Février 2025, à la tribune du Parlement européen. En plein débat sur l’Europe de la défense, Maria Leptin, collier à perles et blaser noir de jais, appelle à doubler les investissements scientifiques dans la recherche fondamentale. Les élus de l’Union européenne cherchent partout l’argent pour se sevrer de l’assistance américaine, et voilà que la présidente du Conseil européen de la recherche (ERC) hurle contre le vent, demandant au contraire d’injecter des dizaines de milliards dans la science la plus théorique.
Coup de sang ? Provocation ? Ce serait mal connaître la dirigeante, à la tête de l’institution qui finance les projets scientifiques du Vieux Continent. L’idée peut paraître folle, mais c’est ne pas l’appliquer qui serait irrationnel, assure cette biologiste de formation à L’Express, dans un entretien exclusif – le premier en France depuis sa nomination en 2021. Pour l’ancienne chercheuse, à l’illustre carrière scientifique, choisir entre l’armée et la science est un piège dans lequel il ne faudrait pas tomber. « Notre puissance dépend de notre place dans la course aux savoirs », répète-t-elle entre deux rendez-vous. Face au démantèlement en cours aux Etats-Unis, et contre cette tentation qui monte ici ou là de bâillonner, d’ignorer ou de délaisser la quête du savoir, Maria Leptin rêve qu’enfin l’Europe se dote d’un appareil scientifique digne de ce nom. Entretien.
L’Express : Depuis l’investiture de Donald Trump, les budgets et la liberté académique se sont effondrés aux Etats-Unis. De quoi parle-t-on exactement, selon vous ? D’une attaque contre la science, d’une forme d’autoritarisme, ou d’une quête aveugle de réduction des coûts ?
Maria Leptin : Il y a, c’est sûr, un grand désarroi chez mes confrères aux Etats-Unis. Les décisions de Donald Trump sont verticales et sans fondement légal, elles ont des effets drastiques et immédiats sur de nombreux domaines d’activité, qui dépassent largement la science. A cause d’elles, beaucoup de chercheurs aux Etats-Unis ne peuvent plus faire leur travail en toute liberté. Mais je me garderai de qualifier ici l’action du président américain. C’est aux Américains de décider comment affronter cette situation qui, à bien des égards, est un désastre pour la recherche mondiale.
Plusieurs universités en Europe ont lancé des initiatives pour accueillir les chercheurs empêchés. Pourquoi ne pas lancer une opération à l’échelle de l’Union européenne ?
Ce ne sont pas nos prérogatives, ni à l’ERC, ni même dans les autres institutions de l’Union. Chaque Etat est libre de définir sa stratégie scientifique. L’Europe n’a pas la main sur ces sujets, elle ne peut agir qu’à la marge, en débloquant des financements, comme ce fut le cas pour Horizon Europe, un programme qui a permis d’insuffler 95 milliards d’euros sur sept ans, à partir de 2021.
Reste que, évidemment, nous ne pouvons qu’approuver ces dispositifs d’urgence. Ils sont cruciaux pour permettre aux scientifiques de continuer à faire leur travail librement et dans les meilleures conditions. Il y a quelques jours, une douzaine de ministres de la recherche ont appelé à une coordination européenne, à se mettre d’accord entre Etats membres, pour proposer des programmes d’accueil. Cela va dans le bon sens. Nous avons besoin de la mobilisation des Etats membres, et des universités locales, pour faire vivre la recherche scientifique indépendante.
Mais il y a bien des leviers que l’ERC peut actionner ?
Oui, et nous les avons saisis. Pour un chercheur, lancer un nouveau laboratoire dans un autre pays est très coûteux, surtout en Europe. Il faut recruter une équipe, s’assurer d’avoir le matériel nécessaire aux expériences, autant d’investissements qui peuvent être dissuasifs. En général, les bourses scientifiques couvrent une partie de ces coûts dits de « démarrage », mais cela peut s’avérer insuffisant. A l’ERC jusqu’à présent, il était possible d’obtenir, au mieux, 1 million d’euros d’aide à l’installation. Ce sera 2 millions désormais. Ces mesures devraient prendre effet lors de notre prochain appel d’offres, en mai 2025. Nous allons, pour les financer, rediriger une partie de notre budget.
