Devant une superposition de paysages montagneux enchanteurs, une jeune femme apparaît en transparence et demande, ingénue : « Vous sentez que quelque chose cloche ; fatigue chronique, manque d’énergie, esprit embrouillé. Et si le problème n’était pas vous, mais ce que l’on vous a appris sur la santé ? ». Un homme poursuit, rassurant : « Chez Régénère, on ne vous vend pas de solution miracle ! On vous donne les outils pour comprendre le fonctionnement naturel de votre corps », avant qu’un autre présente un panel de formations sur la santé. Une séquence furtive montre ensuite une dizaine de jeunes tout sourire partageant des fruits et légumes – crus évidemment – dans un paysage bucolique.
La vidéo, qui met en scène « la nouvelle équipe Régénère », a été publiée le 25 février sur la chaîne YouTube de Thierry Casasnovas. Anti-médecine conventionnelle et anti-vaccins, ce dernier assure que le corps peut se « guérir » naturellement de nombreuses pathologies lourdes comme le cancer grâce à une alimentation « vivante », incluant crudivorisme et consommation de jus de fruits et de légumes, un mode de vie connecté avec la nature ou encore des jeûnes.
« C’est évidemment de l’IA »
Le collectif citoyen l’Extracteur, qui surveille les activités de M. Casasnovas depuis des années, a remarqué qu’effectivement, « quelque chose cloche ». Ici, les lèvres de la jeune femme se tordent anormalement. Là, les dents du jeune homme disparaissent ; les mains des pique-niqueurs fusionnent entre elles.
L’un des membres de la nouvelle équipe Régénère, avec et sans ses dents.
« Ce sont des images générées par intelligence artificielle (IA), confirme le PDG d’une entreprise spécialisée dans l’évaluation de ces technologies. C’est assez évident, même si ce genre d’animation peut tromper les personnes non averties ou âgées ». Un artiste familier de ces outils soupçonne de son côté l’usage du logiciel Kling pour les animations labiales. Les autres plans proviennent de banques d’images génériques. Même les paysages ne sont pas français, mais grecs ou sud-africains.
Dans ce plan, les mains d’un des personnages fusionnent entre-elles.
Cette stratégie de recours à l’IA ne s’arrête pas aux images. La veille, la chaîne YouTube Régénère publiait le premier épisode d’un podcast dédié à l’hygiène buccale. Quatre autres ont été diffusés depuis. L’analyse des épisodes, réalisée grâce à un outil de détection d’IA, est formelle : il y a entre « 84 et 97 % de probabilité que les voix aient été générées grâce à ElevenLabs », un logiciel de synthèse vocale par IA.
Résultats de l’analyse du premier et du deuxième podcast RGNR sur l’hygiène buccale.
La publication d’une vidéo promotionnelle et de podcasts utilisant l’IA pourrait paraître anodine, tant ces technologies se banalisent. Pourtant, son usage par un désinformateur poursuivi par la justice interpelle. La Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) a d’ailleurs consacré une large partie de son dernier rapport à ce sujet. Elle s’y inquiète de « l’utilisation des algorithmes au service d’un prosélytisme grandissant ».
« Les perspectives du développement de l’IA sont de nature à permettre une démultiplication des possibilités de manipulation et appellent à de nouvelles formes de régulation. Une attention particulière doit être portée à l’avenir en particulier aux messages élaborés à l’aide de l’IA et diffusés massivement sur les réseaux sociaux », indique le rapport.
Un contrôle judiciaire strictement encadré
Pour Thierry Casasnovas, l’usage de l’IA semble s’accompagner de multiples avantages. Car le « pape de la carotte crue » a été mis en examen puis placé sous contrôle judiciaire, en 2023, pour « exercice illégal de la médecine et de la pharmacie », « abus de confiance », « abus de faiblesse » et « pratiques commerciales trompeuses ». S’il conteste ces accusations, il a tout de même l’interdiction de parler de santé, de naturopathie, d’hygiénisme ou de bien-être sur les réseaux sociaux. Il ne peut ni organiser ni participer à des stages et des formations en rapport avec ces thèmes.
Cette décision n’est pas sans conséquence sur ses activités commerciales. Celles-ci reposent sur des séjours d’une semaine organisés une fois par mois dans sa résidence (Pyrénées-Orientales) et facturés entre 750 et 1 200 euros par participant. À cela s’ajoutent des abonnements à sa plateforme privée et la vente de magazines. Autant d’activités dont il faisait la promotion dans ses vidéos YouTube.
