Marine Le Pen en saura plus sur son sort personnel d’ici lundi 31 mars, avec deux décisions attendues : celle du Conseil constitutionnel sur l’inéligibilité, celle du tribunal correctionnel dans le procès des assistants du Rassemblement national. La présidente du groupe RN à l’Assemblée sera-t-elle en mesure d’être candidate à l’Elysée en 2027 ? En Roumanie, l’élection présidentielle a été annulée après que le candidat d’extrême droite est arrivé en tête au premier tour. Le professeur des Universités Mathieu Disant, qui a notamment publié L’autorité de la chose interprétée par le Conseil constitutionnel, a la particularité d’être un spécialiste de la QPC (question prioritaire de constitutionnalité) et de s’être rendu à Bucarest pour étudier les événements sur place.
L’Express : Election présidentielle annulée en Roumanie, incertitude sur la candidature de Marine Le Pen en France : y a-t-il quelque chose de nouveau dans les rapports entre politique et justice ?
Mathieu Disant : On voit se développer en ce moment de fortes tensions entre démocratie et Etat de droit. Ce n’est pas nouveau. Mais cela prend des formes plus acerbes et problématiques. A force de lutter contre le populisme, ou ses variantes, on en vient à espérer l’interdire. Le cordon juridique au secours du cordon sanitaire. Je laisse à d’autres le soin d’évaluer si cela peut tenir lieu de véritable politique. J’observe en tant que juriste, avec une certaine inquiétude, que nous sommes désormais au point où cela entrave la liberté du suffrage et le droit d’éligibilité.
Avant d’aborder le cas de Marine Le Pen, en quoi l’annulation de l’élection présidentielle en Roumanie, où vous vous êtes rendu, illustre-t-elle ces tensions ?
Il y a eu dans ce pays plusieurs décisions importantes de la Cour constitutionnelle. Celle-ci a d’abord écarté la candidature à l’élection présidentielle d’une eurodéputée roumaine, Diana Iovanovici Șoșoacă : la Cour a construit une justification pour expliquer que cette candidate ne respectait pas les valeurs constitutionnelles et démocratiques. Ensuite, en décembre dernier, la Cour constitutionnelle a annulé l’élection présidentielle dans des conditions inédites, deux jours avant le second tour. Le candidat d’extrême droite, Calin Georgescu, était arrivé assez largement en tête. Un candidat jusqu’alors très peu connu, dont le résultat a été acquis dans les derniers jours grâce à une campagne TikTok devenue virale. La rumeur laisse à penser qu’il s’agissait à l’origine d’un candidat fantôme dont la prospérité aurait visé à affaiblir l’extrême droite. Si c’est bien le cas, la stratégie a dépassé les stratèges !
Comment s’est justifiée la Cour constitutionnelle roumaine ?
L’invalidation d’office d’une élection à ce niveau est une rareté juridique. Deux arguments combinés ont été avancés : le rôle des technologies numériques dans les campagnes électorales – la Cour évoque une « exploitation abusive des algorithmes » – et l’influence extérieure d’un autre État, la Russie en l’occurrence, ce qui crée un précédent inédit.
L’un des points notables est que l’égalité entre les candidats est évaluée à l’aune de l’utilisation des réseaux sociaux et de l’intelligence artificielle, de leur « utilisation opaque » dans la campagne électorale selon le terme de la Cour, qui relève aussi « une exposition médiatique excessive » d’un candidat au détriment des autres. Autant d’aspects, encore bien peu définis, qui font leur entrée comme de nouveaux enjeux juridiques pour l’intégrité des élections.
A cela s’ajoute, à titre confortatif pourrait-on dire, une violation de la législation sur le financement de la campagne, le candidat Georgescu ayant déposé un budget déclaré à zéro… en contradiction évidente avec l’ampleur de cette campagne numérique.
Est-ce cela qui explique le score surprise de ce candidat ?
Cela ne permet pas de réaliser un tel score, et c’est bien la complexité du problème. Le candidat a bénéficié aussi d’un vote sincère d’une partie significative de l’électorat. D’ailleurs, il n’y a eu aucune fraude électorale. Un recomptage des voix avait été ordonné, lequel n’avait mis à jour aucun problème de ce côté.
