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La politique étrangère de Trump vue par Stephen Wertheim : « Il veut renverser la table, pas quitter la salle »

La politique étrangère de Trump vue par Stephen Wertheim : « Il veut renverser la table, pas quitter la salle »

Sur le papier, le président américain mérite de plus en plus sa réputation d’isolationniste, cette doctrine politique consistant à ne pas, ou peu, prendre part aux affaires internationales. Chantre de l’ »America First », il n’a pas hésité à se livrer à une augmentation jamais vue (+ 145 %) des droits de douane visant la Chine, à geler brutalement l’aide militaire à Kiev début mars, sans compter l’incertitude planant autour d’un éventuel lâchage américain de l’Otan.

Et pourtant, Stephen Wertheim, senior fellow à l’American Statecraft Program du Carnegie Endowment for International Peace, est formel : non, Donald Trump n’est pas un isolationniste. Cette idée serait non seulement erronée, selon cet historien de la politique étrangère américaine – « Trump veut renverser la table, pas quitter la salle » –, mais aussi révélatrice d’un écueil : celui de ne pas prendre le président américain suffisamment au sérieux. « Il est intelligent, il y a une certaine logique dans ses actions », prévient l’expert, qui livre aussi pour L’Express son analyse des faiblesses du président américain. « Donald Trump n’est pas très doué pour la persuasion », s’inquiète-t-il. Défaut qui pourrait lui coûter cher sur le volet russo-ukrainien…

L’Express : Donald Trump est souvent présenté comme un apôtre de l’isolationnisme, cette politique étrangère qui consiste à interférer le moins possible dans les affaires du monde…. Qu’en pensez-vous ?

Stephen Wertheim : Trump n’est pas un isolationniste. Cette idée est fausse pour trois raisons. Premièrement, il est obsédé par l’idée de « reprendre » ce qui a été soi-disant volé aux Américains par le reste du monde. Cette conception implique que les Etats-Unis doivent retrouver richesse et contrôle, et donc participer activement aux affaires du monde. L’objectif de Trump n’est pas que les Etats-Unis soient isolés, mais plutôt qu’ils tirent profit de leurs interactions avec le monde extérieur. Il veut renverser la table, pas quitter la salle.

Deuxièmement, sur un plan plus pratique, Donald Trump hérite d’une politique étrangère américaine tournée vers le monde, avec des alliances de grande envergure et une présence militaire importante. Les Américains sont habitués à jouer ce rôle. Ainsi, même si, au fond de lui, Donald Trump souhaitait que les Etats-Unis jouent un rôle moins important dans le monde, il lui faudrait en faire beaucoup pour changer cette dynamique. Cela ne pourrait pas être entièrement accompli en quatre ans et impliquerait en tout état de cause des risques et des coûts importants pour parvenir à un état final isolationniste.

Donald Trump pourrait abandonner complètement l’Ukraine

Enfin, si nous repensons au premier groupe d’Américains qualifiés d' »isolationnistes » dans les années 1930 et 1940, ils estimaient que, si les Etats-Unis devaient empêcher les puissances extérieures d’entrer dans l’hémisphère occidental, ils n’avaient pas besoin d’aller plus loin pour assurer la sécurité et la prospérité de l’Amérique du Nord. Personnellement, je n’aime pas le terme « isolationniste » pour les décrire : ils voulaient que les Etats-Unis soient la puissance militaire suprême sur une grande partie de la planète, et beaucoup d’entre eux soutenaient des formes d’engagement non militaires, y compris le commerce, le plus universellement possible. Mais même si nous prenions ces personnes comme référence de l’isolationnisme, Trump n’a rien à voir avec elles. Il n’a jamais proposé une autre conception de ce que devrait être le périmètre de défense de l’Amérique. En fait, il a accepté le périmètre mondial actuel, bien qu’il ait suggéré un certain degré d’indifférence à l’égard de la défense de certaines régions telles que l’Ukraine ou Taïwan.

