« Notre génération ne touchera plus les dividendes de la paix. Il ne tient qu’à nous que nos enfants récoltent demain les dividendes de nos engagements », déclarait sur un ton grave Emmanuel Macron le 5 mars dernier. Avec le désengagement américain et la menace russe toujours là, l’Europe est poussée à se remilitariser rapidement. Elle doit surtout rattraper l’énorme retard accumulé. Car pendant longtemps, l’Europe a profité de la protection des Etats-Unis et fait l’impasse sur ses dépenses militaires, ce qui lui a permis notamment de réallouer des centaines de milliards d’euros vers d’autres priorités. C’est ainsi que le continent a pu bâtir certains des systèmes de protection sociale les plus généreux au monde.
Aujourd’hui, un consensus émerge : l’Europe doit se réarmer, et vite. Le plan annoncé par la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen le 4 mars entend mobiliser 800 milliards d’euros – en partie via des emprunts sur les marchés financiers – pour renforcer les capacités de défense de l’Union européenne. Et chaque Etat – nouvelle souplesse européenne oblige – va pouvoir dépenser plus pour ses armées. Mais à quel prix ? Combien la fin des dividendes de la paix va-t-elle coûter ? Qui paiera la facture à la fin ? Les choix à venir, inévitables, s’annoncent politiquement sensibles : couper dans les dépenses sociales ? Activer le levier fiscal ? Claus Vistesen, économiste en chef pour la zone euro chez Pantheon Macroeconomics, un cabinet réputé pour son expertise en recherche macroéconomique, prévient : face à la montée du populisme, réduire les dépenses sociales serait une folie sur le plan politique. Seule certitude : c’est le contribuable européen qui paiera la note, d’une manière ou d’une autre. Cet expert estime toutefois que le véritable coût aujourd’hui, « ce n’est pas tant l’argent qu’un changement de posture de l’Europe ». Et trace la voie à suivre si l’Union européenne « veut survivre en tant qu’entité ». Entretien.
L’Express : Les Européens ont-ils trop longtemps compté sur les dividendes de la paix d’après-guerre ? Peut-on parler d’un gaspillage de temps et d’argent ?
Claus Vistesen : On voit bien aujourd’hui qu’il y a une profonde introspection sur la question de savoir si l’Europe aurait dû anticiper cette situation. Mais un point essentiel mérite d’être souligné : tout le concept du « dividende de la paix » reposait sur l’idée que l’Europe n’aurait plus besoin d’investir à grande échelle dans la défense. Historiquement, chaque fois que les pays européens ont recommencé à se réarmer, cela s’est très mal terminé. C’est d’ailleurs précisément ce que redoutent aujourd’hui de nombreuses personnes : qu’un nouvel effort de réarmement nous mène inévitablement vers un conflit. Dans ce contexte, l’idée de l’Otan à l’origine était d’offrir une garantie de sécurité à l’Europe. Aujourd’hui, on entend les Etats-Unis dire : « On paie trop pour tout ça. On ne veut plus continuer de cette manière. » Je suis désolé pour les Américains, mais c’était précisément cela, le principe fondateur de l’Otan. Les Etats-Unis imposaient leur ligne, à la fois politiquement et militairement, et assumaient ce rôle en finançant une armée plus puissante. Si l’on considère que ce modèle n’est plus adapté, c’est un autre débat. Mais on ne peut pas dire pour autant que l’Europe a gaspillé les dividendes de la paix. Ce serait un peu facile de juger après coup…
Le réarmement de l’Europe met-il en péril le modèle social bâti grâce aux dividendes de la paix ?
Il est difficile, voire impossible, pour les gouvernements européens de sabrer dans l’Etat-providence pour financer une forte hausse des budgets militaires. Politiquement, ce serait suicidaire. En revanche, il faudra sans doute identifier des marges de manœuvre budgétaires, ce qui ne manquera pas de provoquer des tensions et d’alimenter les débats. A mon sens, pour répondre à cette nouvelle donne, l’Europe dispose de deux leviers majeurs.
Lesquels ?
Le premier levier, c’est l’emprunt. Bien sûr, cela soulève un certain nombre de questions, car plusieurs pays européens font face à des contraintes budgétaires importantes. Mais certains Etats comme l’Allemagne, par exemple, disposent encore d’une marge de manœuvre financière qui leur permettrait d’emprunter sans trop de difficultés. En parallèle, il y a aussi cette idée d’initiative commune au niveau de l’UE : lever des fonds à l’échelle européenne permettrait de mutualiser les efforts et de limiter ainsi le risque qu’un pays comme la France, l’Italie ou d’autres ne se retrouvent trop exposés à une instabilité financière.
