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Edward Fishman : « Les Etats-Unis de Donald Trump se dirigent vers une autarcie »

Edward Fishman : « Les Etats-Unis de Donald Trump se dirigent vers une autarcie »

Il fut l’un des architectes des sanctions américaines contre l’Iran, qui ont forcé Téhéran à signer l’accord sur le nucléaire en 2015 ; mais aussi des premières sanctions contre la Russie en 2014 après l’annexion de la Crimée. Ancien diplomate aux départements d’Etat, de la Défense et du Trésor, Edward Fishman a assisté, aux premières loges, aux prémices d’un nouvel âge : l’ère de la guerre économique mondiale. De son expérience et d’une centaine d’entretiens, il a fait un livre fascinant : Chokepoints : American Power in the Age of Economic Warfare (Portfolio, février 2025), ou comment les Etats-Unis ont fourbi leurs armes économiques pour construire leur puissance. « Désormais, d’un simple trait de plume, le président américain peut imposer des sanctions économiques bien plus sévères que les blocus et embargos d’autrefois », écrit-il. Les adversaires et alliés de Washington en ont tiré des leçons.

« La mondialisation est morte, affirme Edward Fishman à L’Express. Plus personne ne pense que les relations commerciales entre les pays sont toujours gagnantes. » Surtout pas Donald Trump, qui mène tambour battant sa guerre commerciale tous azimuts, à coups de droits de douane exorbitants. Une escalade dangereuse, selon le diplomate. « L’histoire montre que lorsque les Etats ne peuvent pas acquérir des marchés et des ressources à l’étranger par le biais du commerce, ils sont tentés de les conquérir par l’impérialisme. » Entretien.

L’Express : En quoi la guerre économique du XXIe siècle est-elle nouvelle ?

Edward Fishman : La guerre économique est vieille comme le monde. De la Grèce antique au blocus continental de Napoléon pour barrer l’accès des marchandises britanniques à son empire. La nouveauté, ce sont les « points d’étranglement » dans l’économie mondiale : la clé du pouvoir géopolitique réside aujourd’hui dans le contrôle de quelques nœuds critiques, sur lesquels certains Etats occupent une position dominante. Ceux-là exercent une influence extraordinaire car ils peuvent interdire l’accès à d’autres pays et dévaster leurs économies. Le dollar américain est certainement la plus puissante de ces armes. Mais la plupart de ces « points névralgiques » se sont forgés de manière presque accidentelle.

A l’exception du pétrodollar, dont vous racontez la naissance lors d’un « deal » secret signé dans la ville saoudienne de Djeddah, en juillet 1974…

Par le « tsar de l’énergie » de Nixon, William Simon, en plein choc pétrolier. Les Etats-Unis étaient sous embargo arabe, en représailles à la guerre du Kippour. Les prix à la pompe s’envolaient dans les stations essence américaine. William Simon a passé un accord avec les Saoudiens : en échange de l’assistance militaire américaine et de la poursuite des achats de pétrole, le Royaume investirait l’argent du pétrole en bons du Trésor américain. Simon avait obtenu l’engagement d’un pays étranger de financer les déficits américains.

Qu’est-ce qui a fait basculer l’Amérique dans un « nouvel âge » de la guerre économique ?

La confrontation avec l’Iran a été un tournant. Quand George W. Bush est réélu en 2004, l’Iran est la priorité absolue des Etats-Unis en matière de sécurité nationale, en raison du programme nucléaire à grande échelle que le pays développait. L’Iran enrichissait de l’uranium et du plutonium, avait un programme de missiles et des installations enfouies à des dizaines de mètres sous terre. L’arrivée au pouvoir de Mahmoud Ahmadinejad, qui avait menacé d' »effacer Israël de la surface de la terre », a changé la donne.

Nous sommes à l’été 2005. George W. Bush est dans l’embarras : deux ans plus tôt, il a envahi l’Irak au prétexte que Saddam Hussein avait des armes nucléaires qui n’avaient jamais existé. Et voilà que le voisin de l’Irak, un pays beaucoup plus grand et plus puissant, dispose, lui, d’un véritable programme d’armement nucléaire. Les Etats-Unis ont déjà des hommes en Irak et en Afghanistan, ils n’ont aucune envie d’une nouvelle guerre au Moyen-Orient, mais ils craignent viscéralement que l’Iran obtienne des armes nucléaires et puisse les transférer à un groupe terroriste comme Al-Qaida, le Hamas ou le Hezbollah – les attentats du 11-Septembre n’étaient pas si loin.

