Une pièce de plus à ajouter au puzzle. Dans un ouvrage-confession coécrit avec le journaliste Frédéric Ploquin et publié le 26 mars, Jean-Louis Rizza, ex-figure du grand banditisme, affirme connaître le nom de celui qui aurait tué Robert Boulin, l’ancien ministre du Travail de Giscard d’Estaing retrouvé mort dans un étang de la forêt de Rambouillet le 30 octobre 1979. Si la thèse du suicide de l’homme politique a longtemps prévalu, plusieurs enquêtes indépendantes ont poussé à la réouverture du dossier. En 2015, une information judiciaire pour « arrestation, enlèvement et séquestration suivie de mort ou assassinat » a été ouverte, et depuis de nouveaux témoins se font connaître, par exemple Elio D., mettant récemment en cause, sans preuves, Charles Pasqua.
Dans son livre Braqueur, mercenaire, aventurier, Rizza affirme lui aussi que l’ordre aurait pu avoir été donné par Charles Pasqua. Il évoque l’un des auteurs des faits, selon lui : Gilbert Molina, ancien de l’Organisation de l’armée secrète (OAS), groupe terroriste opposé à l’indépendance de l’Algérie, qui aurait aussi fréquenté les réseaux du Service d’action civique (SAC). Son nom n’avait jusque-là jamais circulé. Le père de Jean-Louis, Joseph, dit « Jo » Rizza, personnage clé des nostalgiques de l’Algérie française sur la Côte d’Azur, lui aurait fait cette confidence. L’historien François Audigier, auteur d’Histoire du SAC : les Gaullistes de choc, 1958-1969, a accepté de détailler pour l’Express les liens entre le SAC, l’OAS et certaines figures du gaullisme.
L’Express : Les noms de Joseph Rizza et Gilbert Molina, qui auraient été mêlés à l’affaire Boulin selon le fils du premier, vous sont-ils familiers ?
François Audigier : Je n’ai pas d’information sur Jo Rizza et Gilbert Molina, je ne les trouve pas dans mes travaux. En revanche, Jo Rizza apparait brièvement dans l’ouvrage de mon collègue Olivier Dard, Voyage au coeur de l’OAS (Perrin, 2005). Cela ne veut pas dire qu’ils n’ont pas rendu des services au SAC, tant les anciens de l’OAS y arrivent en masse après 1968 et le retour à la direction du SAC de Pierre Debizet. Le fondateur du service d’ordre en 1959 avait pris du champ ensuite en raison de son engagement activiste dans la cause de l’Algérie française.
Le récit de Rizza évoque très tôt le rôle du SAC et de Charles Pasqua. Quelle est la place occupée par le futur ministre dans cette organisation, à l’époque ?
Ancien du Rassemblement du Peuple Français (RPF, premier parti gaulliste créé après-guerre) qu’il a rejoint dès 1947 et du puissant service d’ordre (SO) du RPF dans les Alpes-Maritimes, le jeune Pasqua, admirateur du Général, fait partie au printemps 1958 des anciens du SO. Ces derniers reprennent du service et profitent de la déliquescence de la IVe République sous l’effet de la guerre d’Algérie pour grenouiller dans les divers complots qui favorisent le retour au pouvoir du Général. Agé de 32 ans en 1959, inspecteur des ventes chez Ricard, il contribue au lancement du nouveau parti gaulliste, l’Union pour une Nouvelle République (UNR) à l’automne 1958, pour les législatives. Bien que de sensibilité Algérie française, il suit l’évolution du général de Gaulle sur le dossier algérien par fidélité à l’homme du 18 Juin. A l’image d’autres anciens du SO du RPF, il rejoint le nouveau service d’ordre gaulliste, le SAC, peu après sa création fin 1959. Le premier patron du SAC, Pierre Debizet, quitte l’organisation l’année suivante par refus de l’autodétermination de l’Algérie.