Les enquêteurs estiment qu’il aurait perçu jusqu’à trois millions d’euros via des montages financiers douteux. Raison pour laquelle il est également mis en examen pour « blanchiment d’argent », ce qu’il conteste. « Ses vidéos YouTube étant démonétisées, les séjours sont probablement devenus le pilier économique de Régénère. Mais pour attirer 25 stagiaires par mois – 300 par an -, il faut une vitrine gratuite et accessible afin de toucher un large public. D’où l’importance de maintenir la chaîne YouTube active, ce qui entre en contradiction avec son contrôle judiciaire », analyse L’Extracteur.
La politique et l’IA pour contourner son contrôle
Face à ces restrictions, le fondateur de Régénère a dans un premier temps respecté son contrôle judiciaire. Puis il a relancé sa communication à partir de mai 2024. Il a donné une conférence payante à Montescot (Pyrénées-Orientales) devant 300 personnes et proposé à ses fidèles une formation douteuse sur les cryptomonnaies qui a été annulée après plusieurs signalements, a révélé une enquête du Monde. En juin 2024, la magistrate chargée de son dossier l’a donc rappelé à l’ordre et a renforcé son contrôle judiciaire. Il a ensuite tenté une nouvelle carte en lançant son parti politique, « Vivants ! », poussé par son avocat Maître Di Vizio, proche des sphères complotistes, et a annoncé, en novembre dernier, sa candidature à l’élection présidentielle de 2027.
« Peut-être ont-ils pensé qu’il s’agissait d’un moyen de contourner les restrictions liées à son contrôle judiciaire grâce aux libertés accordées aux partis politiques ? », interroge L’Extracteur. « Il s’agit d’une fausse bonne idée, répond une source proche du dossier. Il a le droit de se lancer en politique, mais cela ne lui donne pas le droit de désinformer en matière de santé ». Quoi qu’il en soit, « Vivants ! » n’a pas rencontré un franc succès. Alors que la chaîne officielle Régénère cumule 2,7 millions d’abonnés sur YouTube, celle de son mouvement politique peine à dépasser les 25 000.
Désormais, le fondateur de Régénère parie sur le passage de flambeau. Le 7 février dernier, il publiait une vidéo promettant de grands changements, dont l’arrivée d’une nouvelle équipe. « Lorsque le leader s’efface, ce sont les idées qui continuent de marcher », clamait-il. Cinq jours plus tard, il assurait dans une « interview » faire « confiance aux personnes qui ont repris le projet Régénère pour en faire quelque chose de plus grand encore ».
Les émissions sur l’hygiène buccale insistent elles aussi sur la réalité de cette nouvelle équipe : « Nous savons bien que vous êtes nombreux à tenir à la présence et à la personnalité de Thierry, alors pour nous la pression et les enjeux pour ce premier épisode étaient importants. C’est difficile de passer après le gourou en chef […] Cette équipe est celle qui a aussi développé la toute nouvelle plateforme RGNR. tv », peut-on entendre dans le deuxième épisode.
Qui se cache derrière les audios ?
Certains éléments permettent d’en douter. La nouvelle équipe reste invisible et seuls Thierry Casasnovas et sa compagne, Estelle Sovanna, apparaissent dans les contenus récents, hormis quelques rares intervenants, comme sur la permaculture. Et le premier podcast intitulé « Pourquoi les dentistes ne favorisent pas la santé bucco-dentaire », publié le 19 février sur la chaîne YouTube Régénère, a été supprimé quelques heures plus tard. Là encore, l’analyse menée avec un outil de détection d’IA certifie que la voix a été générée par ElevenLabs avec 98 % de probabilité. « Nous pensons reconnaître l’accent, l’intonation, le débit et même des tics de langage de M. Casasnovas, assure L’Extracteur, qui a sauvegardé le fichier. Et durant le peu de temps où l’audio était en ligne, au moins un internaute l’a reconnu ».
Une nouvelle version de ce podcast a été publiée quelques jours plus tard, avec un nouveau titre (Les dentistes soignent-ils vraiment vos dents ou vous rendent-ils dépendants ?). Là encore, la voix a été générée par IA, certifie le logiciel de détection. Mais elle ne présente plus de trace de l’accent, de l’intonation ou des tics de langage de l’adepte du crudivorisme. Il en est de même pour les quatre autres épisodes. « Nous pensons que le premier audio était un texte lu par M. Casasnovas puis transformé par l’IA, mais que constatant la faible qualité, il a préféré recourir à une pure génération audio par IA », avance L’Extracteur. *
Plusieurs experts ont assuré à L’Express ne pas être en mesure d’effectuer une rétro-ingénierie de ces audios. Autrement dit, de ne pas être capable de déterminer si ces podcasts ont été lus par M. Casasnovas ou une autre personne avant d’être transformés avec une IA, ou s’ils ont simplement été écrits, puis lus par une IA. « Seule une enquête policière serait en mesure de le déterminer avec certitude qui en est l’auteur », indique Jean-Pierre Jougla, avocat honoraire spécialisé dans la défense des victimes de dérives sectaires, et auteur du chapitre sur l’IA dans le dernier rapport de la Miviludes.
