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Jean-Marie Rouart : « Les magistrats jouent à un jeu dangereux, car la France est un pays inflammable »

Jean-Marie Rouart : « Les magistrats jouent à un jeu dangereux, car la France est un pays inflammable »

De Valeurs Actuelles à BFMTV et du JDD à Sud Radio, on a pu se croire victime d’hallucination : Jean-Marie Rouart serait-il devenu l’avocat de Marine Le Pen ? Ne tombons pas dans le piège du raccourci : il ne défendait pas la députée RN mais dénonçait, quelle que soit la personnalité politique visée et au nom de l’histoire de France, le principe d’inéligibilité.

Parallèlement à l’actualité, l’académicien sort un livre deux en un, Drôle de justice – un essai sur la justice suivi d’une pièce de théâtre (pas encore montée) qui tourne en dérision un juge immoral attendant fébrilement sa nomination à la Cour de cassation. Ce n’est pas la première fois que Rouart a maille à partir avec les magistrats. En 2002, soutenant publiquement Omar Raddad, il avait été condamné à 100 000 euros de dommages-intérêts pour avoir diffamé la famille de Ghislaine Marchal. D’une manière plus générale, un écrivain peut-il manifester de la bienveillance envers une corporation qui vit s’illustrer Ernest Pinard, le procureur impérial qui s’attaqua à Madame Bovary et aux Fleurs du mal ? Rouart voit une profonde différence de nature entre les magistrats et les romanciers. Le bandeau de Drôle de justice annonce une « confession d’un anarchiste de droite », mais il nous raconte dans cet entretien comment, n’étant pas sur les rails, il était considéré comme un « gauchiste » (sic) quand il travaillait au Figaro. Conversation avec un inclassable.

L’Express : Qu’est-ce qui vous agace tant dans la peine d’inéligibilité infligée à Marine Le Pen ?

Jean-Marie Rouart : Je constate une certaine légèreté des hommes politiques et des parlementaires qui font des lois n’importe comment, à toute vitesse, selon l’actualité. C’est ce qu’il y a de pire. Ainsi ont-ils commis cette loi stupide sur l’inéligibilité, qui est à la fois un suicide et un non-sens. En démocratie, quand quelqu’un commet des choses illégales, c’est normal qu’il soit condamné, mais pas à l’inéligibilité, puisque c’est au peuple de décider. Si on avait appliqué cette loi plus tôt dans notre histoire, nous n’aurions eu personne. Je vous signale que Louis-Napoléon Bonaparte, Clemenceau et de Gaulle avaient été condamnés. Cette absurdité est due à la rencontre de parlementaires impulsifs et de juges psychorigides. Ces derniers ne prennent pas conscience de ce qu’ils font, non seulement pour l’ordre public mais pour la démocratie. Après les mini-scandales de l’élimination de Juppé et de Fillon, on ne peut pas en remettre une louche sur Marine Le Pen… Comprenez-moi bien : je ne défends pas Marine Le Pen, je dénonce cette loi.

Une grosse amende aurait suffi selon vous ?

Essayons d’élever le débat : il me semble que la France est historiquement moins un pays de la légalité que de la légitimité. Cela remue notre esprit de révolte quand il y a distorsion entre les deux. Et qu’est ce qui l’emporte ? Eh bien la légitimité. La France n’est pas le lieu de la légalité démocratique ! La Révolution, qui est notre fondement, a eu lieu dans la plus complète illégalité. Puis tous les régimes qui se sont mis en place au XIXe siècle se sont imposés hors de la légalité. Sur Napoléon Ier, il y aurait beaucoup à redire. Sur l’arrivée de Louis XVIII dans les fourgons de l’étranger, aussi. Sur Napoléon III, pareil. On pourrait discuter de la IIIe République. Et tout cela nous mène à Pétain et à de Gaulle : Pétain, c’était la légalité ; de Gaulle, la légitimité. En 1958, quand de Gaulle revient au pouvoir, je trouve ça très bien personnellement mais, si on est scrupuleux sur la légalité, on doit reconnaître que c’est à l’issue d’un coup d’Etat à Alger.

Les magistrats jouent à un jeu dangereux, car la France est un pays inflammable. Je serai très inquiet si la Cour d’appel recondamne Marine Le Pen à une peine d’inéligibilité. Ça pourrait déclencher un incendie. Il est impossible de priver un tiers de l’électorat de sa candidate. J’ajoute pour l’anecdote que, lors de son procès sur les emplois fictifs, son avocat a dit que Marine Le Pen était aussi innocente qu’Omar Raddad ! La boucle est bouclée. C’est devenu un proverbe, d’être aussi innocent que Raddad…

Vous semblez aussi frappé par le procès d’Eric Zemmour, fraîchement condamné à verser 10 000 euros d’amende pour avoir soutenu que Pétain avait « sauvé les juifs français ».

