparlers.
Qu’est-ce qui lui revient dans ces accords ?
Les négociations qui ont abouti à la signature des accords d’Evian ont été un remarquable travail collectif aussi bien des dirigeants politiques, des diplomates ou encore des militaires et des services de renseignement. On ne peut pas lui attribuer à lui seul ou à un autre la paternité de ces accords. Mais, comme je l’ai souligné, le poids de Krim Belkacem a pesé sur l’issue des pourparlers. On peut dire qu’il en a été le catalyseur et, bien sûr, le seul Algérien à parapher les 93 pages de ces fameux accords.
Après l’indépendance, il se retrouve dans l’opposition à Ben Bella puis à Boumediene. Est-ce seulement pour des raisons idéologiques ou pour des questions de personne ?
Tous les trois nourrissaient une ambition légitime de conquérir le pouvoir. Ben Bella s’est allié avec Boumediene bien avant l’indépendance pour prendre le pouvoir. Il est d’ailleurs arrivé en septembre 1962 avant l’Armée des frontières de Boumediene. Ambitieux, celui-ci attendait son heure pour renverser Ben Bella et prendre ce qu’il estimait lui revenir de droit. C’est ce qu’il fit avec le coup d’Etat du 19 juin 1965. Krim Belkacem entra dans l’opposition dès l’indépendance en devenant député en 1962, avant de démissionner en 1963. A partir de 1967, il est forcé à l’exil pour échapper à la prison et s’installe dans une opposition frontale. Son projet, son ambition étaient de renverser le régime de Boumediene pour instaurer un Etat démocratique.
Avec lui, c’est le rêve d’une Algérie démocratique et libérale qui s’est évaporé, dites-vous. Quelle était réellement sa philosophie politique ?
Ben Bella comme Boumediene ont mis en place un régime socialiste, ils ont aboli le pluralisme, interdit la presse tout en s’appuyant sur la police politique pour faire peur, terroriser et réduire au silence les opposants. Il est remarquable de constater que quatre des hommes qui ont déclenché l’insurrection, Boudiaf, Belkacem, Khider et Aït Ahmed ont été forcés à l’exil. Deux ont été assassinés.
Krim Belkacem était libéral, pas du tout porté sur les idées socialistes ou marxistes, anti-panarabiste, républicain. Tout le contraire de Ben Bella et Boumediene. Je suppose que le fait d’être kabyle n’a pas arrangé les choses tant les deux présidents nourrissaient une certaine aversion, du moins de l’hostilité, à l’égard des Kabyles.
En exil forcé à partir de 1967, que devient-il ?
En août 1967, il fuit l’Algérie pour le Maroc où il installe sa famille. Il sillonne l’Europe et l’Asie où il compte de nombreux amis dirigeants et dignitaires. En octobre 1967, il crée son parti MDRA [NDLR : Mouvement pour la défense de la révolution algérienne], dont le projet principal est d’en finir avec le régime de Boumediene. De fait, il devient une menace, tant et si bien que le pouvoir à Alger fera tout pour le faire taire et finalement l’éliminer. C’est peu dire que le gouvernement algérien a multiplié les pressions, les menaces et les chantages sur les gouvernements français et suisse pour réduire au silence ces opposants dont Krim Belkacem était la figure de proue.
Quel a été le fait générateur de votre enquête ? Qu’est-ce qui vous a mis sur la piste des archives allemandes ?
Voilà une icône de la révolution assassinée en Allemagne sans que l’on connaisse toute la vérité sur ce crime abject et impuni. J’ai donc voulu enquêter pour faire la lumière, élucider cette énigme et briser ce tabou qui dure depuis cinquante-cinq ans. Je savais que ces archives allemandes existaient, mais j’ignorais ce qu’elles contenaient et où elles se trouvaient. J’ai donc fait un travail d’investigation pour les localiser et les récupérer. Ce sont 1 440 pages de documents qui n’ont jamais été rendus publics.
Vos investigations désignent un commanditaire présumé, Ahmed Draïa, patron de la police de l’époque. Quel est selon vous le mobile de « crime d’Etat » ?