Après le départ de Debizet, le SAC est dirigé par un trio constitué d’un garde du corps du Général, Paul Comiti, d’un ancien sous-officier parachutiste, René Tiné, et d’un policier, Charles Mattei. Mais le commandement est médiocre, ce qui permet à Pasqua de s’affirmer. Responsable du SAC Bouches-du-Rhône au sortir de la guerre d’Algérie, chargé de mission régional pour toute la Provence dès la fin 1962, il monte vite en puissance au sein du service d’ordre où son dynamisme, son sens de l’organisation, ses qualités relationnelles et sa faconde séduisent. Début 1965, Pasqua gagne Paris où il travaille au siège social de Ricard, il en profite pour intégrer le bureau national du SAC. Deux ans plus tard, le voilà n° 2 de l’organisation. Très efficace, il améliore l’implantation, le fonctionnement et le recrutement, sans forcément s’embarrasser du pedigree des nouveaux venus. Certains gros bras viennent du Milieu local mais ces connexions entre politique et pègre sont anciennes, on les observait déjà dans l’entre-deux-guerres puis à l’époque du RPF, quand les gaullistes, menacés par les communistes, s’étaient tournés vers le Milieu pour sécuriser les campagnes d’affichage et les permanences électorales.
Charles Pasqua s’est pourtant éloigné du SAC à la fin des années 1960. Ses fréquentations étaient-elles mal vues ?
Même si l’intéressé y a occupé des fonctions importantes, il est sorti plus tôt du SAC qu’on ne le pense souvent. En mai 1968, alors que beaucoup craquent, Pasqua tient bon et fait partie des organisateurs de la contre-manifestation gaulliste réussie des Champs-Elysées. Il participe également aux législatives anticipées de juin 1968 et est même élu député de Levallois-Perret face au maire communiste bien implanté. Mais Pierre Debizet reprend la tête de l’organisation, ce que Charles Pasqua vit mal. Jacques Foccart, bras droit du Général pour les questions sensibles (Afrique, outre-mer, services secrets, élections…) et patron officieux du SAC, estime beaucoup Debizet en dépit de son engagement pour l’Algérie française. Il l’a placé dans ses réseaux africains au milieu des années 1960, notamment au Tchad, et voit en lui celui qui reprendra en main le service d’ordre. A contrario, Foccart se méfie de Pasqua et notamment du mélange des genres du SAC provençal, surtout après les faits de violence de juin 1968 durant la campagne de Levallois où Pasqua a fait monter de Marseille des militants qui relèvent de la pègre locale et qui agressent à coups de pistolet des communistes…
Quand Debizet devient dès l’automne 1968 le nouveau patron du SAC, il s’impose comme l’homme des purges, il nomme de nouveaux responsables et écarte les éléments douteux trop ostensiblement issus du Milieu. Début octobre 1969, Pasqua est poussé vers la sortie après une entrevue houleuse avec Foccart. Par une coïncidence troublante et relevée par la presse d’opposition de l’époque, la police et la justice, jusque-là plutôt indulgentes devant les dérapages et mauvaises fréquentations des gros bras gaullistes, multiplient entre 1970 et 1972 les arrestations parmi les anciens du SAC provençal impliqués dans des affaires de braquage, trafics d’armes, drogue et prostitution. Des procès ont lieu et se traduisent par des condamnations sévères.
Joseph Rizza et Gilbert Molina ont été proches des milieux du banditisme dans les années 1960-1970. Ce type de profils se retrouvaient-ils donc aussi dans le SAC ?
Au vu du nombre élevé de malfrats qui ont rendu des services à cette organisation, certains journalistes ont conclu à un service d’ordre gaulliste criminalisé en profondeur. Le Monde évoquait en 1970 un voyou pour cinq adhérents… Dans son rapport de 1982, une commission d’enquête parlementaire recense 106 membres du SAC ayant commis des crimes et délits de 1959 à 1981 (prostitution, racket, fausse monnaie, trafic d’armes et de drogue, meurtres), ce qui l’autorise à conclure que le SAC a été « une association accueillante pour les malfrats et les truands en mal d’impunité ».
Il faut quand même nuancer la thèse d’un service d’ordre vicié dans sa nature par son lien avec le Milieu. Pour être manifeste par endroits et à certaines époques, la dérive n’est pas systémique. La grande majorité des adhérents du SAC était des gaullistes, sans doute rugueux, mais sans lien avec le banditisme. Le manque d’archives policières et judiciaires consultables et qui permettraient de mesurer objectivement le phénomène de la pénétration criminelle conduit à surutiliser une documentation journalistique discutable. Des malfrats étaient parfois arrêtés avec sur eux une carte du SAC, mais beaucoup de cartes se révélaient falsifiées ou étaient des cartes tricolores d’autres associations.
Dans son livre, Jean-Louis Rizza indique d’ailleurs que Gilbert Molina « vendait » pour 20 000 francs pièce des cartes du SAC. Cela ne vous surprend donc pas ?
