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Qui pour réarmer l’Europe ? Ces voisins qui traînent des pieds

Qui pour réarmer l’Europe ? Ces voisins qui traînent des pieds

Les sommets se succèdent, les déclarations martiales se multiplient, les promesses de hausse des dépenses militaires s’empilent. Prise entre une Russie menaçante et une Amérique – au mieux – indifférente, l’Europe semble avoir compris qu’elle devait se prendre en main. Mais ce réveil stratégique doit encore se concrétiser en actes et engagements précis pour permettre une remilitarisation à marche forcée. À l’est et au nord de l’Europe, les pays les plus proches de la Russie fournissent déjà des efforts conséquents avec l’aval de leurs populations, mais le passage à l’acte reste encore laborieux à l’ouest.

Si la France doit encore trouver l’équilibre entre sa volonté de leadership, des finances qui lui laissent peu de marge de manoeuvre et une population qui craint des coupes dans les dépenses sociales, cer­tains de ses voisins traînent également les pieds. Positionnement politique, état des finances publiques… ailleurs non plus, l’équation n’est pas toujours simple. L’Express vous propose un tour d’horizon de ces pays réticents qui pourraient ralentir, voire bloquer notre marche fragile vers une Europe de la défense.

Pays-Bas : une tempête au Parlement

S’il n’en reste qu’un, ce sera les Pays-Bas. Malgré les bouleversements géopolitiques, malgré leur soutien marqué à l’Ukraine, les Néerlandais s’accrochent à leur « frugalité » quasi légendaire. Alors que le Danemark ou la Finlande se montrent désormais ouverts à l’idée d’un nouvel emprunt en commun pour financer les dépenses militaires, le gouvernement de La Haye reste inflexible. La coalition au pouvoir, dominée par l’extrême droite de Geert Wilders, allié du Rassemblement national, a d’ailleurs déjà failli chuter lorsque le Premier ministre Dick Schoof a donné son feu vert au plan ReArm de la Commission européenne au cours de la réunion des chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne, le 6 mars dernier. ReArm promet 800 milliards d’euros de financements pour la défense via des prêts et des flexibilités pour les budgets nationaux. « Cela a provoqué une tempête au Parlement, parce que certains ont cru qu’il s’agissait de mettre en place des eurobonds ! », décrypte une source néerlandaise.

Le 11 mars, Joost Eerdmans, un député du petit parti de droite radicale JA 21, a même réussi à réunir une majorité d’élus sur une motion qui désavouait le chef du gouvernement. Trois partis de la coalition (le PVV de Wilders, le parti des fermiers BBB et le parti de droite NSC) ont voté contre Dick Schoof. Seule la droite libérale du VVD l’a soutenu. Ce haut fonctionnaire de 68 ans, ex-chef des services secrets, avait pourtant été choisi par les chefs de partis pour son profil non politique… Il a fallu plusieurs réunions de crise pour calmer les esprits. Le Premier ministre a promis de regarder en détail les textes législatifs pour s’assurer que les souplesses accordées par Bruxelles seraient bien temporaires et strictement limitées aux dépenses militaires.

« Cet épisode a affaibli la réputation des Néerlandais aux yeux des partenaires européens qui s’interrogent désormais sur leur fiabilité, s’inquiète Caroline de Gruyter, essayiste et éditorialiste au prestigieux quotidien néerlandais NRC Handelsblad. De son côté, la population se demande à quoi sert le Parlement, si un Premier ministre non élu ne respecte pas un vote. » L’épisode a eu peu d’échos médiatiques hors du pays mais il n’a effectivement pas échappé à ceux qui tentent de rallier les Vingt-Sept à l’idée d’un nouvel endettement commun. « Cette fragilité politique va rendre les Néerlandais encore plus durs », prédit un diplomate. D’autant plus que, forts de leurs – seulement – 42,2 % d’endettement, les Pays-Bas font partie de ceux qui n’ont vraiment pas besoin de subventions européennes pour financer leur réarmement.

Belgique : le cancre qui « peut mieux faire »

Avec seulement 1,3 % de son PIB consacré aux dépenses militaires l’an dernier, la Belgique compte parmi les « mauvais élèves » en Europe. Même son Premier ministre le reconnaît ouvertement. « Nous faisons beaucoup trop peu. Résultat, nous ne sommes même pas invités à certaines tables », a regretté Bart De Wever devant la presse. Le nationaliste flamand a été piqué que son pays ne soit pas convié aux premiers sommets de Paris et Londres, réunissant la coalition des volontaires pour l’Ukraine. Il craint également de subir les foudres de Donald Trump lors du sommet annuel de l’Otan prévu en juin à La Haye.

Le contrat de coalition négocié pendant des mois entre les partis flamands et francophones prévoyait d’atteindre les 2 % de PIB uniquement en 2029… Entré en fonction le 3 février, Bart De Wever a rapidement compris qu’il allait devoir rouvrir le texte pour changer de braquet. Désormais, son ministre de la Défense dresse des listes de matériel à acheter et parle de combler le 0,7 % manquant dans les trois mois qui viennent ! Les négociations se poursuivent pour trouver les 4 milliards d’euros nécessaires… rien que pour cette année.

