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« Contourner les droits de douane est d’une facilité déconcertante » : l’analyse du gourou des marchés Ken Fisher

« Contourner les droits de douane est d’une facilité déconcertante » : l’analyse du gourou des marchés Ken Fisher

Dans le salon privé d’un luxueux hôtel parisien, Kenneth Fisher nous accueille d’un « how are you » décontracté. Le milliardaire de 74 ans s’est habillé pour l’occasion : autour de son cou, une cravate où l’on peut lire « Réserve fédérale américaine ». Carrure imposante, regard incisif, ton lent et articulé. A première vue, difficile d’imaginer que l’homme d’affaires se passionne pour les forêts, chérit sa vieille Volvo, et n’est pas allé chez le coiffeur depuis plus de 40 ans, comme il l’a lui-même avoué dans les colonnes d’USA Today.

Ken Fisher est un exemple de succès « à l’américaine ». A la tête du fonds d’investissement Fisher Investments, il a bâti un empire pesant près de 300 milliards de dollars d’actifs sous gestion. La route n’était pas toute tracée. Après avoir quitté le lycée prématurément, il s’engage dans des études de foresterie, puis d’économie – un intérêt hérité de son père, spécialiste de la discipline. Après quelques années à travailler pour celui-ci, il lance son fonds d’investissement à 29 ans. L’apport initial ? 250 dollars.

Véritable gourou des marchés, il partage ses conseils financiers dans les pages de nombreux médias internationaux. Et s’il figure parmi les donateurs de la campagne de Donald Trump en 2020, cela ne l’empêche pas de reconnaître certains écueils du républicain. Quelques heures avant de repartir pour Dallas, il confie à L’Express ses vues sur l’économie américaine. Sans langue de bois.

L’Express : Etes-vous surpris par les annonces du Liberation Day ? Ces droits de douane vont-ils durer selon vous ?

Oui, je suis surpris que le président Trump ait poussé ses tarifs aussi loin qu’il l’a fait. Vont-ils durer ? Je ne sais pas, mais j’espère que non. Néanmoins, seul un petit pourcentage de ces taxes sera réellement perçu. Premièrement, la CBP – l’agence américaine chargée de percevoir les droits de douane – n’a absolument pas la capacité de gérer tout cela. Elle devrait probablement tripler son personnel d’agents. On ne peut pas simplement agiter une baguette magique à la Trump et voir tout cela se concrétiser dans le monde réel. Deuxièmement, le taux de base de 10 % appliqué à tous les pays est inconstitutionnel sans une loi du Congrès pour le soutenir, ce qui n’arrivera pas. Il sera contesté et rapidement porté devant la Cour Suprême des Etats-Unis.

Maintenant, les conseillers de Trump vont négocier avec de nombreux pays, et l’issue de ces négociations – ou la riposte d’autres pays avec de nouvelles taxes – déterminera finalement si la situation sera pire ou moins mauvaise que prévu… Ce qui influencera la réaction des marchés boursiers. A noter que, même du jour au lendemain, et depuis l’élection de Trump, les actions non-américaines, y compris françaises, ont mieux performé que les actions américaines. Cela en dit long sur l’erreur que représente cette décision de Trump et sur qui en subit le plus les conséquences. Les droits de douane sont toujours nuisibles, mais la véritable question est de savoir dans quelle mesure : juste un peu, moins que prévu ou pire que prévu ? Je pense qu’ils finiront par être moins mauvais que redouté, ce qui serait positif pour les marchés.

La crainte d’une contraction de l’économie américaine augmente tout de même. Comment évaluez-vous ce risque d’une récession ?

Ce discours est largement erroné. Le marché boursier anticipe généralement les événements avec une avance de trois à trente mois. Et les récessions ne surviennent jamais dans les quatre à six mois suivant un pic boursier. Or les marchés mondiaux ont atteint un sommet en février et début mars, et la récente baisse, modérée, s’inscrit dans une correction classique. Une récession avant l’été est donc improbable : il faudrait attendre encore au moins six à neuf mois, et cela ne reste qu’une hypothèse parmi d’autres. Par ailleurs, l’un des principes fondamentaux des marchés est que plus les prévisions sont pessimistes, plus il est aisé de les surpasser.

Donald Trump lui-même a évoqué une « douleur à court terme » comme le prix à payer pour ses choix politiques…

Cette déclaration n’a pas de sens. Donald Trump n’est pas stupide, il sait qu’une récession qui commencerait dans les mois qui viennent anéantirait les chances du Parti républicain aux élections de mi-mandat. Pour cause, la perception d’une crise économique accuse toujours un retard par rapport aux réalités économiques. Un exemple marquant : en 1992, George H.W. Bush briguait un second mandat contre Bill Clinton. La récession de 1990 était déjà derrière, mais le sentiment persistant d’un marasme économique lui a coûté l’élection. C’est ainsi qu’est née la célèbre réplique de Jim Carville : « C’est l’économie, idiot ».

