Par temps fort, le droit est une ressource précieuse. Pour peu qu’on en prenne soin. Et qu’on ne le quitte jamais. Le tribunal correctionnel a reconnu coupable Marine Le Pen et huit eurodéputés de détournement de fonds publics. Tous ont été condamnés à une peine complémentaire d’inéligibilité. Sans que la loi qui impose obligatoirement son prononcé ne soit applicable. Dont acte. La démocratie gagne lorsque les atteintes à la probité sont sanctionnées. Un appel est en cours. Il sera seul à apporter une décision définitive.
L’enjeu, le seul à portée immédiate, distinct du débat principal, était l’exécution provisoire de la peine. Elle a été prononcée. C’était à l’avance sans incidence sur le mandat de député de Mme Le Pen. Elle n’a qu’un seul effet, parfaitement compris de tous : l’impossibilité de se présenter à l’élection présidentielle.
Une telle extrémité ne saurait reposer que sur une justification rigoureuse. Et de stricte nature juridique s’entend. Que dit le droit ? La loi dont il s’agit a été interprétée par la Cour de cassation. Elle s’est prononcée à deux reprises, en 2018 et 2022, et a jugé que l’exécution provisoire doit répondre à « un objectif d’intérêt général visant à favoriser l’exécution de la peine et à prévenir la récidive ». A cela s’ajoute, en surplomb, une contrainte de rang constitutionnel, prescrite par la réserve énoncée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 28 mars. Elle pose un cadre général d’interprétation, condition de sa conformité à la Constitution : ne pas appliquer de façon disproportionnée l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité. Le juge a ainsi l’obligation de tenir compte de l’atteinte qui en résultera sur la préservation de la liberté de l’électeur.
L’unique question, parfaitement balisée, était donc de déterminer si l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité était, en l’espèce, proportionnée. C’est précisément le rôle du tribunal correctionnel dans sa mission d’application de la loi. Apprécier in concreto si ceci mérite cela. Déterminer si la privation immédiate du droit d’éligibilité, dans le contexte, n’est pas excessive. Il a jugé que ce ne l’était pas. On est en droit aujourd’hui de se demander s’il peut exister une situation qui puisse l’être. Y en a-t-il une plus caractéristique, par sa nature comme par ses effets, de cette disproportion que le droit impose expressément d’écarter ?
Le tribunal retient le risque de récidive
Personne, absolument personne, n’avait envisagé que la récidive de Mme Le Pen puisse être seulement probable. Tout un faisceau d’éléments semblait suffire à l’écarter. Au premier rang, le fait que l’intéressée n’est plus élue au Parlement européen, ni présidente du parti visé, que les derniers faits reprochés remontent à 2016 et surtout que les ressources financières du parti – en raison notamment du nombre de ses députés – sont aujourd’hui incomparables avec celles de l’époque, précisément le mobile du détournement sanctionné.
Pourtant, contre toute attente, le tribunal correctionnel retient le risque de récidive. Il est caractérisé, indique le tribunal, par le « système de défense ». Que lui reproche-t-on ? De « tendre à contester la compétence matérielle du tribunal autant que les faits, dans une conception narrative de la vérité ». De ne manifester « aucune volonté de participer à la manifestation de la vérité ». Le risque de récidive est même associé à l’absence de reconnaissance des faits, au moyen développé de « l’injusticiabilité », là où il y a contestation de qualification. En somme, d’être un mauvais justiciable. De se défendre et, qu’on l’approuve ou la déplore, d’avoir une stratégie pour cela, droit parmi les plus fondamentaux. Pire, d’escompter user de son droit au recours alors que celui-ci « n’est pas un droit acquis à la lenteur de la justice », expression proprement sidérante qui admet de faire peser les effets de cette lenteur sur le justiciable. C’est l’Etat de droit contre lui-même.
L’emballement conduit le tribunal – simple juge de première instance rappelons-le – à convoquer ex nihilo une notion nouvelle, inexistante dans notre jurisprudence, même celle du Conseil constitutionnel : « L’ordre public démocratique. » Le genre de notion qui a le mérite de réunir à peu près tout le monde jusqu’à ce qu’on prétende la définir. Un « potentiel trouble » serait engendré par « le fait que Mme Le Pen soit candidate […] alors qu’elle est condamnée pour détournement de fonds publics à une peine d’inéligibilité en première instance et pourrait l’être par la suite définitivement ». Le raisonnement est circulaire : la peine d’inéligibilité perdrait son sens en cas de suspension, ce qui revient à nier toute possibilité d’inexécution provisoire. A l’encontre de l’exécution provisoire, aucun recours possible. Le préjudice est irrémédiable.
En ce moment de tension, à l’intensité inégalée, entre justice et démocratie, rappelons un point de repère. L’Etat de droit, c’est aussi la protection de la démocratie. Celle de la liberté de suffrage et du droit d’éligibilité. Celle du pluralisme de la vie politique que notre Constitution situe au fondement de la démocratie.
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Publish date : 2025-04-01 10:15:00
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