Le contexte politique roumain est une clé de lecture. L’offre politique est globalement dégradée. Par des crises régulières, par des coalitions molles et instables, par une image de corruption associée à plusieurs partis installés. Ce qui a provoqué une situation où les électeurs, même les plus informés d’entre eux, sont assez fatigués. Calin Georgescu a exploité pleinement la stratégie de l’anti-parti qui correspond à une aspiration réelle. Il est certainement fantasque, lunaire, mais pas stupide. C’est trop simple de le réduire à un bouffon ou un trublion. Ses outrances sont assez maitrisées et par elles-mêmes elles séduisent une partie de l’électorat. Il faut noter que le premier tour a été marqué par une participation en nette hausse, de cinq points, ce qui signifie que ce candidat a ramené des gens vers le vote.
Peut-on objectivement s’étonner de la décision de la Cour constitutionnelle ?
La Commission européenne pour la démocratie par le droit, organe consultatif du Conseil de l’Europe couramment appelé « Commission de Venise », a rendu, le 27 janvier 2025, un rapport urgent sur l’annulation des résultats des élections par les cours constitutionnelles qui sonne comme une mise en garde. Il y est légitimement souligné que le pouvoir des cours constitutionnelles d’invalider des élections d’office devrait être limité à des circonstances exceptionnelles (principe de l’ultima ratio) et clairement réglementé, afin de préserver la confiance des électeurs dans la légitimité des élections.
Il y a une série de questions concrètes. L’une d’elles est la preuve. La Cour s’appuie sur un élément, par définition secret, donné par le « conseil suprême de défense ». Se fonder sur un tel rapport des services est objectivement problématique. Et puis bien sûr il y a la question de définir ce qu’est une atteinte aux « valeurs constitutionnelles » ou aux « valeurs démocratiques », les termes sont d’ailleurs fluctuants dans la décision. C’est faiblement déterminé dans son périmètre, et dans le degré de l’atteinte de nature à provoquer une telle décision.
L’histoire n’est pas finie. La Cour constitutionnelle vient de rendre inéligible Calin Georgescu pour la prochaine élection. Pour quelles raisons ?
Suite à l’annulation, un nouveau scrutin est organisé. Le premier tour est fixé le 4 mai prochain, le second au 18 mai. En effet, la Cour a confirmé le 11 mars une décision du bureau électoral rendant inéligible Calin Georgescu pour la nouvelle présidentielle en s’appuyant sur ce qu’elle avait elle-même décidé en fin d’année dernière. En substance, c’est « l’attitude susceptible d’atteindre le cadre constitutionnel » qui est sanctionnée. C’est assez cohérent, si l’on passe des aspects techniques balayés par ce raisonnement bulldozer, avec la décision d’annulation et « les considérations qui y sont directement liées » pour reprendre les termes faussement pudiques la Cour. Diana Iovanovici Șoșoacă a elle-aussi été déclarée inéligible pour ce nouveau scrutin il y a quelques jours.
Sera-ce aussi le cas pour Marine Le Pen ?
Les situations sont tout à fait différentes. Elles contrastent presque sur tous les points juridiques. Ce n’est pas la même cause juridique – le juge pénal n’est pas un juge électoral. Ce n’est pas le même juge – le tribunal correctionnel n’est pas une Cour constitutionnelle, elle-même diversement politisée d’ailleurs selon les systèmes. Ce n’est pas le même contrôle, ni le même office. Et surtout ce ne sont pas les mêmes faits. Ceux évoqués dans l’affaire roumaine relèvent d’une attitude directe contre les institutions, avec toutes les questions que cela pose déjà. C’est absolument inopérant dans le cas de Mme Le Pen.
Ceci étant, le parallèle n’est pas sans fondement. Dans les deux cas, nous avons une confrontation entre démocratie et Etat de droit, ou sous une forme comparable entre justice et démocratie.
Deux décisions sont attendues en ce qui concerne Marine Le Pen : celle consécutive à une QPC (question prioritaire de constitutionnalité), celle du tribunal correctionnel de Paris. Quels sont les enjeux ?
Nous allons effectivement avoir deux décisions, qui sont très différentes par nature. Le tribunal correctionnel fait application de la loi et apprécie les faits correspondants. Le Conseil constitutionnel juge la loi. La QPC porte sur une question objective, de pur droit, celle de la constitutionnalité de l’inéligibilité immédiate. Une peine d’inéligibilité avec exécution provisoire peut-elle, alors même qu’elle n’est pas définitive (tous les recours n’ayant pas été purgés), priver un élu, non seulement de son mandat en cours, mais aussi de la possibilité de se présenter à une élection ?