George W. Bush ne croit toutefois pas en l’efficacité des sanctions. Au même moment, une nouvelle division du département du Trésor est créée, dirigée par un certain Stuart Levey, le premier sous-secrétaire d’Etat au terrorisme et au renseignement financier. Il prend l’affaire iranienne comme un défi personnel. Il le sait, il n’est pas question de déployer une force militaire comme en Irak, ni des navires pour faire un blocus maritime, et il n’y a pas de consensus à l’ONU pour un embargo total sur l’Iran.

Mais Levey comprend vite qu’il n’a pas nécessairement besoin du soutien de l’ONU ou d’autres pays. Il entame une croisade dans les banques du monde entier avec, dans ses bagages, des renseignements déclassifiés montrant comment ces banques sont utilisées pour financer le programme nucléaire iranien, le Hamas et le Hezbollah. Beaucoup de banques redoutent au plus haut point l’atteinte à leur réputation si le public et leurs actionnaires apprenaient ce genre d’information. La majorité de ces établissements ont donc cessé de leur propre chef de faire des affaires avec l’Iran. Il y a toutefois eu des récalcitrants, notamment à Dubaï et en Turquie. Ces derniers ont été menacés de sanctions secondaires, c’est-à-dire d’être coupés du système financier dollarisé, à moins de cesser leurs affaires avec l’Iran. Ceux qui ont ignoré cette menace l’ont payé cher : la banque française BNP Paribas en sait quelque chose, elle a écopé d’une méga amende de près de 9 milliards de dollars en 2014 pour avoir contourné les embargos imposés par les Etats-Unis.

La combinaison de cette diplomatie directe avec les entreprises et des sanctions secondaires a marché. L’Iran s’est retrouvé isolé du système financier international et ces sanctions ont finalement conduit à l’accord sur le nucléaire iranien en 2015.

Bientôt, la méthode allait être utilisée contre la Russie ?

Cette histoire est dingue car elle coïncide en réalité avec l’affaire iranienne. Le 24 novembre 2013, un premier accord préliminaire sur le nucléaire iranien est signé à Genève. Ce même jour, des milliers de manifestants prennent la place Maïdan à Kiev. S’ensuivront la fuite du président ukrainien Viktor Ianoukovitch et l’annexion de la Crimée par la Russie, en mars 2014. A ce moment-là, la confiance dans les sanctions est au plus haut, en raison du précédent iranien. Le défi ? Déployer les mêmes outils contre la Russie, la 8e économie mondiale, le plus grand exportateur de combustibles fossiles, qui vend des tonnes de gaz à l’Europe. On craint alors que des sanctions contre la Russie emportent l’économie européenne et mondiale.

C’est en 2014 qu’il aurait fallu donner le coup de grâce à l’économie russe.

Les Etats-Unis veulent former une coalition de volontaires avec les Européens. La Russie est exclue du G8. Et pour la première fois, cet arsenal économique est déployé contre une grande économie. Et même si les sanctions ont été relativement modestes contre la Russie à l’été 2014, elles ont fini par faire plonger l’économie russe car cela coïncidait avec l’effondrement du prix mondial du pétrole. Avec du recul, on se dit que c’est à ce moment-là qu’il aurait fallu donner le coup de grâce. Mais Hollande et Merkel se sont rendus à Minsk pour négocier l’accord de cessez-le-feu en février 2015. Et Obama leur a laissé la main.

Après l’Iran et la Russie, les Etats-Unis vont s’attaquer à leur plus gros adversaire : la Chine ?

Les hommes de Trump à l’époque, Robert Lighthizer (représentant au commerce) et Matt Pottinger (responsable du Conseil de sécurité nationale pour l’Asie), considèrent que la Chine mène une guerre économique contre les Etats-Unis depuis des décennies, vole la propriété intellectuelle des entreprises américaines, empêche ces dernières d’accéder au marché chinois, les force à créer des joint-ventures avec des sociétés chinoises. Et qu’a fait Washington en représailles ? Rien, selon eux. L’opération américaine est donc une forme de riposte contre la Chine. Cette fois, elle ne s’appuie pas sur la dépendance au dollar mais sur un autre maillon faible de la Chine : l’accès à la chaîne d’approvisionnement pour les produits technologiques. Autrement dit, utiliser la Silicon Valley contre Pékin.

Une fois de plus, l’administration américaine découvre ce pouvoir de manière quasi fortuite, à la faveur de sanctions précédentes contre l’Iran. En 2016, le numéro 2 chinois des télécoms ZTE est accusé d’avoir « illicitement réexporté » des équipements en Iran. Peu de temps après l’investiture de Trump, ZTE signe un accord – négocié sous la précédente administration Obama – avec le ministère du Commerce américain.