Ce pays dit de la liberté d’expression s’assied sur ses valeurs, à travers la loi Gayssot. Il est bon de rappeler qui est Gayssot : un communiste. Doit-on vraiment aller chercher des leçons de justice chez les communistes ? Ils ont passé leur temps à triturer le passé pour en tirer une petite honorabilité. La loi Gayssot est une manière de dissimuler leurs turpitudes (le Goulag, les horreurs du stalinisme, etc.) pour se refaire une vertu. D’Emmanuel Le Roy Ladurie à Pierre Nora, tous les historiens dignes de ce nom ont protesté contre cette loi, que tout le monde aurait dû refuser.

L’esprit de justice n’est pas une compétence : il vient du cœur

Les défenseurs de la loi Gayssot se sont appuyés sur le négationnisme, sur Faurisson. Faurisson disait des conneries, mais s’il fallait légiférer à propos de toutes les conneries historiques qu’on a pu entendre, y compris de la part des communistes… Ils restent indétrônables dans l’atteinte à la liberté d’expression et dans la falsification de l’histoire.

C’est une des idées de votre livre : notre rapport au passé est en perpétuelle réévaluation. En exergue, vous citez Napoléon : « L’histoire est un mensonge qu’on ne conteste plus. »

Cela fait écho à une phrase Louis Blanc que je cite plus loin : « La chose dont on devrait le plus se défier, mais on ne s’en défie jamais, c’est l’histoire des vaincus racontée par les vainqueurs. » Nous avons un problème moral terrible : qu’est-ce que l’ordre juste. On est épris de cette justice, mais sur quoi est-elle fondée ? Sur une bataille gagnée. Or cette bataille est gagnée parfois par des gens porteurs de valeurs humanistes, parfois par des brutes. C’est l’exemple des Alliés en 1945. Quand vous voyez la conférence de Yalta, qui prépare le procès de Nuremberg, vous vous dites : est-ce bien cela l’ordre juste ? Les Américains attaquent les nazis et leurs lois raciales alors qu’ils appliquent encore la ségrégation.

Quant aux Soviétiques, ils ont eux aussi des camps de concentration. Dans l’acte d’accusation, les Soviétiques essaient en plus de faire passer l’horrible massacre de Katyń [NDLR : plus de 20 000 officiers polonais dont une douzaine de généraux tués d’une balle dans la tête par le NKVD sur ordre de Staline] pour un crime nazi. C’est une manière pour eux de mettre la main sur la Pologne.

Vous soutenez la thèse selon laquelle de Gaulle a fait exécuter Brasillach à cause de Katyń…

De Gaulle a dit qu’il fallait faire un exemple parmi les intellectuels. On pouvait reprocher à Brasillach ses articles antisémites, mais c’était assez courant, il ne se démarquait pas en cela. En revanche, il avait publié en 1943 un reportage accablant pour les communistes intitulé « J’ai vu les fosses de Katyń ». Je suis convaincu que les communistes ont fait pression sur de Gaulle pour que soit liquidé ce témoin gênant qui contredisait leur version des faits. Il faudra attendre 1991 pour que Gorbatchev admette que ces crimes constamment niés par les communistes français et par Claude Lanzmann ont été perpétrés par le NKVD.

Tout le monde vous interroge sur la peine d’inéligibilité de Marine Le Pen, mais personne ne vous parle de votre pièce de théâtre, Drôle de justice, qui met en scène un magistrat narcissique et cynique. Quelle était votre intention ? Ecrire une farce ?

J’ai essayé de prendre un sujet horrible – une sorte de réorchestration sublimée de l’affaire Raddad – pour en faire une comédie. En littérature, on peut écrire ce qu’on veut ; au théâtre, on s’adresse à un public plus large, les gens se déplacent, ils font un effort qui vous oblige à être amusant. Et puis c’est mon tempérament : je suis un peu superficiel, j’aime bien rire… Guitry ne prenait pas de sujet vraiment grave, et c’est d’ailleurs pour ça qu’il était merveilleux, mais pour ma part amuser pour amuser ne me suffit pas, j’essaie de faire réfléchir. A travers Drôle de justice, j’interroge cette inégalité : pourquoi les juges ne sont-ils jamais jugés ? Sans aller jusqu’à citer des références aussi écrasantes que Le Menteur de Corneille ou les pièces de Molière, je pensais à Beaumarchais, avec lequel je me sens une complicité, et surtout à Marcel Aymé.