Dans un crime d’Etat, il n’y a jamais d’ordre écrit, de preuve formelle ou de pièce à conviction irréfutable qui désigne le ou les donneurs d’ordre. Dans le cas de Krim Belkacem, le crime pourrait avoir été ordonné par Boumediene. Tout le désigne comme l’ordonnateur. C’est lui qui l’a fait condamner à mort en 1969 par la cour révolutionnaire d’Oran. Boumediene connaissait très bien le chef du commando, Hamid Aït Mesbah. Rien ne pouvait se faire sans l’aval de Boumediene, maître du pays. Encore moins quand il s’agit d’assassiner un ancien dirigeant de la révolution. En même temps, Boumediene était en négociations très avancées avec Belkacem afin que celui-ci rentre en Algérie en échange de garanties. Ces négociations avaient même abouti à un accord verbal. Mais si Boumediene n’a pas formellement ordonné cet assassinat, il l’a bénit, l’a couvert et a protégé son commanditaire et ses auteurs.
Cela est un crime dans le crime. Quant à Ahmed Draïa, il avait d’abord une revanche à prendre sur Krim Belkacem, qui l’a fait condamné en 1959 à deux ans de prison dans le fameux « complot des colonels ». C’est lui le procureur qui a requis la peine de mort contre Krim en 1969. C’est lui aussi qui a confisqué la villa de Krim pour la confier à un cacique du FLN. Draïa était un type interlope, un dur, limite voyou, dont même Boumediene se méfiait. Il avait beaucoup de raisons à ce que Belkacem ne revienne pas s’installer en Algérie où il pourrait être amené à occuper des responsabilités. Boumediene affirme sur son lit d’agonie que le mobile du crime est financier. On n’a pas assassiné un simple citoyen, mais un opposant en exil et une des figures de la lutte pour l’indépendance. Le crime restera à jamais un crime d’Etat tant il a été préparé et ordonné au sommet de l’Etat et exécuté par des agents des services spéciaux envoyés d’Alger. A ce jour, il est couvert par la conspiration du silence.
Cet assassinat aurait-il un lien avec les conditions posées par Krim Belkacem pour revenir en Algérie en 1971 ?
Je ne tranche pas sur le commanditaire tant que je n’ai pas le document ou la preuve formelle qui le désigne, mais il est très probable qu’il soit lié à ces négociations entre Belkacem et Boumediene. Mais quand bien même ce serait le cas, Boumediene a couvert l’ordonnateur du crime ainsi que les exécutants.
Pourquoi son corps n’a-t-il été rapatrié qu’en 1984, après la mort de Boumediene ?
Boumediene vivant, il ne pouvait y avoir de vérité sur la mort de Krim. La famille de ce dernier a refusé que sa dépouille soit rapatriée en Algérie et le roi du Maroc, sur pression de Boumediene, n’a pas accédé à la demande de la famille de Krim de l’enterrer au Maroc. Il a donc été enterré en Allemagne. En 1984, le président Chadli décide de réhabiliter Krim en rapatriant sa dépouille sans pour autant lever le voile sur cet assassinat.
A vous lire, l’histoire du pouvoir algérien depuis l’indépendance ressemble à une interminable lutte de clans. Celle-ci se poursuit-elle encore aujourd’hui ?
La configuration du pouvoir ainsi que les hommes qui l’exercent et l’incarnent a changé au fil des décennies. Le pouvoir d’aujourd’hui ne ressemble pas à celui incarné pendant vingt ans par Bouteflika, lequel se différenciait de ses prédécesseurs. La nature des régimes a changé. Jusqu’en 1989, nous étions dans un régime socialiste, avec un parti unique. Ce n’est plus le cas depuis la mise en place du pluralisme. Il y a toujours des clans ou des lobbys au sein de l’armée, des services, dans le monde des affaires, mais ils ne sont pas de nature à renverser le pouvoir. En 2019, ce sont les Algériens qui sont sortis dans la rue pour renverser pacifiquement le régime de Bouteflika.
Ce type d’assassinats ciblés d’opposants hors de l’Algérie est-il une pratique révolue ?
On tente de museler les opposants, de les intimider ou de les salir, de les condamner à de lourdes peines ou de réclamer leur extradition. Mais l’élimination physique des opposants en exil est révolue.
Vous avez été « expulsé » d’Algérie, votre pays, en avril 2024. Vous n’êtes pas français ! Quelle est votre situation aujourd’hui ?
Je suis interdit de séjour dans mon pays par une décision arbitraire, illégale, anticonstitutionnelle et sans aucun motif. Résidant en France depuis 2004, je n’ai pas d’autre nationalité. Un an après mon expulsion, mon nom est toujours fiché dans les aéroports et ports d’Algérie sans aucun motif, sans aucune explication, sans aucune justification et sans aucune décision d’une autorité judiciaire.
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Author : Sébastien Le Fol
Publish date : 2025-03-24 17:00:00
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