Ces aides n’ont pas été augmentées depuis leur mise en place, au lancement de l’institution en 2007. Elles étaient très attractives à l’époque. L’ERC a toujours été un organisme tourné vers la science la plus ambitieuse, donc la plus coûteuse. Mais c’était il y a dix-huit ans et, depuis, il y a eu 40 % d’inflation dans la zone euro. Nous nous retrouvons aujourd’hui avec des programmes qui ont perdu 40 % de leur valeur et de leur pouvoir d’attractivité.
Rehausser ces aides nous permettra aussi d’être plus compétitifs. De pouvoir convaincre les chercheurs que l’Europe leur donnera les moyens de réussir. C’est important pour le Vieux Continent de pouvoir s’appuyer sur les esprits les plus brillants. Nous devons renforcer notre place dans le cortège des nations scientifiques, au risque de dépendre des innovations technologiques américaines ou chinoises, et d’être tributaires de leurs envies. C’est ce qu’on essaie de faire avec la Commission européenne et le commissaire chargé des start-up, de la recherche et de l’innovation, depuis des années. J’entends parfois que la situation actuelle est une « chance » pour nous, Européens, d’aller plus vite sur ces sujets. Il faut faire attention aux mots que l’on utilise. Nos confrères ont besoin d’aide mais il est, évidemment, hors de question de profiter de la situation.
Mai 2025 ? Pourquoi pas plus tôt ?
L’ERC se concentre sur l’excellence académique. Nous soutenons la recherche de très haut niveau dans l’espoir de donner naissance aux découvertes les plus importantes. Nos appels d’offres répondent pour cela à des critères très sélectifs, et demandent une analyse extensive des projets, par des sommités dans leur domaine. Nous n’allons pas faire une croix sur ce processus qui fait notre force, au risque de compromettre la réputation du Conseil, et nos chances de faire des découvertes majeures. Qui plus est, comme je vous le disais, relocaliser un laboratoire n’est pas anodin. Il ne suffit pas de prendre son ordinateur et de partir en Europe, cela prend du temps.
Certains représentants politiques au sein de l’UE seraient tentés de voir ces dépenses comme de la générosité inutile…
Soyons clairs, il ne s’agit pas de cadeaux donnés aux chercheurs américains. Certains élus peuvent craindre que nous accordions aux étrangers quelque chose que nous n’offririons pas à nos propres citoyens. Pas du tout. Ces personnes devront participer à la très rude compétition qui conduit à obtenir un de nos financements. Le critère principal reste, et restera, l’excellence scientifique. C’est pour cette raison que nous ne réservons d’ailleurs pas ces aides aux scientifiques venant des Etats-Unis. Si les meilleurs viennent d’Asie, c’est eux que nous recruterons. Et nos bourses ne sont pas un blanc-seing. Chaque euro demandé devra être défendu scientifiquement.
Vous dites qu’il est crucial de revoir les ambitions scientifiques européennes à la hausse, au risque de dépendre de technologies américaines ou chinoises. Etes-vous favorable à une « Europe de la science », c’est-à-dire à accorder à l’Union européenne plus de prérogatives scientifiques ?
Oui, et depuis longtemps. Je suis pour une Europe de la science. Mais vous savez, je ne suis pas la seule. L’Union européenne elle-même appelle à une science européenne, et ce depuis plus de vingt ans. L’espace européen de la recherche est un concept qui existe depuis les années 2000, par exemple. Nous y allons : de nouveau textes ont été adoptés pour faciliter la mobilité des scientifiques et des innovations au sein de l’Europe [NDLR : ERA Act]. La science avance par le mélange des cultures, des manières de pensées. Mais nous, Européens, avons besoin d’aller beaucoup plus loin.
On travaille par exemple à une meilleure reconnaissance des diplômes décernés dans chaque Etat membre. Aux Etats-Unis, les chercheurs ne rencontrent aucun obstacle pour passer d’un Etat à un autre. En Europe, les démarches sont plus complexes. La circulation des connaissances et des idées en Europe est encore trop entravée. Tout comme Enrico Letta, je crois profondément à la nécessité d’ajouter une « cinquième liberté » à notre marché commun, permettant une diffusion facile de l’innovation, et de vite passer de la start-up à des entreprises de taille européenne.
Vous appelez, a minima, à doubler les fonds de l’ERC. Pourquoi une telle hausse ?
Avec notre budget actuel, de l’ordre de 2 milliards d’euros par an, nous ne finançons que 60 % des projets qui parviennent à satisfaire nos critères de sélection. Les 40 % restants ne sont donc pas financés, du moins pas en Europe.