Vous vous moquez notamment de l’Ecole nationale de la magistrature (ENM). A cause de votre dent contre les premiers de la classe ?

Il faudrait que je plonge dans mon inconscient… Bizarrement, je ne crois pas avoir tenté de prendre une revanche. J’étais un très mauvais élève, je l’ai dit et redit. J’ai même raté ma première année de droit ! Ce qui ne me rend pas très légitime en apparence pour m’attaquer aux problèmes de justice. Ce qui m’a le plus appris, ce sont les injustices que j’ai pu subir. L’esprit de justice n’est pas une compétence : il vient du cœur.

Le doute, c’est ce qui manque aux juges

Un certain nombre de magistrats manquent de cœur, or c’est une forme d’intelligence que vous trouvez chez des écrivains tels Voltaire, Zola ou Mauriac, qui n’étaient pas agrégés de droit et ont rendu la justice à leur manière. Les gens qui font de bonnes études ont une forme d’intelligence à laquelle j’ai échappé. Le cancre cherche des solutions en dehors des sentiers battus et des grands boulevards balisés. Je suis un miraculé de la culture générale : c’est grâce aux livres que j’ai pu éviter d’être un balayeur des rues, ce que me promettait ma famille…

Comment réformeriez-vous l’ENM ?

La société française surévalue l’intelligence abstraite. Or le plus important, c’est l’humain. L’idéal, pour moi, c’est le Canada : il faut y être avocat pendant dix ans avant de devenir magistrat. Ainsi vous avez le temps d’acquérir un peu d’humanité. Manquer d’humanité, c’est le reproche que je ferais aux magistrats. Attention : ce n’est pas systématique. Je serais idiot de dire que tous les magistrats sont nuls. J’ai connu des magistrats formidables, comme Eric de Montgolfier ou Renaud Van Ruymbeke, qui était d’ailleurs un ami…

Vous faisiez allusion à l’affaire Raddad. En 2002, elle vous a coûté votre place au Figaro. Diriez-vous qu’elle a été bénéfique à votre personnage médiatique ?

J’ai plein de défauts, mais je ne me soucie pas de mon image. Si on s’en préoccupe, on ne fait rien, d’autant plus que les images changent, ce qui est assez comique… A Libération, au Monde ou à Télérama, j’ai toujours été vu comme un homme de droite à cause de mon goût pour Drieu la Rochelle, de mon affiliation au Quotidien de Paris et au Figaro, de mon appartenance à l’Académie française – tout ça dessine pour eux le portrait-robot de l’homme de droite. Mais au sein du Figaro, j’étais considéré comme un gauchiste !

Dans le texte qui précède Drôle de justice, vous évoquez un souvenir d’adolescence fondateur…

J’ai 14 ans et je suis scolarisé au cours Godéchoux, près de la tour Eiffel. Une amitié se noue avec mon professeur de français, par ailleurs directeur du collège. Cette amitié tourne de son côté à la passion amoureuse et, avant de commettre l’irréparable, il me renvoie au motif que je serais homosexuel, ce que je vis comme une cruelle injustice. Trois ans plus tard, cet homme torturé se suicide. Je comprends alors qu’il m’a viré pour me protéger…

J’ai pris conscience de la confusion des sentiments et de l’ambiguïté et de la complexité de l’âme humaine. De là mon goût pour la littérature. On ne fait pas de littérature avec des personnages de boy-scouts, mais avec des gens déchirés, pleins de doutes. Et le doute, c’est ce qui manque aux juges.

C’est pourquoi la littérature est, dites-vous, « un contrepoison à toutes les injustices » ?

Les magistrats représentent l’ordre social quand les écrivains portent la loi naturelle. J’y vois une opposition dialectique entre deux expressions de la vie. La société peut se tromper, les lois évoluent, parfois sous la pression des écrivains, qui se trompent moins, cherchant à exprimer des lois immortelles. Notre addiction à la littérature provient du plaisir qu’on a à lire un livre autant que de notre aspiration à ce qu’on tienne compte de notre être profond, qui est du côté de Julien Sorel, de Raskolnikov ou de Boule de Suif. Qui a raison sur le long terme ? La société a tendance à combattre des écrivains qu’elle récupère ensuite. Le procureur Pinard s’en est pris à Flaubert et Baudelaire, il voulait les condamner, mais on les étudie encore en classe alors que Pinard est resté dans les mémoires comme une figure ridicule…

Drôle de justice, par Jean-Marie Rouart. Albin Michel, 172 p., 14 €.



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Author : Louis-Henri de La Rochefoucauld

Publish date : 2025-04-08 17:45:00

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