Le second levier, plus sensible encore politiquement, touche à la fiscalité. Une hausse des impôts, sous une forme ou une autre, semble inévitable. Certes, de nombreux pays européens affichent déjà des niveaux de prélèvements élevés, ce qui rend toute augmentation délicate. Mais n’oublions pas que la capacité de l’Union européenne à lever ses propres ressources fiscales, sous une forme ou une autre, a déjà fait l’objet de discussions par le passé. Et si l’on entre, comme cela semble se dessiner, dans une ère d’instabilité durable en Europe de l’Est – où l’on ignore ce que la Russie pourrait faire demain, ni jusqu’où elle pourrait aller –, alors il faudra accepter que les dépenses militaires demeurent élevées pour au moins une décennie.
Dans ce contexte, je pense qu’une sorte de taxe de guerre, modeste mais pérenne, commencera probablement à être mise en place à l’échelle européenne. Politiquement, cela présenterait aussi un avantage pour les dirigeants en France, en Allemagne ou en Italie par exemple. En passant par Bruxelles, ils pourront présenter cette mesure comme une initiative européenne, évitant ainsi de déclencher un débat fiscal explosif dans leur propre pays. C’est pourquoi, à mes yeux, les deux principaux leviers seront l’emprunt commun et une nouvelle taxe européenne.
Donc à la fin, c’est le contribuable européen qui réglera la note ?
C’est inéluctable. Sur le plan politique, la tentation première sera sans doute de cibler les grandes entreprises ou les contribuables les plus fortunés. Et peut-être que ce sera effectivement le cas. Mais d’un point de vue économique, la voie la plus simple et la plus efficace reste sans doute l’instauration d’une taxe uniforme, supportée par l’ensemble de la population. Une forme de taxe régressive, comme la TVA, que chacun paie, et avec laquelle il faut composer.
Avec la montée des populismes, une nouvelle taxe supportée par les citoyens n’est-elle pas un risque politique majeur ?
C’est un risque, oui. Mais pour le citoyen européen, cela sera moins douloureux que de tailler dans les dépenses sociales. L’option fiscale me semble la plus raisonnable. Et il est d’ailleurs possible d’en atténuer l’impact politique en la présentant comme une mesure exceptionnelle, temporaire – une taxe limitée à cinq ans, par exemple – spécifiquement destinée à financer l’effort de défense dans un contexte de crise géopolitique. Les citoyens européens doivent aussi regarder la réalité en face. Quelle est, concrètement, l’alternative proposée par les populistes ? Si la Russie devient plus agressive, que fait-on ? On négocie avec le Kremlin ? C’est illusoire. On se couche ? Inenvisageable.
A chaque élection, le sujet des retraites devient une sorte de ballon de football politique
Encore une fois, je ne dis pas que ce sera simple politiquement. Mais si certains, du côté des populistes notamment, rejettent l’idée d’une contribution fiscale tout en exigeant, comme on le voit parfois, un départ plus tôt à la retraite, alors qu’ils expliquent leur plan. Quelle est leur solution concrète ? Dans quel monde vivent-ils ? Car pendant ce temps, de l’autre côté de l’Atlantique, il y a Trump. Et à l’Est, un Poutine qui ne cache pas son hostilité envers l’Europe. Face à de tels défis, quelle est leur réponse ? C’est bien là la véritable question.
Vous évoquez la question des retraites. En France, on débattait encore récemment de la question de savoir s’il faut revenir à la retraite à 62 ans. Quel regard portez-vous sur ces discussions ?
Franchement, sur ce sujet, les Français vivent dans un monde imaginaire ! Je suis désolé de le dire, mais vouloir revenir à la retraite à 62 ans n’a aucun sens aujourd’hui. Ce n’est pas qu’un avis personnel : invitez dix experts, ils vous diront tous la même chose. Nous vivons plus longtemps, et en meilleure santé. Nos politiciens devraient présenter cela comme quelque chose de positif ! Logiquement, l’âge de départ à la retraite doit donc évoluer. Il faut aussi comprendre que notre rapport au travail change. On ne passera plus toute sa vie dans le même emploi à temps plein et l’on se dirige vers une prolongation de la vie active au-delà de l’âge « classique » de départ. On ne « prendra » plus notre retraite dans le sens classique du terme. Cela dit, il est vrai qu’en France comme en Italie, cette question est hautement inflammable. A chaque élection, le sujet des retraites devient une sorte de ballon de football politique. Un camp prône la responsabilité : « Il faut travailler plus longtemps. » L’autre promet monts et merveilles : « Votez pour nous, vous partirez plus tôt, avec une meilleure retraite. » Ce jeu est pour le moins étrange…
Vous disiez récemment dans le Financial Times : « Les progrès de l’Europe restent trop lents » en matière de défense. « Une transition longue, précipitée et paniquée nous attend. » Que vouliez-vous dire par là ?