C’est une vraie question que le Conseil constitutionnel doit trancher. Il le fera au regard du droit d’éligibilité, garanti par notre Déclaration de 1789. Il est établi que le législateur est compétent pour fixer les conditions d’exercice des mandats électoraux, mais il ne saurait priver un citoyen du droit d’éligibilité que dans la mesure du respect du principe d’égalité devant la loi.
Sur quoi repose la légitimité du Conseil constitutionnel pour prendre sa décision ?
Sa légitimité repose sur les compétences que la Constitution lui a attribuées, et donc le Constituant, à savoir le peuple souverain. En l’espèce, ce contrôle vient du souhait du Constituant en 2008 lorsqu’il a introduit le mécanisme des QPC.
La nomination de Richard Ferrand et les conditions de sa validation par le Parlement sont-elles problématiques ?
Quoique les uns et les autres puissent penser de cette nomination, et peu importent les circonstances, elle est juridiquement indiscutable.
Le 31 mars, le tribunal correctionnel de Paris sera-t-il lié par la décision du Conseil constitutionnel ?
La disposition législative concernée par la QPC n’est pas formellement celle applicable par le tribunal correctionnel, mais il est évident que la décision du Conseil constitutionnel ne sera pas sans effets, compte tenu de l’analogie. En cas d’inconstitutionnalité, le raisonnement sera validé et le tribunal correctionnel devra prendre en compte la décision constitutionnelle. S’il ne le faisait pas, ce serait tout bonnement un déni de justice. En cas de décision de conformité, l’application de la loi restera ouverte à son appréciation. On ne peut exclure une voie intermédiaire, où la loi serait interprétée et son application canalisée.
Que se passera-t-il concrètement si le Conseil constitutionnel déclare la disposition inconstitutionnelle ?
Ce serait un élément de nature à avoir une incidence sur l’issue du litige, comme on dit en droit, justifiant la réouverture de l’instruction, y compris tardivement. Le plus probable est qu’une nouvelle QPC serait déposée, spécialement contre la disposition concernée. Le tribunal correctionnel pourrait tout aussi bien l’appliquer directement. Sur le fond, il est clair que l’inconstitutionnalité la contaminerait.
En comparaison avec la Roumanie, le tribunal correctionnel prendra-t-il une décision politique ?
Je le répète, les situations sont bien différentes en droit. Bien sûr, les décisions, tant du Conseil constitutionnel que du tribunal correctionnel, auront des effets politiques. Cela n’en fait pas pour autant des décisions politiques.
Pour le reste, il n’est pas déraisonnable pour le juge, et même de son devoir, de tenir compte de ces effets car l’esprit de la loi est de préserver la sincérité du scrutin, pas de l’altérer ou de provoquer des conséquences excessives. On voit bien ici le problème de fond, au détriment de tous, celui d’une confusion entre responsabilité pénale et responsabilité politique. C’est cette porosité qui provoque un malaise dans nos institutions. Elle n’est pas saine.
Est-ce cela qui génère une tension entre démocratie et Etat de droit ?
Ce n’est pas la seule donnée, mais elle est importante. Confier au juge la faculté de prononcer l’inéligibilité est un mélange des genres, très dangereux, qui ne rend pas service à la justice. Cette faculté expose le juge. Plus encore dans le contexte politique contemporain. Elle provoque une zone de flou. On comprend très bien l’inéligibilité en cas d’infraction à la législation électorale, à celle des comptes de campagne, ou si les élections sont invalidées. C’est incontestable. On peut aussi la comprendre, avec des garanties sur lesquelles il faut désormais sérieusement réfléchir, pour la sanction des atteintes aux « valeurs constitutionnelles et démocratiques » comme l’inaugure le précédent roumain. Mais on voit bien, si on laisse de côté les postures de circonstances, qu’elle est inappropriée en cas de violation du droit commun. Infantiliser les électeurs n’est pas un projet pour des institutions sûres d’elles-mêmes. A trop faire entrer les juges dans la responsabilité politique, il ne faut pas s’étonner que la politique s’immisce dans la justice. Evitons chacune de ces pentes.
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Author : Eric Mandonnet
Publish date : 2025-03-27 16:00:00
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