La vente de participations dans certaines entreprises publiques est évoquée avec insistance. Avec une dette atteignant les 105 % du PIB, les partis de droite élus en juin dernier sur des promesses d’assainissement budgétaire auraient préféré s’éviter de nouvelles dépenses, d’autant que les grèves se succèdent en raison de coupes annoncées dans les prestations sociales ou la culture. « Depuis dix ou quinze ans, les gouvernements ont fait des promesses qu’ils n’ont pas tenues car la défense a toujours été une variable d’ajustement budgétaire, explique le politologue Pascal Delwit, professeur à l’Université libre de Bruxelles. Comme la Belgique est un petit pays qui accueille le siège de l’Otan, les efforts ne semblaient pas indispensables. » Aujourd’hui, la coalition au pouvoir a le dos au mur, même si elle est, sur le principe, très favorable au réarmement européen. Malgré tout, contrairement à la France, la Belgique ne pousse pas en faveur d’un grand emprunt commun, que les générations futures devraient rembourser. Le Premier ministre préférerait que les Belges se serrent la ceinture et lorgne du côté des voisins néerlandais, dont il admire la rigueur budgétaire.

Espagne : une forte réticence sociale

En Espagne, pays à forte tradition pacifiste, la peur commence, imperceptiblement, à s’installer. Selon un sondage de l’institut DYM publié le 20 mars, les trois quarts de la population (77,5 %) se déclarent « préoccupés » par l’éventualité d’une troisième guerre mondiale. Toutefois, d’après Rafael Martinez, chercheur associé au Centre des relations internationales de Barcelone, « la société espagnole n’est pas consciente des risques que le reste des Européens perçoit ». « Plutôt que le pacifisme ou l’antimilitarisme, c’est l’indifférence qui prédomine », affirme-t-il. Ceci est confirmé par l’Eurobaromètre paru le 25 mars, dans lequel seul 1 Espagnol sur 5 considère que la défense doit être une priorité de l’Union européenne – un record de désintérêt sur le Vieux Continent. « Si la société espagnole se montre moins alarmiste que les pays d’Europe de l’Est ou les pays Baltes, c’est qu’elle est géographiquement et émotionnellement plus éloignée du conflit ukrainien », analyse Eduardo Bayón, consultant en communication politique : « Ici, le discours sur le ‘réarmement’ ne s’est pas imposé et les citoyens continuent de donner la priorité à des préoccupations telles que le coût de la vie, l’emploi et la santé. »

L’histoire y est aussi pour beaucoup. La guerre civile (1936-1939) a mis l’Espagne à l’abri de la Seconde Guerre mondiale. Par la suite, quatre décennies de dictature franquiste suivies d’un processus de démocratisation pacifique se sont traduites par très peu d’investissements militaires. Depuis lors, rappelle Albert Borras, codirecteur de la société d’analyse géopolitique Cassini en Espagne, la quatrième puissance économique d’Europe et ses 49 millions d’habitants « montre une réticence sociale à s’impliquer dans des conflits armés, comme ont pu en témoigner le mouvement anti-Otan ou le non à l’invasion de l’Irak », pour lequel le gouvernement Aznar (droite) s’était fourvoyé avec les Etats-Unis et le Royaume-Uni.

S’y ajoute maintenant une influence certaine de la Russie, incarnée par le colonel à la retraite Pedro Baños, objet d’enquêtes de la part des services de renseignement militaire espagnols en raison de ses déclarations pro-Moscou. L’Espagne est, depuis la chute du mur de Berlin, une destination majeure pour la diaspora russe et pour des organisations criminelles russes qui auraient été instrumentalisées par le Kremlin à plusieurs reprises, notamment lors du processus d’indépendance de la Catalogne, en 2017. Tout récemment, en février, cinq terroristes prorusses présumés ont été arrêtés à Barcelone. Aujourd’hui, l’extrême gauche, comme les mouvements indépendantistes catalans et basques, « s’opposent à l’augmentation des dépenses militaires, rendant difficile une approche unifiée des risques géopolitiques » de la part de l’exécutif dirigé par le socialiste Pedro Sánchez, auquel ils appartiennent ou soutiennent.