« Il y a suffisamment de raisons pour qu’il soit de nouveau convoqué »
Quel qu’en soit l’auteur, une question demeure : ces contenus permettent-ils à Thierry Casasnovas de contourner légalement son contrôle judiciaire ? « Les interdictions qui pèsent contre lui sont larges et en des termes qui se veulent les plus complets possibles : il ne doit plus diffuser ou promouvoir de conseils en santé – qui sont à l’origine de sa mise en examen -, sur quelque support que ce soit », affirme Jean-Baptiste Cesbron, avocat spécialiste de l’emprise sectaire.
Or les vidéos et podcasts ont été publiés sur la chaîne YouTube « Régénère/Thierry Casasnovas », dont il est la figure centrale et indissociable. « S’il n’est pas l’auteur de ces messages, il en est au moins l’initiateur et le responsable. Il y a suffisamment de raisons pour qu’il soit de nouveau convoqué par la juge d’instruction », estime Maître Cesbron.*
En cas d’infraction, la sanction pourrait s’avérer lourde. Comme le rappelle Maître Jougla : « Une nouvelle loi a introduit, en mai 2024 une circonstance aggravante au nouveau délit de sujétion, lorsque l’infraction est commise par l’utilisation d’un service de communication au public en ligne ou par le biais d’un support numérique ou électronique sur la provocation à abandonner des soins ». Ainsi, les contenus générés par l’IA pourraient entraîner de nouvelles poursuites.
Une guerre de l’information asymétrique
Les propos diffusés dans ces podcasts sur la santé buccale restent quoi qu’il en soit problématiques à plusieurs égards. « Dans le premier épisode, les propos sont mensongers et portent atteinte à notre profession, juge Cyril Vidal, chirurgien-dentiste et membre de NoFakeMed, un collectif de professionnels de la santé. Les dentistes sont bien évidemment formés à la nutrition, à la prévention et les traitements modernes cherchent à être les plus conservateurs et protecteurs possible ».
Si Cyril Vidal reconnaît que certaines parties des autres podcasts peuvent être « intéressantes », notamment l’aspect rappelant l’importance de la prévention, il déplore la diffusion de fausses informations médicales. « Conseiller de se coller du sparadrap sur la bouche pour ne pas l’assécher est heureusement plus stupide que dangereux, mais soutenir que les dentifrices fluorés sont des poisons est mensonger – ce sont les seuls qui offrent une protection contre le risque de carie -, tout comme prétendre que l’argile verte permet de tout guérir, alors qu’il n’y a aucune base scientifique solide à l’appui de cette affirmation », assure-t-il.
Le dentiste déplore l’asymétrie de cette bataille informationnelle. « Au sein de NoFakeMed, nous luttons contre les fausses informations en respectant les règles strictes qui encadrent notre profession, qui ne s’appliquent pas aux désinformateurs comme M. Casasnovas, soupire M. Vidal. Il peut nous discréditer et prétendre que nous serions tous à la solde de Big Pharma, alors que s’il y a une personne qui a un business model qui s’affaiblit et qui tente de le relancer, c’est précisément lui ».
« M. Casasnovas ne se taira jamais, son objectif est d’apparaître comme un martyr aux yeux de sa communauté et, s’il peut être détenu ou enfermé, il fera passer cela pour un acharnement contre le pouvoir établi contre lui, ce qui galvanisera encore plus ses adeptes », avance Maitre Cesbron. Dans cette affaire, plusieurs sources ont indiqué avoir reçu des menaces et avoir subi des campagnes de dénigrement.
Le 5 avril, l’influenceur publiait une vidéo sur sa chaîne Telegram privée. Un membre supposé de L’Extracteur y affirme s’être « converti » à ses préceptes. Une confession satyrique évidemment fabriquée… par IA. Mais cette fois, c’est Thierry Casasnovas qui l’avoue.
* Interrogé par L’Express, Thierry Casasnovas n’a pas répondu à nos questions.
Source link : https://www.lexpress.fr/sciences-sante/thierry-casasnovas-comment-il-utilise-lia-pour-contourner-son-controle-judiciaire-2GW74QQEUVC4NFQRWQGIEZS65E/
Author : Victor Garcia
Publish date : 2025-04-09 11:19:00
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