Trump a toutefois menacé de retirer le soutien des Etats-Unis aux alliés de l’Otan…

Trump n’a pas dit clairement qu’il ne défendrait pas les alliés européens de l’Otan. Certes, j’ai des doutes sur le fait qu’il le ferait. Mais je doute également que d’autres présidents que Trump, y compris le président Biden, se seraient engagés dans la défense totale des Etats baltes en cas d’attaque de la Russie. Trump n’a pas quitté l’Otan et n’a pas non plus clairement déclaré qu’il ne respecterait pas l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord. Ce qu’il a dit à plusieurs reprises, c’est que si un pays ne paie pas sa « cotisation » à l’Otan, c’est-à-dire s’il ne consacre pas une certaine part de son économie à son armée, les Etats-Unis pourraient ne pas le défendre. Et en réalité, beaucoup des pays les plus menacés et les plus proches de la Russie sont aussi ceux qui dépensent le plus pour leur défense, précisément en raison de leur vulnérabilité. Enfin, une centaine de milliers de soldats américains sont encore présents en Europe et bien que le secrétaire à la Défense Pete Hegseth ait indiqué qu’il cherchait à réduire la présence militaire américaine sur le continent, Trump n’a pas été clair sur ce point.

N’êtes-vous pas un peu optimiste ?

Nous devrons voir ce que l’administration Trump dans son ensemble décidera. Oui, il est possible qu’elle se retire de la sécurité européenne au cours des quatre prochaines années. Mais je doute que les Etats-Unis se retirent complètement de la région. Hegseth lui-même ne l’a pas demandé. Et même si les Etats-Unis le faisaient, cela signifierait-il que la vision de Trump est isolationniste ? Non, cette idée vient d’une perspective eurocentrique. Je ne vois pas de scénario dans lequel les Etats-Unis se retireraient simultanément de l’Asie, par exemple. Les Etats-Unis resteraient donc la première puissance militaire du monde.

Pour l’heure, Donald Trump semble pour le moins à la peine, Vladimir Poutine compliquant les négociations pour un règlement de la guerre en Ukraine, et ayant récemment bombardé la ville de Soumy… Pensez-vous que le président américain soit capable de mettre fin à ce conflit, comme il l’a promis pendant sa campagne ?

La question principale n’est pas la capacité de Trump, mais de savoir si les parties elles-mêmes, la Russie et l’Ukraine, peuvent se mettre d’accord pour arrêter les combats. J’en doute pour l’instant. Vladimir Poutine semble convaincu qu’il peut faire des gains au fil du temps, et peut-être même vaincre complètement l’Ukraine à la fin. Après tout, la Russie a l’avantage sur le champ de bataille. De son côté, l’Ukraine a nourri jusqu’à récemment des espoirs irréalistes. Elle se rend compte aujourd’hui qu’elle ne pourra pas obtenir tout ce qu’elle souhaite d’un règlement, comme l’adhésion à l’Otan ou une garantie de sécurité similaire impliquant les Etats-Unis. Je pense donc qu’il faudra du temps pour déterminer s’il sera possible de parvenir à un accord. Et puis il y a tout de même le facteur Trump.

Qu’est-ce que cela implique ?

Il faut lui reconnaître un certain crédit. Il a forcé les Occidentaux qui refusaient de réfléchir sérieusement à la fin de la guerre à se pencher sur la question, et il a au moins entamé un dialogue avec la Russie et l’Ukraine sur la fin de la guerre. Cela dit, Donald Trump pourrait se montrer impatient de conclure un accord. Il pourrait donc réagir de manière excessive si un accord n’est pas trouvé rapidement. Il pourrait alors abandonner complètement l’Ukraine ou – c’est possible – augmenter la pression sur la Russie et intensifier le conflit. Tout dépendra de la personne que Trump accusera d’être responsable de l’échec de l’accord de paix.

L’autre problème, c’est que Donald Trump n’est pas très doué pour la persuasion. Tout accord de paix en Ukraine ne ressemblera pas à l’idée que chacun se fait de la justice parfaite ; la pilule sera difficile à avaler. Il faudra convaincre les Ukrainiens, les Européens et les Américains qu’il s’agit d’un bon accord pour l’Ukraine, compte tenu des circonstances. Défi qui se serait aussi posé à Kamala Harris si elle avait été élue présidente. Le problème, c’est que de nombreuses personnes en Europe, et aussi à Washington, soupçonnent Donald Trump de sympathie pour Vladimir Poutine. Et Trump ne semble pas disposé à adopter une position vigoureusement pro-Ukraine.

