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Henri de Castries : « La France est le pays le plus mal géré d’Europe »

Henri de Castries : « La France est le pays le plus mal géré d’Europe »

Administrateur de LVMH et de Stellantis. Président en Europe du fonds d’investissement américain General Atlantic. Ancien membre du board international de l’université de Tsinghua à Pékin. Et surtout, patron de l’assureur Axa de 2000 à 2016, dont il a fait un leader mondial : Henri de Castries est un capteur privilégié des secousses économiques et financières qui ébranlent les Etats-Unis, l’Union européenne et la Chine depuis la déclaration de guerre commerciale lancée par Donald Trump, le 2 avril.

En exclusivité pour L’Express, le président de l’Institut Montaigne analyse les déséquilibres qui caractérisent ces trois modèles, dont aucun, à ses yeux, n’est durablement soutenable. Mais devant le « concours de biceps » quasi-quotidien auquel se livrent Donald Trump et Xi Jinping, il sait gré à l’Europe de garder la bonne distance. « Si on pense, à raison, que la politique de Trump est mauvaise, faire comme lui n’est pas la solution », insiste-t-il.

L’Express : Dans l’affrontement brutal entre les Etats-Unis et la Chine, l’Europe tente de se frayer un chemin. Est-ce une chance pour elle de se remobiliser autour d’un projet commun ?

Henri de Castries : Je ne sais pas si c’est une chance mais je suis sûr que c’est une nécessité, qui va forcer l’Europe à se transformer. Quand on observe le jeu de ces trois acteurs, on voit bien à quel point leur lecture du monde est différente. L’Europe a le sentiment douloureux d’être déclassée. Pour Trump, c’est l’Amérique qui a périclité, au motif que l’Europe l’aurait pillée pendant des décennies. Quant aux Chinois, ils affirment que les seuls garants d’un environnement stable et prospère, ce sont eux. Tout cela, évidemment, est contradictoire et, dans une large mesure, faux.

Les plus lucides sur leur propre situation, ou les plus honnêtes en tout cas, ce sont les Européens. Ils disent et constatent que leur modèle trouve aujourd’hui ses limites, dans plusieurs dimensions. L’UE ne s’est pas assez préoccupée de sa propre sécurité. En la déléguant de façon apparemment gratuite aux Etats-Unis, le jour où ces derniers ne veulent plus l’assurer ou la faire payer, l’addition est considérable. Même si la France a été plus lucide que d’autres sur sa défense.

Ensuite, les Européens n’ont pas utilisé à bon escient les marges de manœuvre financières qu’offrait le parapluie américain pour investir et renforcer leur propre compétitivité. Ils ont plutôt accru, pas dans tous les pays mais globalement, la consommation et la protection sociale dont le financement, aujourd’hui, devient insoutenable. L’endroit dans lequel tout cela s’exprime le plus est évidemment la France, puisque nous sommes aujourd’hui le pays le plus mal géré d’Europe.

A l’évidence, l’Amérique n’a été volée par personne. Si elle affiche le déficit commercial dont Donald Trump se plaint, c’est en très large partie parce que les ménages américains consomment trop et n’épargnent pas assez. C’est ce niveau de consommation excessif qui crée leur déficit. Pas la volonté des autres de leur faire les poches. Pour autant, les Etats-Unis ont formidablement bénéficié de leur capacité à attirer l’épargne et les talents du reste du monde, parce qu’ils avaient jusqu’ici un modèle ouvert, dynamique, bienveillant et une influence considérable liée à leur puissance militaire.

Enfin, il y a le discours de Pékin. Les Chinois ne sont pas les acteurs paisibles et bienveillants qu’ils prétendent être. La manière dont ils ont joué avec les règles de l’Organisation mondiale du commerce est l’une des raisons qui nous conduisent à la crise actuelle. Leur modèle est fondé, lui, sur une accélération technologique à marche forcée et subventionnée. C’est le Japon des années 1970, à la puissance dix en termes de population. Les Chinois ont commencé par exporter des biens peu sophistiqués, puis ils ont fait de tels progrès technologiques qu’ils sont passés devant les Occidentaux dans certains secteurs. Ce faisant, ils ont aussi développé des surcapacités industrielles phénoménales. Un boulet domestique dont ils cherchent désormais à se débarrasser en l’exportant partout sur la planète, à rebours des règles concurrentielles.