Le pacifisme intransigeant de l’Italie

L’Italie est la patrie européenne du pacifisme : 94 % des Italiens refusent catégoriquement l’hypothèse de tout envoi de troupes occidentales en Ukraine et 57,3 % désapprouvent avec fermeté le plan de réarmement du continent. Un pacifisme intransigeant qui trouve ses racines dans le rejet de toute velléité belliciste depuis la chute du régime fasciste et la défaite de la Seconde Guerre mondiale. A cela s’ajoutent les traditions catholique et communiste qui se conjuguent pour refuser le recours aux armes. Des questions économiques et budgétaires confortent également le refus diffus de toute perspective de guerre aussi bien au sein de l’opinion publique que de la classe politique transalpine. « Les dépenses pour la défense et la sécurité sont le prix de notre liberté », a récemment affirmé Giorgia Meloni, à contre-courant de ce que pensent la plupart de ses compatriotes, mais aussi ses principaux ministres. « Une armée européenne ? Si c’est von der Leyen qui la commande, on se rendrait en vingt minutes », ne cesse d’ironiser le leader d’extrême droite Matteo Salvini. Le chef de la Ligue du Nord, qui est aussi vice-président du Conseil des ministres, tire à boulets rouges sur les projets de réarmement proposés par la Commission européenne estimés à 800 milliards d’euros. Le ministre de l’Economie Giancarlo Giorgetti, également issu des rangs de la Ligue, lui fait écho en dénonçant « un plan décidé en toute hâte, sans logique, qui risque de répéter les graves erreurs de l’époque du Covid quand nous avons acheté des montagnes de vaccins à des prix exorbitants ».

Pour encourager les Etats de l’Union européenne à porter à 3 % de leur PIB leurs dépenses militaires, Bruxelles évoque la « clause échappatoire ». Elle permettrait d’augmenter les dépenses militaires de 1,5 % du PIB pendant quatre ans, sans que cela soit pris en compte dans le déficit. Un effort non négligeable pour l’Italie surendettée, qui ne dépense actuellement que 33 milliards d’euros par an pour sa défense. Pour atteindre les 3 % du PIB dans ce domaine, la facture oscillerait entre 88 et 120 milliards d’euros sur les trois prochaines années.

Le ministre italien de l’Economie prône auprès de ses partenaires européens la mobilisation d’environ 200 milliards d’euros de capitaux privés pour des projets stratégiques de défense et d’aérospatiale. Des garanties de l’Union européenne et des Etats membres seraient prévues pour attirer les fonds privés. Ce plan, qui s’inspire d’initiatives précédentes (comme InvestEU), permettrait de lever 16,7 milliards d’euros de fonds publics, qui serviraient d’effet de levier sur le secteur privé.

Quelles que soient ses modalités, le gouvernement italien craint d’irriter l’allié américain – principal fournisseur de l’armée transalpine. Il redoute également qu’un plan de réarmement européen profite surtout aux entreprises françaises, considérées comme des rivales. Elles ne seront pourtant pas les seules à en bénéficier. Leonardo, le géant transalpin de la défense et de l’aérospatiale, a déjà enregistré une forte hausse de ses commandes et prévoit un bond de 30 % de ses revenus d’ici à 2029. Et cela, sans même tenir compte du plan de réarmement européen. Leonardo ambitionne ainsi 118 milliards d’euros de commandes dans les quatre prochaines années.

Orbán ou l’ambivalence permanente

Derrière les charges de Viktor Orban contre l’Europe « va-t’en guerre », l’industrie militaire prospère en terre magyare. A Zalaegerszeg, le géant allemand Rheinmetall façonne des véhicules blindés Lynx. Des pièces d’hélicoptères Airbus sont fabriquées à Gyula près de la frontière roumaine, des véhicules blindés et des drones à Kaposvár, des munitions, des mortiers et des 4×4 de combat type Gidran à Várpalota, des radars à Nyirtelek… Conséquences d’un plan lancé il y a dix ans, ces investissements doivent permettre à la Hongrie de produire un système d’armes complet d’ici à l’an prochain.

Pas facile de suivre la « logique orbanienne »… La Hongrie appuie le réarmement de l’Europe, mais pas le soutien armé à l’Ukraine. Elle appuie l’idée d’une défense européenne, à l’instar d’Emmanuel Macron, mais rejette celle d’un emprunt collectif. Le 19 mars à Bruxelles, lors du sommet du groupe national-populiste des Patriotes pour l’Europe, où siège son parti Fidesz, Orban déclarait ainsi qu’il soutenait les armements nécessaires à la sécurité européenne, mais que chaque Etat membre devait puiser dans ses propres caisses. Pas question d’endettement commun pour le mouton noir Orbán, maintenu hors de la « coalition des volontaires ».

Et si Budapest a longtemps bloqué l’entrée de la Suède dans l’Otan aux côtés de la Turquie d’Erdogan, le gouvernement hongrois n’en a pas moins acheté des avions suédois Gripen pour doter l’armée de l’air magyare. Malgré des frictions avec l’Otan, la Hongrie héberge également un contingent sous bannière atlantique, qui inclut des soldats américains sur la base aérienne de Papa, dans l’ouest du pays.

Enfin, le ministre hongrois de la Défense a annoncé le 10 février que le Commandement multinational de Székesfehérvar, rassemblant des soldats magyars, slovaques et croates, était opérationnel. Un « maillon » essentiel à la protection du flanc est de l’Otan. Bref, tandis qu’Orbán joue les colombes de la paix, l’armée hongroise multiplie les campagnes de recrutement. Cet exercice d’équilibrisme trouble au plus haut point les dirigeants de l’Otan et de l’Union européenne. Tous se demandent quel camp choisira le trublion Orban si le camp occidental est attaqué un jour.



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Publish date : 2025-04-06 17:00:00

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