Ce que je voulais dire, c’est qu’au fond, la disponibilité des ressources financières ne suscite plus vraiment de doute. On sait aujourd’hui que l’argent peut être trouvé. Tous les acteurs sont désormais engagés dans cette voie. Paradoxalement, c’est précisément ce consensus qui rend les choses plus complexes pour l’Europe. Car traditionnellement, l’acquisition de matériel militaire et les processus liés à la défense prennent du temps. On signe des contrats à long terme, on lance des appels d’offres, on compare les offres… En temps de paix, ce rythme est acceptable. Or aujourd’hui, on entre dans une phase où, même si nous ne sommes pas officiellement en guerre, il va falloir agir comme si c’était le cas. Du moins à court terme. Cela change tout. Car sur le plan macroéconomique, cela implique l’achat d’équipements dans l’urgence, souvent à des prix trop élevés, faute de temps. Cela engendrera une inflation des prix dans le secteur de la défense, une forme de précipitation généralisée, et sans doute de nombreux effets secondaires. Cela étant dit, je reste optimiste.
Pourquoi ?
Je me souviens de ce moment, en juin 2020, pendant la pandémie de Covid, où tous les Etats membres se sont réunis pour acheter les vaccins de façon coordonnée. Certes, l’Union européenne a été un peu lente au démarrage, mais une fois lancée, la machine a plutôt bien fonctionné. L’idée, ici, c’est que si l’on parvient à s’asseoir autour de la table et à planifier collectivement, alors on peut rendre le processus plus efficace. Et il ne faut pas oublier que l’Europe dispose déjà d’une base industrielle de défense solide : en France, c’est un secteur majeur ; de nouvelles dynamiques sont en train d’émerger ; et en Allemagne, les lignes commencent à bouger. Il y a donc, en réalité, une vraie capacité à bien faire, si l’on s’organise. C’est pourquoi je pense que l’Europe peut s’en sortir. Mais dans un premier temps, oui, cela risque de paraître un peu chaotique.
Le plan de relance européen post-Covid ne sera intégralement remboursé qu’en 2058. N’est-il pas risqué de repartir sur un nouvel emprunt quand on n’a pas encore fini de rembourser le premier ?
A chaque grande crise récente, l’Europe s’est retrouvée dans une situation où il n’y avait tout simplement pas d’alternative. Pendant le Covid, il fallait agir – point final. Ensuite, est venue la crise énergétique provoquée par la guerre en Ukraine : là encore, la plupart des gouvernements ont jugé indispensable de protéger les ménages face à la flambée des prix. En France, par exemple, vous aviez le bouclier tarifaire, et d’autres mesures qui ont été maintenues pendant un certain temps. Alors pour répondre à votre question, bien sûr, tout cela est risqué. Les marchés obligataires peuvent réagir de manière négative, et les taux d’intérêt peuvent grimper. Mais, honnêtement, à ce stade, on n’a plus vraiment le choix. Il faut avancer. Pendant la pandémie, on a mis l’économie à l’arrêt, puis tout a été mis en œuvre pour la maintenir à flot, le temps de combattre le virus. Aujourd’hui, la situation est encore plus critique. Les Européens sont confrontés à un risque existentiel sur le plan géopolitique. Dans ce contexte, aussi légitimes soient-ils, les débats sur les risques fiscaux passent au second plan.
Au-delà de l’effort militaire et budgétaire, est-ce un changement d’état d’esprit dont les Européens – qui ont longtemps compté sur le parapluie américain – ont besoin ? Et l’idée d’une préférence européenne dans les achats d’équipements militaires va-t-elle dans le bon sens ?
Je dirais qu’il y a deux dynamiques majeures, toutes deux légitimes, mais qui peuvent entrer en tension. D’un côté, si l’Europe doit investir beaucoup d’argent et rapidement dans sa défense, la logique veut qu’elle achète une bonne partie de cet équipement aux Etats-Unis. Parce que, soyons lucides, ce sont les Américains qui disposent, dans bien des cas, du meilleur matériel.