En vertu de cet accord, la société accepte de payer une grosse amende et de licencier certains cadres impliqués dans son système de contournement de sanctions. Mais un an plus tard, Washington s’aperçoit que ZTE viole complètement ses engagements. Certains hauts cadres que ZTE prétendaient avoir même reçu des primes. C’était un pied de nez aux Etats-Unis. Le secrétaire d’État au commerce, Wilbur Ross, a vu rouge et a ajouté ZTE à la liste noire des entreprises soumises à des contrôles d’exportation, la plus draconienne qui existe aux Etats-Unis. Elle interdit l’achat de tout produit en provenance de ces pays. ZTE achetait notamment des puces à Qualcomm, grand fabricant américain de puces. En l’espace de quelques semaines, elle a quasiment cessé ses activités.

Le bras de fer avec ZTE a été une révélation pour la Maison Blanche, qui a réalisé que l’arme technologique pouvait décapiter des entreprises chinoises.

C’était une telle crise pour ZTE que Xi Jinping a appelé Trump en mai 2018 et l’a supplié de retirer sa société de cette liste noire. Trump a accepté, en pensant que Xi Jinping lui serait redevable. Les « faucons » de l’administration Trump, comme Lighthizer, étaient furieux : pourquoi offrir à Pékin une telle bouée de sauvetage ?

Quoi qu’il en soit, cet épisode a été une révélation pour la Maison-Blanche, qui a réalisé que l’arme technologique pouvait décapiter des entreprises chinoises. Le fabricant chinois de puces de mémoire, Fujian Jinhua, en a fait les frais en 2018, après avoir volé la propriété intellectuelle du fabricant de puces américain Micron. Puis, ce fut le tour de Huawei, frappé en 2019 par des contrôles à l’exportation.

En face, Pékin a aussi bâti un arsenal économique ?

L’exemple le plus frappant concerne la chaîne de valeurs sur les énergies vertes, des minéraux critiques qui entrent dans la fabrication des automobiles et des batteries, jusqu’à la fabrication des batteries elles-mêmes, un marché que la Chine domine complètement, et aux produits finis : les véhicules électriques. La Chine est devenue le premier exportateur mondial de voitures. Les Etats-Unis sont tellement préoccupés qu’ils ont imposé, sous l’administration Biden, des droits de douane de 100 % sur les véhicules électriques chinois !

La Chine domine donc le secteur de l’énergie propre et a déjà commencé à utiliser les batteries comme une arme, par exemple en imposant des sanctions à la plus grande entreprise de drones américaine, Skydio. Le résultat n’a pas tardé : Skydio est aujourd’hui en crise et a dû rationner les batteries. Elle ne peut fournir qu’une seule batterie par drone. Or, si vous utilisez un drone sur un champ de bataille ou sur un terrain où il faut effectuer de nombreuses missions, le fait de n’avoir qu’une seule batterie pose un réel problème. Pékin a également imposé des contrôles à l’exportation sur les minéraux critiques et les terres rares vers les Etats-Unis.

Vous évoquez dans votre livre le cas de la Corée du Nord, avec qui la pression économique a été peu concluante…

C’est un cas intéressant car il montre que sanctionner un pays indéfiniment sans traduire le préjudice économique en un objectif politique mène à un cul-de-sac. Résultat, on a un pays coupé de l’économie mondiale, qui dispose d’armes nucléaires. Un Etat paria armé jusqu’aux dents. La Corée du Nord est un exemple d’échec de la guerre économique, qui montre aussi qu’une fois qu’un pays s’est nucléarisé, il est très difficile de faire marche arrière. C’est pourquoi l’Iran inquiète tant en ce moment. Elle a perdu une grande partie de sa force de dissuasion conventionnelle – ses défenses aériennes et ses proxys au Liban. Par conséquent, les Etats-Unis craignent que Téhéran ne tente de fabriquer des armes nucléaires.

Au début des années 2000, nous considérions les sanctions, les tarifs douaniers et les contrôles des exportations comme un moyen de changer le comportement d’autres gouvernements. Il était entendu que l’état normal des relations entre les pays était le commerce ouvert. Si un pays était sanctionné, c’était parce qu’il s’était mal comporté. Et s’il corrigeait son comportement, les sanctions étaient levées. Le bras de fer contre la Chine marque une évolution majeure, non seulement parce que la Chine est une très grande économie, mais aussi parce que l’état d’esprit a changé : si l’on regarde les contrôles des exportations de Huawei, il n’y a plus de calcul visant à faire évoluer le comportement de l’Etat chinois. Ces mesures n’ont qu’un but : affaiblir la Chine et garder une longueur d’avance sur elle dans la course technologique.

