La guerre en Ukraine et la menace russe obligent la France à remonter en puissance militairement. Depuis bientôt trois années, Emmanuel Chiva y œuvre, comme délégué général pour l’armement, et bouscule, dans le bon sens, un secteur de la défense aux habitudes bien établies. Avec un credo : maintenir les grandes compétences de la maison DGA (direction générale de l’armement), créée en 1961 pour bâtir la dissuasion française, tout en accélérant sa capacité à fournir les équipements de tous types dont les militaires ont besoin, des sous-marins nucléaires jusqu’aux petits drones consommables à bas coût. Verbatim.
« Produire plus rapidement et en masse »
Pendant des années, nos grands industriels de défense, parce qu’on ne leur a pas demandé autre chose, ont surtout développé des armes extrêmement perfectionnées, avec des rythmes lents de livraison. Jusqu’à récemment, nous choisissions nos guerres. Aujourd’hui elles s’imposent à nous. Il nous faut donc produire rapidement, à coût maîtrisé et en masse, alors que jusqu’ici le critère central était la performance. Les systèmes d’armes dont on a besoin ne doivent plus systématiquement être les meilleurs au monde. Ils ne répondront pas aux attentes si on met trois ans à les produire et quatre ans à les livrer, en comptant le travail de certification de validation de la DGA. Ces avancées sont rendues possibles aujourd’hui grâce à la décision du président de la République en 2022 d’annoncer un passage en économie de guerre, et par la mobilisation de tous les acteurs, tant industriels qu’étatiques, par le ministre des Armées Sébastien Lecornu.
« Une opportunité pour l’Europe »
La période actuelle, avec l’administration Trump, est évidemment compliquée, mais c’est aussi une magnifique opportunité pour l’Europe de s’affirmer. La guerre en Ukraine n’a déclassé aucun armement. On a toujours besoin d’artillerie, de défenses sol-air, de blindés, d’aviation. Les combats ont lieu dans les airs, sur la mer et sur la terre, mais aussi sous la mer, dans l’espace, dans les champs informationnels et cyber. Il nous faut nous adapter à cette modification de l’environnement géostratégique. L’enjeu est que les nations européennes conservent bien chacune leurs prérogatives dans les choix capacitaires, tout en cherchant à dialoguer et à s’accorder. Il ne faut pas se mettre à faire à plusieurs ce qu’on fait déjà bien tout seul. Il faut vraiment changer de modèle et arrêter de faire de la coopération de temps de paix, pour savoir quels bureaux d’études ou quelles PME de telle ou telle nation pourront bénéficier de telles coopérations. On n’est vraiment plus dans un moment où il faut faire de la montée de compétences mais davantage en capacités de production.
« Un secteur de la défense mieux financé »
La dynamique de prise de conscience du monde financier en faveur de la défense est une très bonne nouvelle. Un calendrier volontariste va se mettre en place pour répondre aux besoins identifiés par la DGA. A très court terme, il y aura des financements pour assurer des fonds propres et des prêts aux entreprises. Puis, grâce à des instruments bancaires et des fonds privés, on va favoriser les investissements français dans des sociétés qui pourront ainsi rester souveraines.
« Créer des champions européens »
L’autonomie stratégique européenne passe par une base industrielle et technologique de défense européenne souveraine et autonome. L’argent européen doit aller à l’achat de matériel européen. Le seuil minimum de 65 % de composants d’origine européenne pour bénéficier de l’argent européen, proposé par la Commission, c’est une très bonne nouvelle. Aux Etats-Unis, je rappelle que c’est 100 % de composants américains. Il y a des concurrences entre industriels européens, mais il y en a aussi entre industriels français. Il faut structurer tout cela, relocaliser le cas échéant des productions et diversifier les sources d’approvisionnement. Une consolidation peut permettre de créer les champions européens dont on a besoin. Il faut voir quel pays est le meilleur sur tel ou tel type d’armement pour qu’il puisse entraîner les industries des autres pays à le produire.
« Eviter les dépendances problématiques »
Limiter les dépendances fait partie de notre travail et de notre expertise. C’est pour cela qu’on compte 10 600 agents à la DGA, dont 7 500 dans la fonction technique, pour faire attention à ce que, dans l’ensemble des éléments et des composants qui constituent un système d’armes, nous n’ayons pas des dépendances problématiques. Nous fournissons aussi un gros effort sur les matières premières, avec la relocalisation en Europe de capacités de production de poudre ou le fait d’avoir des stocks de minerai ou de métaux stratégiques. N’oublions pas l’éléphant dans la pièce : les composants Itar, d’origine américaine et sur lesquels les Etats-Unis gardent un droit de regard. Ils sont potentiellement de nature à nous empêcher d’utiliser des matériels. Autant c’est bien d’avoir des armements interopérables, autant je ne souhaite pas être Itar-opérable. Pour tout ce qui a trait à nos capacités souveraines de dissuasion nucléaire par exemple, nous garantissons de ne pas être dépendants de ce type de composants.