Là est toute la question des critères d’appartenance au SAC. Faut-il avoir une carte du SAC pour relever du service d’ordre ? La direction niait la présence de malfrats en son sein en exigeant que lui soient présentées les cartes des truands dont on lui parlait. Pierre Debizet pouvait ainsi déclarer que Jean Augé, caïd lyonnais souvent évoqué à propos du SAC, n’avait jamais appartenu au service d’ordre. Cela ne signifie pas pour autant que ces individus n’étaient pas en relation avec le service d’ordre, mais ils intervenaient de manière indirecte, via leurs réseaux et entourages.
Comment expliquer que des hommes condamnés au moment de la guerre d’Algérie sont plus tard décorés, notamment de la légion d’honneur ? C’est par exemple le cas de Jo Rizza. Emprisonné notamment pour un cambriolage à la fin des années 1970, il se verra plus tard remettre une décoration par Alain Poher.
On ne comprend ces parcours étonnants qu’à la condition d’inscrire cette histoire dans un temps long qui remonte à la Seconde Guerre mondiale puis se poursuit avec les guerres coloniales, en Indochine puis en Algérie. Concrètement, des gens qui ont combattu ensemble durant la Seconde Guerre mondiale ont pu se retrouver ensuite durant les affrontements de la guerre froide face aux communistes, puis lors d’opérations barbouzardes contre l’OAS durant la guerre d’Algérie. Il en résulte des contacts où se combinent de manière floue liens affectifs, solidarité pour services rendus, convictions politiques partagées et intérêts bien compris. Ces réseaux discrets peuvent être réactivés en cas de besoin. Le phénomène n’est d’ailleurs pas propre aux gaullistes, les socialistes marseillais ont eu aussi recours à ces amis d’un genre particulier hérités de la guerre.
Nice et la Côte d’Azur ont visiblement abrité un réseau « d’hommes de main » pour le SAC et les anciens de l’OAS après la guerre d’Algérie. Existe-t-il d’autres régions en France qui rassemblaient autant de profils de ce type ?
S’agissant de Nice, des candidats gaullistes ont eu recours lors de campagnes électorales à des hommes de main issus d’une pègre locale qui s’était restructurée à la faveur de la guerre d’Algérie. Le Corse Ange Bianchini, qui s’était imposé dans la prostitution, avait été un partisan de l’Algérie française. Il défendit ses amis de la pègre pied-noir installés dans la ville après 1962. Lorsque l’UNR tint ses assises nationales à Nice en 1964, Bianchini en assura la sécurité. Il soutint Pierre Pasquini, le député gaulliste de Nice élu en 1958 et qui visait la mairie de Nice tenue depuis 1947 par Jean Médecin. S’ensuivit une bataille violente avec l’autre parrain local proche du maire, Urbain Giaume (patron de bar et de boîte de nuit à Nice). Cette rivalité fit une dizaine de morts en quelques mois.
Mais on trouve ailleurs en France d’autres endroits marqués par ces mauvaises fréquentations SAC-Milieu. A Grenoble par exemple, le proxénète Mathieu Mattéi, devenu dans les années 1960 une figure de la pègre locale, était lié au SAC local. Lors des législatives de 1967, il servit de chauffeur-garde du corps à Georges Pompidou lorsque ce dernier vint affronter Mendès France à Grenoble. Chargés également de la sécurité aux abords du meeting, les policiers avaient été choqués de devoir montrer leurs cartes à des voyous et proxénètes du service d’ordre militant… Mathieu Mattéi rendit également des services aux gaullistes lors des événements locaux de Mai-68 mais fut tué quelques jours plus tard dans la nuit du 7 au 8 juin, victime sans doute d’une rivalité avec Jean Augé.
Comment voyez-vous, là encore en tant qu’historien, les récentes apparitions de témoins, ou de personnes assurant avoir assisté à certains évènements et certaines conversations – sur Robert Boulin : Elio D. en septembre 2024, Rizza aujourd’hui ? Sont-elles utiles ?
Depuis la remarquable contre-enquête du journaliste d’investigation Benoit Collombat (2007, Un homme à abattre), et qui prolonge le courageux combat pour la vérité de la fille du ministre, Fabienne Boulin-Burgeat, il est très difficile de continuer à croire à la thèse officielle du suicide… Même si la disparition progressive des derniers témoins complique la recherche de preuves et même si la définition des motivations exactes de ce possible meurtre reste à établir précisément, il est heureux que certaines personnes se décident à parler et ébranlent cette culture du silence.
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Author : Alexandra Saviana
Publish date : 2025-04-01 16:30:00
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