L’ERC ne compte plus les succès – 14 de nos boursiers se sont ensuite vus décerner des prix Nobel, dont les Français Alain Aspect, Jean Tirole, Serge Haroche ou Anne L’Huillier. Au total, 14 000 chercheurs du plus haut niveau ont été soutenus. Ces investissements n’aboutissent pas qu’à des découvertes fondamentales. Dans 40 % des cas, ils débouchent sur des dépôts de brevets. Plus de 400 start-up ont ainsi été créées par des boursiers ERC.
Mais nous n’avons pas atteint notre plein potentiel. Nous ne touchons pas assez de chercheurs. Une hausse du budget ne résoudra pas tout, mais c’est un levier important. Un autre enjeu pour être plus performant sera d’arriver à recruter une diversité plus grande de chercheurs et de projets. Actuellement, les grandes universités sont surreprésentées, ce qui limite l’émergence d’innovations de rupture. Grâce à leur taille, et à leur écosystème, elles sont les plus à même de faire émerger des talents qui passent nos critères.
Pensez-vous pouvoir obtenir cette avancée ?
Nous ne le saurons qu’au moment du vote du plan de financement pluriannuel européen pour 2028-2034. Cela devrait se faire avant l’été. L’amendement devra ensuite passer le Parlement, et être traduit dans les Etats membres, ce qui prend du temps. Mais la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a, je crois, compris l’enjeu. Dans ses discours, elle place désormais la recherche au cœur de l’avenir européen et l’innovation, au centre de sa compétitivité. Elle a appelé à un renforcement de l’ERC. Nous avons donc bon espoir !
En février, devant les parlementaires européens, vous exhortiez : « En temps de crise, il est facile de perdre de vue le long terme. » Qu’avez-vous voulu dire ?
Durant les crises, tout le monde a tendance à se concentrer sur les urgences. Et c’est normal, c’est crucial, on ne peut pas ne pas traiter les problèmes les plus aigus. C’est ce qui s’est passé durant le Covid, par exemple. Au passage, j’ai été frappée par la réactivité, le volontarisme des scientifiques durant cette période. A l’époque, j’étais directrice de l’Organisation européenne de biologie moléculaire. Sur 1 500 scientifiques, un tiers s’est immédiatement mis au service de la lutte contre le virus. J’ai vu de nombreux titulaires de bourses ERC faire de même, et participer aux efforts de recherche de vaccins sans aucune garantie en échange.
Cette capacité d’action en temps de crise est formidable. Mais attention, les problèmes de long terme ne disparaissent pas. Face aux défis immédiats qui s’accumulent ces derniers temps, on pourrait être tenté de ne financer que l’innovation, l’intelligence artificielle par exemple, de diriger la recherche, sur ce qu’il nous paraît important aujourd’hui. Je pense au contraire qu’il nous faut voir plus large, et ne pas abandonner la recherche fondamentale. Car on ne sait pas ce que donneront les révolutions scientifiques de demain, ou de quoi les crises seront faites dans cinq, dix, ou vingt ans. Pour cette raison, les décideurs politiques doivent accepter de laisser les scientifiques travailler, parfois sans qu’eux-mêmes ne sachent vers quoi leurs travaux pourraient déboucher. C’est aussi de là que vient l’innovation. Les deux ne sont pas incompatibles, au contraire. On ne le rappelle pas assez mais les nouveaux vaccins, les nouvelles technologies utilisent tous des travaux fondamentaux. Et bien souvent, il y a, derrière, des boursiers ERC.
En France, on se demande s’il ne faut pas choisir entre l’armée, ou la Sécurité sociale. L’Europe va-t-elle devoir choisir entre la défense ou la science ?
Mettre en balance science et défense serait contre-productif. Si la crainte est de ne pas pouvoir se défendre en cas de conflit, ou de perdre sa souveraineté, la science n’est pas le problème, mais la solution. La science est essentielle pour que nos sociétés puissent faire face à tout type de crise. Et les révolutions scientifiques ont bouleversé plus d’une guerre. Demandez-vous d’où viennent les télécommunications, l’aviation, les bombes et les explosifs. Le matériel militaire moderne repose sur la science fondamentale. Nous sommes sortis de l’âge de pierre. Nos sociétés entières reposent sur la création de nouvelles connaissances, et avec elles, leur capacité d’influence, ou leurs chances de victoire en cas de conflit.
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Author : Antoine Beau
Publish date : 2025-03-30 05:45:00
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