« Etre alliés n’est pas être aliénés »
Pour construire un porte-avions nouvelle génération comme veut le faire la France, vous ne trouverez pas de catapulte électromagnétique ailleurs qu’aux Etats-Unis et, par ailleurs, le développement d’une filière nationale n’est pas une hypothèse réaliste économiquement. C’est ce qu’on appelle une dépendance consentie et maîtrisée. Sur d’autres capacités, en revanche, on peut se désengager d’éléments ou de sous-systèmes pour lesquels on est dépendant. Je ne dis pas qu’il faut être souverain en tout, mais simplement qu’être alliés ce n’est pas être aliénés. La mutualisation de l’acquisition de l’A400M est un bon exemple de souveraineté européenne. Face au désengagement américain, des capacités de transports tactiques, qui reposent sur des matériels non-européens, peuvent être appréhendées différemment.
« 10 000 emplois en souffrance »
Il y a 10 000 emplois, de tous ordres, en souffrance aujourd’hui dans le monde de la défense – ingénieurs, ouvriers, techniciens – qu’il faudra pouvoir pourvoir afin d’accompagner le développement de notre BITD [NDLR : l’industrie de défense]. Il faut former des gens, être capable d’en recruter et de les garder sur le long terme. Nous menons aussi ce travail à travers les réserves, au profit des industriels de défense. La tension sur les métiers ne concerne pas uniquement des métiers en rapport avec l’intelligence artificielle ou le cyber. On cherche aussi des gens qui sont capables d’être des soudeurs sur les chantiers de Naval Group. Et nous travaillons avec les industriels, justement, pour trouver des solutions.
« Partenariat avec l’industrie civile »
Le recours à l’industrie civile est indispensable. Elle a l’habitude de faire des chaînes de montage, de faire de l’optimisation, de l’efficience industrielle. Au regard de ça, nous avons créé, à la DGA, la direction de l’industrie de défense, qui a vocation à être le partenaire de l’industrie de défense et de créer des ponts avec l’industrie civile, pour nous permettre de bénéficier des compétences des deux. Le dialogue se passe de manière tout à fait satisfaisante aujourd’hui. Pour développer notre outil industriel de défense, au début du XXe siècle, on avait déjà recours à l’industrie automobile, à l’industrie chimique, en particulier pour faire des bombes en grande série. On adopte cette approche-là aujourd’hui. Nous ferons bientôt des annonces.
« Mieux préparer les sous-traitants »
Il faut bien plus considérer les sous-traitants des grands industriels qu’ils ne l’étaient auparavant. Ils peuvent constituer autant de goulets d’étranglement, parce qu’ils n’ont pas la ressource humaine ou le matériel nécessaire. On en a l’exemple avec le missile franco-italien Aster, ce qui se fait de mieux aujourd’hui et qui est concurrent du Patriot américain. Pour le produire, cela mettait trente-six mois. On a réussi à abaisser cela à trente et un mois, mais au prix d’un effort assez fantastique sur une chaîne de sous-traitance incroyablement complexe, avec pléthore de PME essentielles, en Italie et en France, dans le développement du système. Pour la nouvelle version du missile, qui sera capable d’intercepter des menaces hypersoniques, il faudra essayer de faire autrement.
Des participants de divers pays, dont des membres de l’Armée de l’air et de l’espace (AAE) française, lors de la 4e édition de l’exercice spatial militaire Aster X au Centre national d’études spatiales (CNES) à Toulouse, le 7 mars 2024
Nous travaillons avec les MBDA, Naval Group, Thales, Safran Dassault et autres, pour permettre à ces sous-traitants de se préparer aux commandes futures et de bénéficier des avances que l’on donne aux grands groupes. Il nous faut des systèmes qui soient compatibles avec les contraintes des PME en termes de délais de paiement. Je connais ces contraintes, j’ai dirigé 13 PME. Si j’avais eu la visibilité qu’on donne aujourd’hui, j’aurais pu produire un business plan qui m’aurait permis de mieux attirer des investisseurs. Il ne faut pas oublier que toutes ces sociétés sont autant de cibles pour nos compétiteurs. On constate un accroissement des attaques cyber et physiques sur les maillons les plus faibles de notre système.
« Si on n’accélère pas sur l’IA… »
L’intelligence artificielle nous permet déjà d’avoir de l’autonomie dans les systèmes d’armes. Les Ukrainiens utilisent déjà des IA pour identifier des cibles sur le front. Le seul problème de l’IA, c’est un risque de nivellement et d’accès. Le danger est d’être dépassé par nos adversaires sur des capacités qui auparavant étaient l’apanage des Etats. C’est pour cela que le ministre des Armées a décidé de créer l’Agence ministérielle pour l’intelligence artificielle de défense, à laquelle la DGA contribue. Si on n’accélère pas dans ce domaine-là, on risque d’être déclassé, c’est absolument essentiel. Il ne faut pas oublier non plus que l’IA, ce ne sont pas que des algorithmes, mais aussi des moyens de calcul. C’est l’une des raisons pour lesquelles on a acquis notre propre supercalculateur.
« Dans la course au quantique avec Proqcima »
Le quantique, c’est la vraie révolution. Il y aura un avant et un après. Dans le domaine des capteurs, on sera capable de se localiser n’importe où à la surface du globe sans avoir besoin, justement, de signal extérieur. Un ordinateur quantique, sur un certain nombre de problèmes et dans un certain nombre de cas, sera capable de mettre quelques minutes, en théorie, pour réaliser des calculs que tous les ordinateurs disponibles mettraient l’âge de l’univers à résoudre. La France est dans la course quantique avec le programme Proqcima, opéré par la DGA et financé par France 2030.
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Author : Eric Chol, Clément Daniez
Publish date : 2025-03-26 18:14:00
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