Nous sommes profondément touchés par l’incertitude. L’indignation des gilets jaunes procédait d’une insécurité économique et d’une peur du déclassement social. La panique liée au Covid révélait l’incapacité à prévoir l’évolution du virus et comment s’en protéger. L’éco-anxiété s’est développée avec le sentiment d’imprévisibilité et d’impuissance concernant le climat et la biodiversité : 58 % des 16-25 ans en France sont très ou extrêmement inquiets du changement climatique (The Lancet Planetary Health, 2021) et 80 % de l’ensemble des Français sont préoccupés (Ipsos, 2023).
S’agissant du travail, 73 % des Français ont peur de l’impact de l’intelligence artificielle et 56 % ont des craintes spécifiques pour eux et leur famille (Ipsos, 2025). Plus généralement, 38 % des salariés ne se sentent pas en sécurité dans leur emploi et 68 % pensent que toutes les professions sont impactées par l’incertitude économique (ADP Research Institute, 2023).
61 % des salariés stressés toutes les semaines
Dans l’entreprise, ces incertitudes sont une cause importante de défiance. La courbe de la confiance des salariés en l’avenir a baissé de 3,6 % au dernier semestre, interrompant une ascension continue depuis la crise du Covid (Baromètre EM Normandie, février 2025). La souffrance au travail en est une première conséquence. 61 % des salariés sont stressés au moins une fois par semaine et 19 % ressentent un stress quotidien élevé (People at Work, 2024). 30 % ont déjà vécu un burn-out d’intensité modérée à sévère (Empreinte Humaine/Opinion Way, 2024) et 41 % sont en détresse psychologique (Opinion Way, 2022).
Cela a un impact négatif direct sur la qualité du travail ainsi que sur la coopération entre collègues. On rumine, on se méfie, on se met en retrait. 37 % des salariés pratiquent la « démission silencieuse » (ou « quiet quitting ») (Ifop, 2024) qui consiste à se limiter strictement aux attendus principaux de sa fiche de poste. Plus globalement, seulement 26 % des salariés français seraient engagés dans leur travail (Observatoire de l’engagement, 2024).
Les entreprises et les salariés cherchent à se protéger de cette incertitude. Une stratégie accessible consiste à atténuer l’angoisse en trouvant des explications simples et claires, par exemple en désignant des coupables. L’Etat-providence, la réglementation, l’élite corrompue, l’immigration, certaines minorités ethniques ou religieuses sont des boucs émissaires idéaux. 35 % des Français adhèrent aux théories du complot et 79 % croient à au moins une théorie complotiste (Ifop, 2023).
Une autre stratégie courante, et souvent complémentaire, consiste à rechercher de la sécurité en plébiscitant des responsables autoritaires. On l’observe dans le domaine politique où l’on est prêt à perdre en liberté pour gagner en (apparente) sécurité : 41 % des Français sont favorables à un dirigeant qui gouvernerait sans parlement ni élections et 73 % souhaitent un « vrai chef pour remettre de l’ordre » (Cevipof, 2025).
Des pratiques managériales archaïques
Dans l’entreprise, le paternalisme a longtemps été fondé sur un échange où on demandait au salarié de la loyauté et de l’obéissance en échange de la sécurité de l’emploi et d’avantages sociaux. Le dernier rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (2024) montre que les pratiques managériales françaises restent archaïques et fondées sur un pouvoir hiérarchique fort. Mais de nouvelles formes d’autoritarisme, caractérisées par une centralisation du pouvoir et une pression importante exercée par l’encadrement, se développent également dans certaines entreprises de la tech.
Or ces stratégies sont défaillantes. Carlos Ghosn a longtemps revendiqué une prise de décision autocratique, opaque et brutale comme clé permettant de sauver Renault et Nissan. Il n’en a pas moins été arrêté et inculpé en 2018 au Japon pour abus de confiance et malversations financières. Montesquieu nous mettait en garde dès 1748 dans De l’esprit des lois : « tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ». Harari dans son dernier ouvrage Nexus montre combien les organisations qui se fondent sur l’autoritarisme sont fragiles parce qu’elles manquent de « mécanismes correcteurs » des erreurs.
L’incapacité des institutions de l’ex-URSS à gérer l’accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl avec efficacité et en protégeant la population en est une illustration (magistralement mise en images par la série Chernobyl). Comme l’ont montré des expériences célèbres en psychologie sociale, toutes les organisations ont une tendance à la pensée de groupe du fait d’une pression à la conformité et à l’obéissance à la hiérarchie. Une convergence décisionnelle conformiste a ainsi été identifiée comme la cause de l’accident de la navette spatiale Challenger qui a coûté la vie à sept astronautes. Les systèmes organisés de manière autoritaire renforcent ces dynamiques fondamentalement dysfonctionnelles.
L’autonomie booste la motivation au travail
Une autre voie, plus productive, est possible, bien qu’elle ne soit encore qu’esquissée dans les entreprises. L’ensemble des recherches en management montre que l’on peut aider les personnes à accepter l’incertitude en leur donnant plus de maîtrise réelle sur leur environnement proche. Des études en psychologie expérimentale ont montré que le fait de pouvoir actionner un levier pour stopper des petits chocs électriques déplaisants développe la puissance d’action alors que le fait de n’avoir pas de contrôle lorsque les sujets reçoivent ces chocs de façon répétée les gèle à long terme dans l’inaction.
Les pratiques d’empowerment émergent dans les entreprises
La puissance comme l’impuissance peuvent donc être « acquises » en fonction des caractéristiques de l’environnement professionnel. Dans le même ordre d’idée, on a découvert que l’autonomie est l’une des sources les plus importantes de la motivation au travail (tout comme la possibilité d’utiliser et de développer ses compétences et le fait de se relier aux autres en participant à des buts communs). Enfin les recherches dans le champ de la justice organisationnelle ont largement démontré que le fait d’avoir un pouvoir d’influence sur les décisions qui nous concernent nous amène à ressentir un fort sentiment de justice, nous rassure, et développe notre confiance, notre engagement, notre coopération et notre capacité d’innovation.
Les pratiques d’ »empowerment », qui consistent à remplacer un management directif par une délégation du pouvoir d’agir aux collaborateurs dans une zone de responsabilité définie, émergent aujourd’hui dans les entreprises. Les salariés eux-mêmes peuvent prendre des décisions à leur niveau ainsi que dialoguer ensemble et avec leur hiérarchie dans le cadre d’espaces de discussion, afin de mieux satisfaire un client, régler un dysfonctionnement ou organiser différemment le travail.
Bien sûr, ce développement du pouvoir d’agir est plus complexe à mettre en place qu’une prise de décision autoritaire. Il représente néanmoins une stratégie à la fois génératrice de satisfaction et apte à aider les salariés à faire face efficacement à l’incertitude. Il a également l’avantage de permettre l’exercice de la parole de chacun au lieu de le remettre en cause et de construire la performance collective de l’organisation.
* Thierry Nadisic, chercheur en comportement organisationnel à emlyon business school et coauteur du livre Leadership experience aux éditions Dunod.
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Publish date : 2025-04-11 09:30:00
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