Aucun de ces modèles n’est donc pérenne ?

Non. Et c’est ce qui génère les dissensions actuelles entre ces trois blocs. Par une politique totalement inappropriée, Donald Trump est en train de rendre encore plus flagrante cette asymétrie. Comme trois grands bateaux proches, ballottés par la tempête, les Etats-Unis, l’Europe et la Chine s’entrechoquent. Aucun de ces trois modèles n’est pérenne. Mieux vaut, dans ces conditions, avoir des capitaines expérimentés à la barre.

Quel cap faut-il suivre pour rentrer à bon port ?

Celui de la raison, du bon sens, qui permettra de trouver une issue progressive et négociée à ces déséquilibres. Faute de quoi, ces derniers risquent de déboucher sur des violences, aussi bien internes qu’externes. D’où la nécessité, et c’est là que les choses deviennent préoccupantes, de pouvoir s’appuyer sur une architecture de discussion internationale, comme celle mise en place à l’issue de la Seconde Guerre mondiale avec l’ONU, l’OMS ou plus tard l’OMC. L’Europe, qui a connu le coût de cette guerre, a toujours essayé d’être constructive sur le sujet du multilatéralisme. Ce n’est plus le cas des Etats-Unis, depuis George Bush : au mieux, ils s’en désintéressent, au pire, ils le dynamitent. Les Chinois ont fait l’inverse, ils s’en sont saisis largement à leur profit.

Vous parlez d' »issue progressive et négociée ». En graduant sa première riposte face aux annonces de Trump, l’Europe semble avoir trouvé le bon tempo, malgré l’hyper-réaction des marchés financiers

Les marchés n’ont pas surréagi, ôtez-vous cette idée de la tête. La Bourse, dans son principe, est l’expression d’une sagesse collective qui a la mémoire longue et qui n’ignore pas, parce qu’elle a lu les livres d’économie et se garde de toute impulsion imprécatrice, que les guerres commerciales conduisent nécessairement à moins de croissance et à plus de pauvreté.

A titre personnel, je n’ai jamais participé à l’espèce d’enthousiasme naïf qui a suivi l’élection de Trump sur le thème : « ça va être formidable », « l’économie américaine va surperformer ». Il faut écouter ce qu’il a dit. Aujourd’hui, Trump fait juste ce qu’il a dit. Mais beaucoup ne voulaient pas l’entendre.

Joe Biden avait laissé une économie américaine au plus haut, la croissance était forte, le marché de l’emploi très sain, l’inflation revenait sous contrôle et les niveaux des marchés boursiers étaient extraordinairement élevés. Avec Trump, les marchés se rendent compte qu’ils sont poussés au-dessus du vide. Que cet optimum est, non seulement en train de se dérégler, mais qu’il pourrait même basculer vers quelque chose de pas du tout plaisant. Parce que la croissance va ralentir, l’inflation remonter et l’étau se resserrer autour de la Réserve fédérale. Dans quelques jours, c’est couru d’avance, Trump va s’en prendre à la banque centrale américaine et à son indépendance. Il va affaiblir le dollar de manière durable et le socle de la confiance dans la dette souveraine américaine est maintenant fissuré.

Si la « pause » qu’il a décrétée ne durait pas, les Européens devraient-ils rendre coup pour coup ?

Surtout pas. Et pas sur le même registre. Washington et Pékin se livrent à un concours de biceps, une démonstration de force à l’intention de leur opinion. Mais si on pense, à raison, que la politique de Trump est mauvaise, faire comme lui n’est pas la solution.

La réaction de l’Europe, jusqu’à maintenant, a été mesurée et intelligente. Elle a frappé là où ça faisait mal, en ciblant des biens substituables, c’est-à-dire qu’on peut trouver ailleurs. Se priver du soja du Kansas n’est pas un problème, on en achètera désormais au Brésil. Ensuite, l’UE dispose d’une panoplie de mesures non tarifaires. Dans le domaine des services, où les Etats-Unis ont un excédent commercial très fort vis-à-vis de nous, c’est une arme redoutable.