C’est un tournant psychologique : la guerre économique cesse d’être un moyen d’atteindre un objectif politique pour devenir un moyen d’affaiblir un adversaire et d’annuler certaines modalités de la mondialisation qui, selon Washington, nuisent aux intérêts américains. Dans ce cas, la guerre économique devient presque un outil de démondialisation. Avec l’idée que nous n’aurions pas dû intégrer autant notre économie à celle de la Chine et que nous voulons donc la réduire de façon permanente.

On s’est toujours demandé ce qu’il adviendrait après la mondialisation, à quoi ressemblerait la nouvelle économie mondiale. Mais celle-ci se construit tous les jours sous nos yeux, avec chaque nouvelle sanction, chaque nouveau droit de douane et chaque nouveau contrôle des exportations qui entre en vigueur. Ces mesures restructurent en permanence les flux financiers et commerciaux.

Est-ce la fin de la mondialisation ?

En réalité, nous avons toujours une interdépendance économique. La Chine reste le troisième partenaire commercial des Etats-Unis. Mais pour moi, la mondialisation est déjà morte. Car la croyance qui sous-tend la mondialisation est morte. J’ai grandi dans les années 1990. J’ai été élevé dans l’idée que les relations économiques entre les pays étaient bénéfiques pour tous. Tout cela est fini.

Dans ce contexte, la sécurité économique est devenue une priorité nationale pour beaucoup d’Etats. Vous expliquez dans votre livre qu’elle n’est pas conciliable avec l’interdépendance économique et la concurrence géopolitique. Comment sortir de cette équation ?

Aux Etats-Unis, sous l’administration Biden, l’idée était de renforcer les liens économiques avec nos amis, le Canada, le Mexique, l’Europe, les démocraties asiatiques comme le Japon et la Corée du Sud, tout en se découplant ou en se diversifiant vis-à-vis de la Chine et de la Russie. En somme, l’interdépendance économique subsisterait, mais au sein d’un groupe plus restreint de pays.

Donald Trump nous emmène dans une autre direction : celle de la guerre économique non seulement contre la Chine et la Russie, mais autant, sinon plus, contre le Canada, le Mexique et l’Union européenne. Il a menacé de sanctions et de tarifs douaniers la Colombie, le Brésil, l’Inde – pratiquement tous les pays !

Dans ce scénario, il n’y aura pas un bloc démocratique et un bloc autoritaire, mais une économie mondiale où chaque nation ne roule que pour elle-même. Par conséquent, si vous êtes une entreprise aux Etats-Unis, le seul endroit logique où investir est le territoire national. Pourquoi créer une usine en France ou au Canada si ces pays sont soumis à des sanctions ou des droits de douane le lendemain ? A moins que Trump ne change de cap, les Etats-Unis se dirigent vers une autarcie par défaut. La plupart des gens s’inquiètent des conséquences économiques, à juste titre. Cela signifie plus d’inflation aux Etats-Unis, une croissance économique plus lente, la rareté sur certains produits.

Mais il y a bien pire, selon moi. Car l’histoire montre que lorsque les Etats ne peuvent pas acquérir des marchés et des ressources à l’étranger par le biais du commerce, ils sont tentés de les conquérir par l’impérialisme.

C’est ce qui a motivé Hitler, dans les années 1930, à former le « Lebensraum » (NDLR, « espace vital », l’idée d’élargir les frontières de l’Allemagne pour assurer sa survie). Quand Donald Trump et J.D. Vance affirment que les Etats-Unis doivent s’emparer du Groenland pour ses ressources minérales, c’est exactement cette logique. La plupart des gens se diraient : OK, le Groenland a beaucoup de minéraux, alors commerçons avec eux. Mais cette psychologie selon laquelle nous ne pouvons rien contrôler à moins que ce ne soit physiquement sous le drapeau américain est très inquiétante. Et elle est partagée par des gens comme Vladimir Poutine. Si nous nous dirigeons vers une économie mondiale où il n’y a pas d’accords commerciaux de long terme, nous aurons un monde où les guerres militaires et les conquêtes territoriales se multiplieront.



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Author : Charlotte Lalanne

Publish date : 2025-03-28 17:07:00

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