Vous dites connaître Donald Trump. Le changement de ton, plus radical que durant son premier mandat, vous a-t-il surpris ?

Il ne faut pas le prendre trop au sérieux. Donald Trump est comme une tornade de lames de rasoir : il lance des déclarations pour tester les réactions et déceler des opportunités de négociation. Ses propos sur le canal de Panama ou le Canada, même s’ils créent le chaos, ne sont qu’un prétexte pour arriver à un éventuel « deal ».

Ce qui m’a davantage surpris, c’est son choix de collaborateurs. Il a privilégié la loyauté à l’expertise, plaçant ses fidèles à des postes clés, parfois sans qualification pour la fonction. Je savais que cela arriverait, mais j’ai été stupéfait par l’ampleur du phénomène. Lors de son premier mandat, il était combattu de l’extérieur mais aussi à l’intérieur même de ses rangs. Il a appris que les gens en dessous de lui n’étaient pas tous loyaux, d’où les fuites à répétition.

L’inflation a été l’un des sujets clés de la campagne présidentielle. Estimez-vous que les Etats-Unis ont gagné cette bataille ?

Beaucoup confondent la lutte contre l’inflation avec une baisse des prix. En réalité, l’inflation mesure le taux d’évolution des prix, pas leur niveau absolu. Les économistes, depuis Milton Friedman, savent qu’elle découle du rapport entre la croissance de la masse monétaire et celle du PIB. Aujourd’hui, l’inflation se rapproche progressivement de l’objectif des 2 % souhaité par la Réserve fédérale. Sur le papier, la guerre est donc gagnée… Mais l’électeur, qui ne voit pas les prix à la consommation baisser, n’en est pas convaincu.

Qu’en est-il d’un potentiel effet inflationniste des droits de douane ?

C’est une idée fausse, les droits de douane n’ont pas d’impact direct sur l’inflation. Leur contournement est d’une facilité déconcertante. Lors de la dernière vague de taxation, à partir de 2018, la Chine a simplement expédié ses produits via le Vietnam. Là-bas, un courtier les reconditionnait avant leur réexpédition. Le coût du fret maritime et du reconditionnement est négligeable, et les autorités américaines n’ont ni la capacité ni l’intelligence de traquer efficacement ces pratiques.

Certes, certains droits de douane, comme ceux sur l’acier brut ou l’aluminium, peuvent être plus difficiles à contourner. Mais l’Amérique produit déjà son propre acier. L’inflation ne surviendrait qu’en cas de barrières douanières généralisées, qui transformeraient de facto le pays en une île économique.

Le programme de Donald Trump était initialement perçu comme pro-business. Qu’a-t-il fait pour l’instant pour soutenir les entreprises ?

Sans le Congrès, Trump ne peut ni réduire les impôts, ni déréguler en profondeur. En revanche, il a voulu modifier le fonctionnement des agences fédérales grâce à des « executive orders », limitant ainsi leur pouvoir de contrainte sur les entreprises. Cette stratégie simplifie la vie des acteurs économiques en réduisant l’ingérence de l’administration.

Elon Musk, chargé de réduire les dépenses publiques, avait évoqué des économies de 2 000 milliards de dollars. Cet objectif vous semble-t-il atteignable ?

Ce ne sont que des paroles. L’essentiel des dépenses publiques concerne les prestations sociales, non les dépenses discrétionnaires. Par ailleurs, Musk a un rôle consultatif, mais aucun pouvoir décisionnel. Mais s’il constate de la corruption ou d’énormes inefficacités, tout le monde devrait être en faveur de leur élimination.

Sur les marchés financiers, les investisseurs se tournent davantage vers l’Europe ces dernières semaines, au détriment des Etats-Unis. Qu’est-ce que cela dit de « l’exceptionnalisme américain » ?

J’ai toujours dit que cette année serait « européenne ». L’Europe était à la traîne depuis deux ans et 2025 est une année favorable à ses actions. Mais cela ne remet pas en cause le fait que l’Amérique est exceptionnelle. Elle demeure un terreau d’innovation incomparable. Depuis un siècle, une part disproportionnée des grandes inventions vient de notre pays. En Europe, il y a Uber et Bolt, mais entre les deux, c’est bien Uber, fondé aux Etats-Unis, qui a ouvert la voie. Des entrepreneurs visionnaires y créent des entreprises qui bouleversent les industries. Et cette dynamique ne s’arrêtera pas.



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Author : Eric Chol, Tatiana Serova

Publish date : 2025-04-03 16:00:00

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