On pourrait ainsi expliquer aux entreprises américaines qu’on suspend la protection de leurs brevets en Europe : ça ne coûte pas un centime, mais ça crée une insécurité juridique terrible. Ou lancer des enquêtes sur des pratiques anticoncurrentielles – les Chinois sont devenus experts en la matière – et mettre des amendes, non pas raisonnables mais considérables. Celle infligée à la BNP par les Américains il y a dix ans se chiffrait en milliards de dollars.

Emmanuel Macron, il y a quelques jours, a appelé les grands patrons à faire preuve de sens collectif en suspendant leurs investissements aux Etats-Unis. Quand on dirige une multinationale, comment articule-t-on cette injonction politique à la réalité du monde des affaires ?

Chacun est libre de jouer son jeu, et il y a autant de situations que d’entreprises. Mais quelque chose saute aux yeux : le monde a changé. Et ce n’est pas arrivé du jour au lendemain après l’élection de Trump. Il ne suffit plus, pour une multinationale, d’être la meilleure dans ce qu’elle fait. Bien sûr qu’il faut une excellence technique. Bien sûr qu’il faut une compétitivité affûtée… Mais une entreprise n’évolue pas dans un univers éthéré. Le sentiment de faux confort, né de la mondialisation facile des années 1990, a conduit un certain nombre de groupes mondiaux à négliger deux risques. Le premier est d’ordre géopolitique. S’il a été longtemps faible, il n’a jamais disparu. Un marché peut se fermer du jour au lendemain.

Le second risque est lié aux ruptures technologiques. Soudain, un concurrent sorti de nulle part débarque avec un produit totalement disruptif. C’est l’histoire des compagnies de diligences qui ont pris de haut les inventeurs des premiers moteurs. Le métier, ce n’était pas la diligence, la locomotive ou l’automobile. Le métier, c’était le moyen de transport. Le métier, ce n’est jamais le produit, c’est la fonction. Aujourd’hui, le risque inhérent à toute entreprise, c’est de voir son produit concurrencé par quelque chose ou quelqu’un capable de remplir la même fonction, de façon différente et plus efficacement.

Sur ces deux fronts, géopolitique et technologique, les bascules vont bien plus vite qu’il y a vingt ou trente ans. C’est ce que démontrent les rapports de l’Institut Montaigne. La curiosité et l’agilité des entreprises sont les conditions de leur survie.

Dans le monde extrêmement fluctuant que vous décrivez, que faut-il privilégier : un climat pro business, dans lequel la puissance publique réduit le nombre de normes, ou une stabilité des règles juridiques et fiscales ?

Les deux sont nécessaires et ne sont pas incompatibles. A quoi bon bénéficier de règles stables si elles constituent un carcan ? C’est, à mon sens, l’un des défis européens majeurs : face à une concurrence internationale qui s’accroît, les Vingt-Sept, pour la plupart, ne sont pas capables d’offrir aux entreprises le terreau qui leur permettrait de prospérer. Ces Etats se sont eux-mêmes très inégalement réformés. A commencer par la France, où le secteur public n’a pas su s’adapter aux évolutions du monde.

Nous vivons un engourdissement, un affaissement du système public français, qui coûte de plus en plus cher et fonctionne de moins en moins bien. L’administration est devenue une bureaucratie. Comme un mauvais champignon, elle prospère sur l’arbre de l’économie, siphonne sa sève et menace de l’étouffer.

Vous parlez de la fonction publique comme d’un organisme vivant qui aurait sa propre autonomie. Le politique a tout de même une large responsabilité, non ?

La fonction traditionnelle du dirigeant politique est d’imaginer, de proposer et de mettre en œuvre des politiques publiques en s’appuyant sur l’administration. Dans un certain nombre de cas, les élus ou les ministres s’en sont trop remis à elle, pour suggérer puis élaborer les orientations générales. Cette dérive tient sans doute au fait que la France est probablement le pays dans lequel il y a le plus de fonctionnaires qui sont entrés en politique. Pour une raison simple : ils peuvent garder leur statut. L’endogamie du système est en large partie due à cela. L’administration se déguise pour confisquer le projet politique et la politique est prisonnière de l’administration.

