C’est devenu une rengaine : les cadres rechigneraient de plus en plus à devenir managers. Et, pour une fois, les chiffres du 2e baromètre EM Normandie/Actual Group sur le rapport des Français au travail confirment la rumeur. Le rejet du management est réel ; il exprime un mouvement profond qui recompose le paysage professionnel, réoriente les ambitions des jeunes et redessine les contours du prestige social dans les entreprises. L’image et les rôles du manager ont certes changé, mais la carrière managériale est désormais en concurrence avec d’autres imaginaires d’emploi.
Longtemps, devenir manager a symbolisé la récompense idéale de l’engagement, du talent et du travail. Manager une équipe, gérer un budget ou piloter un projet représentaient la réussite sociale, financière et symbolique. Le manager était alors l’épine dorsale de l’organisation, bénéficiant de la reconnaissance de ses pairs et d’un pouvoir concret sur les individus et les ressources. Or, la fonction managériale est désormais perçue comme ingrate, stressante et peu valorisante. Les organisations se transforment : les structures s’aplatissent, les hiérarchies s’allègent, les frontières entre experts, managers et dirigeants deviennent floues. Le manager d’hier était valorisé pour sa capacité à motiver, à organiser et à superviser. Celui d’aujourd’hui se sent pris en étau entre l’impératif de produire des résultats rapides et celui de mobiliser une équipe dont les attentes sont devenues multiples, complexes et parfois contradictoires. Cette évolution a rendu la fonction managériale moins désirable : l’accumulation de tâches administratives, la pression permanente des résultats et une autonomie de plus en plus restreinte ont transformé ce poste en une fonction anxiogène. Le management est vu comme un piège à hauts risques plutôt que comme un tremplin vers la réussite professionnelle.
Au-delà d’une crise d’attractivité, une nouvelle forme de prestige
Simple baisse d’attractivité de la fonction ? Non : si les cadres se détournent du management, c’est aussi parce que leur idéal d’accomplissement professionnel est ailleurs. Enième différence intergénérationnelle ? Non plus. Une nouvelle hiérarchie des préférences professionnelles émerge, calquée sur la catégorie socioprofessionnelle des parents.
Les jeunes dont les deux parents ne sont pas cadres valorisent encore les fonctions de management. Pour ces futurs primo-accédants, devenir manager reste associé à la stabilité, à la reconnaissance sociale et aux revenus confortables. Mais pour ceux dont les deux parents occupent déjà des postes de cadres ou dirigeants, l’intérêt pour les fonctions managériales traditionnelles est beaucoup plus faible. Devenir experts reconnus, entrepreneurs créatifs ou leaders influents sur les grands sujets sociétaux ou environnementaux constitue désormais leur projet.
Il n’est pas anodin que ce soit avant tout ceux qui possèdent déjà un capital social, culturel et économique conséquent qui portent ces nouveaux espoirs. Quand les attitudes des élites changent, c’est la norme sociale qui change. Le prestige professionnel se construit désormais moins par l’ascension hiérarchique conquérante que par la visibilité sociale et médiatique, l’impact personnel et l’autonomie professionnelle. Et les enchères du succès montent : il faut beaucoup plus de ressources culturelles, relationnelles et économiques pour réussir dans ces nouvelles voies : le parcours du leader inspirant est hors piste, là où les trajectoires des managers sont très encadrées par les pratiques des entreprises. Sans le savoir, ceux qui cherchent à accéder au statut de cadre pour la première fois dans leurs familles ont une chance historique : les places désertées par les uns feront sans doute le bonheur des autres.
Le marché des candidats se réduit pour mille raisons, notamment le manque de compétences ou l’inégalité des territoires. Il s’évapore aussi, à bas bruit, par la sécession des élites. D’un côté, donc, des fonctions managériales nécessaires, mais moins valorisées symboliquement ; de l’autre, de nouvelles formes de prestige social, fondées sur l’expertise, la notoriété ou la capacité à influencer la société à travers ses idées et ses innovations. Cette évolution du rapport au management ne peut être comprise comme un simple caprice passager. Les nouvelles élites ne veulent plus du charme trop discret de la bourgeoisie bureaucratique. Désormais, attirer et retenir ces profils rares n’est plus une affaire de salaire ou de statut : c’est devenu une bataille culturelle.
*Jean Pralong est enseignant-chercheur en gestion des ressources humaines à l’EM Normandie.
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Publish date : 2025-04-16 10:00:00
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