L’Otan en état de mort cérébrale ? Emmanuel Macron avait vu juste…
En parallèle, les Européens voient dans cette situation une opportunité de renforcer leur propre industrie de défense, et ils ont raison. Les industriels européens seront très attentifs à ce que ces nouvelles dépenses profitent à l’économie de l’Union, et l’UE elle-même pousse clairement en ce sens. C’est sans doute là que s’opère un changement d’état d’esprit : on sent monter une véritable inquiétude. Le scénario peut sembler extrême, mais la crainte est bien réelle qu’en dépendant trop des équipements américains, l’Europe devienne vulnérable face à des décisions politiques unilatérales venues de Washington et aux menaces et volte-face possibles de Donald Trump qui pourrait très bien déclarer un jour : « Si vous ne me donnez pas ceci ou cela, alors ce matériel cessera de fonctionner. » Prenez le débat surréaliste qu’on a actuellement autour d’un possible kill switch [NDLR : le Pentagone a démenti la rumeur] intégré aux F-35, ces avions de chasse ultra-sophistiqués [NDLR : certains pays européens redoutent, en cas de désaccord avec les Etats-Unis, de se retrouver dans l’impossibilité d’utiliser leurs propres appareils]. C’est sidérant et, personnellement, je doute que l’on en arrive là, pourtant ce type de scénario est pris au sérieux ! Mais le simple fait que cette hypothèse soit discutée montre bien qu’un vrai tournant est en cours : l’Europe comprend qu’elle doit prendre ses responsabilités. Bien sûr, elle continuera d’acheter une partie de son matériel aux Etats-Unis. Mais elle doit désormais recentrer ses efforts sur ses propres capacités.
Vous estimez entre 230 et 460 milliards d’euros par an, sur les cinq prochaines années, l’augmentation nécessaire des dépenses de défense en Europe. Mais au-delà de la question financière, quel est le coût politique, voire philosophique, de la fin du « dividende de la paix » ?
Le véritable coût aujourd’hui, ce n’est pas tant l’argent que ce changement d’état d’esprit que j’évoquais. La question clé, c’est de savoir ce que nous, Européens, sommes prêts à faire pour nous défendre, pour défendre notre région. Jusqu’où sommes-nous prêts à aller ?
Je n’ai aucun doute sur le fait que les Français sont prêts à se battre pour leur pays, et les Allemands aussi. Mais ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui, c’est un enjeu plus grand encore : il ne s’agit plus seulement de défendre un territoire national, mais de préserver le droit de rester unis, de continuer à faire partie d’une union, et à coopérer étroitement. Et pour moi, c’est là que réside le vrai coût : ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est l’idée même d’une Europe intégrée. Peu importe le degré d’intégration que chacun juge souhaitable ou nécessaire. L’Europe comprend aujourd’hui que, pour survivre en tant qu’entité – un espace où l’on commerce librement, où l’on ne montre plus son passeport quand on passe de la France à l’Allemagne, etc. –, cela implique une capacité à se défendre collectivement. Car sur le plan économique, l’Union européenne est déjà structurée. Mais ce qui lui manque encore, c’est cette dimension géopolitique et une intégration politique plus poussée, plus de coopération, mais aussi une prise de conscience claire que les frontières extérieures communes sont quelque chose qu’il faut défendre activement.
Est-ce à dire que l’Europe ne peut plus assurer sa défense dans le cadre de l’Otan ?
Personne ne le dit ouvertement, mais soyons honnêtes, l’Otan semble pratiquement morte, non ? Avec Trump, plus personne ne peut dire avec certitude que les Etats-Unis interviendraient en cas de crise majeure en Europe. Je pense qu’ils le feraient probablement si la situation devenait vraiment grave… mais nul ne peut en être certain. Et dès qu’un doute de cette nature s’installe, c’est tout le système qu’il faut repenser. Car l’Otan repose sur un principe central : la confiance mutuelle. En cas de menace, un pays doit pouvoir compter, sans condition, sur les autres membres. C’est là, à mon sens, le cœur du problème : l’Otan n’est plus perçue comme ce rempart sur lequel l’Europe pensait pouvoir s’appuyer. L’alliance est gravement affaiblie, en grande partie à cause de Donald Trump et sa vision profondément transactionnelle des relations internationales.
Il y a aujourd’hui tellement d’incohérences, à la fois dans la politique économique et dans la politique étrangère des Etats-Unis, que plus personne ne sait réellement à quoi s’en tenir. Quand Emmanuel Macron parlait en 2019 de « mort cérébrale » de l’Otan, beaucoup avaient jugé le propos excessif. Mais avec le recul, on se rend compte qu’il n’était peut-être pas si loin de la réalité…
Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/claus-vistesen-economiste-danois-la-retraite-a-62-ans-les-francais-vivent-dans-un-monde-parallele-GUMUDYCGCFCZ3HD7PUAFA757QQ/
Author : Laurent Berbon
Publish date : 2025-03-30 16:00:00
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