C’est le début d’un programme présidentiel… Un patron aurait-il ses chances dans le contexte actuel ?

Il faut arrêter de croire au mythe de l’homme providentiel ! Dans la sphère politico-économique, ça n’existe pas. Ou alors, ça se termine en général assez mal. Parce qu’entre l’homme providentiel et l’autocrate, il y a une distance qui est assez aisément franchie.

Le vrai sujet est le suivant : les sociétés ont-elles la capacité à définir un projet collectif et le courage de l’assumer ? Dans notre pays, nous avons raté plusieurs occasions de nous réformer. Ce moment n’adviendra en France que le jour où, collectivement, nous aurons pris la décision que la dépense publique doit diminuer.

On se moque de Trump en disant qu’il a bricolé ces tarifs douaniers, pays par pays, mais nous, nous maquillons aussi nos chiffres. Lorsqu’un ministre des Finances annonce qu’il a fait un effort budgétaire formidable, il s’est en général contenté de maintenir la progression de la dépense au même niveau que l’an passé. C’est de la poudre aux yeux ! Non, la dépense publique ne peut être considérée comme stable que si on dépense le même nombre d’euros l’année 2 que l’année 1. En matière de finances publiques, nous vivons dans un déni total.

La question n’est pas de trouver un patron miracle pour redresser un pays au bord de l’explosion ou du délitement. Il faut arrêter de discuter de choses qui n’ont aucun intérêt et sur lesquelles les solutions sont connues et évidentes depuis longtemps. Concentrons-nous sur l’essentiel : réformer l’Etat pour accélérer la croissance, en redonnant de l’air à l’initiative individuelle, à l’investissement, à la confiance, etc.

Ne craignez-vous pas que, prétextant les désordres mondiaux, le gouvernement de François Bayrou laisse filer les déficits comme au temps du Covid ?

C’est évidemment la solution de facilité. Mais attention ! Nous sommes aujourd’hui un pays qui, s’il n’améliore pas sa gestion publique très rapidement, va perdre ce qui lui reste d’influence et de crédibilité. L’Allemagne a des problèmes, mais elle est correctement gérée. Le nouveau chancelier Friedrich Merz est en train de mettre en place un plan de relance massif sur les infrastructures et sur l’industrie qui va permettre à notre voisin de développer son secteur de l’armement, de trouver des débouchés alternatifs à la Chine et aux Etats-Unis. Pourquoi les Allemands peuvent-ils faire cela ? Parce qu’ils ont géré leurs dépenses publiques avec prudence, ils sont en situation d’équilibre budgétaire, donc maintenant, ils peuvent se mettre en déséquilibre. La seule sortie possible en France, c’est une vigoureuse réforme libérale.

En affirmant cela, certains vont vous rétorquer que vous voulez faire du Trump ou du Musk ?

Mais non ! C’est tout le contraire ! L’objectif de la nouvelle administration Trump, c’est la destruction méthodique d’un large pan des institutions américaines et internationales. Certes, elles n’étaient pas parfaites, mais elles n’avaient pas non plus conduit le pays au bord du gouffre. Le tandem Trump-Musk va probablement casser ce qui a fait une partie de l’attractivité de l’Amérique : sa puissance bienveillante. Raison pour laquelle le monde occidental et un certain nombre de pays émergents la regardaient avec les yeux de Chimène.

Etre une puissance bienveillante, c’est se donner les moyens d’attirer les talents du monde entier grâce à un système éducatif qui recherche l’excellence, grâce à une liberté économique permise par un niveau raisonnable des dépenses publiques et grâce à l’encouragement à la prise de risque. Ce qui continue à me rendre optimiste, c’est qu’une fenêtre d’opportunité s’ouvre pour l’Europe. A nous d’avoir l’audace de nous en saisir.



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Author : Arnaud Bouillin, Béatrice Mathieu

Publish date : 2025-04-14 16:50:00

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