La Russie n’est pas concernée par les droits de douane annoncés par Trump. Comment l’expliquer ?

Je pense que Trump a voulu séparer les relations entre les Etats-Unis et la Russie de ses mesures tarifaires afin de donner la priorité à la recherche d’un règlement de la guerre en Ukraine. Il a déjà menacé d’intensifier les sanctions contre la Russie. Cela dit, il a imposé des droits de douane de 10 % à l’Ukraine. La raison pour laquelle il a exempté la Russie de cette série de droits de douane n’est donc pas tout à fait claire. Selon certains responsables américains, il l’aurait exemptée parce qu’elle est déjà lourdement sanctionnée et qu’elle ne commerce pas beaucoup avec les Etats-Unis. Mais l’Iran, qui fait également l’objet de sanctions américaines strictes, a été soumis à des droits de douane de 10 %. Cette administration n’a pas toujours agi de manière cohérente.

La cible numéro 1 de Donald Trump en matière de droits de douane reste la Chine. Comment comprenez-vous la stratégie du président américain ?

L’objectif de Donald Trump à l’égard de la Chine n’est pas clair, c’est le moins que l’on puisse dire. D’un côté, il pourrait vouloir un accord commercial, comme celui qu’il avait tenté de négocier à la fin de son premier mandat. Si tel est le cas, son objectif ultime pourrait être d’établir des liens solides entre les Etats-Unis et la Chine tout en réduisant dans une certaine mesure le déficit commercial bilatéral et en améliorant certaines actions chinoises, par exemple en réduisant les exportations chinoises de précurseurs chimiques utilisés pour fabriquer du fentanyl.

Le paradoxe de Trump est qu’il est hétérodoxe dans sa pensée et son action, mais très tactique

Mais si c’est bien son objectif, je crains qu’il n’ait mal évalué la meilleure façon de traiter avec Pékin, qui n’aime pas négocier sous le type de pression que Trump exerce. L’autre scénario possible est que Trump cherche à « découpler » les deux économies, c’est-à-dire à rompre les liens économiques avec la Chine. Cela reste possible, mais la vérité se situe probablement quelque part entre ces deux extrêmes.

Quel que soit son objectif, n’a-t-il pas sous-estimé la Chine de 2025 par rapport à celle de 2018, les deux puissances s’étant déjà engagées dans une escalade des droits de douane à l’époque ?

Je crains qu’il n’ait sous-estimé l’ampleur de l’élargissement de la boîte à outils économique de la Chine par rapport à ce qui existait lors du premier mandat de Trump. De plus, la pression intense que le président américain a exercée par le biais des droits de douane pourrait pousser la Chine à refuser de négocier. Par conséquent, si les Etats-Unis et la Chine doivent trouver un moyen de désamorcer la crise et parvenir à un accord, je crains que cela ne se produise pas rapidement et qu’il faille déployer des efforts considérables et soutenus pour surmonter les pressions intérieures de part et d’autre. La situation est préoccupante car le niveau élevé des droits de douane actuellement en vigueur équivaut presque à un embargo bilatéral.

Taïwan pourrait-elle faire les frais de ce duel sino-américain et devenir un terrain d’affrontement par procuration ?

Donald Trump pourrait jouer la « carte Taïwan » pour négocier avec la Chine sur le commerce ou d’autres questions. Il pourrait, par exemple, commencer à laisser entendre qu’il a l’intention de reconnaître l’indépendance de l’île. Heureusement, il ne l’a pas fait au cours de son premier mandat. Il semble comprendre à quel point la question est explosive pour la Chine. Mais s’il menaçait de le faire cette fois-ci, ce serait très dangereux. L’autre possibilité est que Trump propose de donner à la Chine de nouvelles assurances sur Taïwan, destinées à montrer que les Etats-Unis continuent à respecter leur politique d’une seule Chine et à retenir Taipei d’apporter des changements unilatéraux au statu quo.

Trump pourrait-il aller trop loin et abandonner tout soutien à Taïwan ?

Oui, soyons clairs. Ce qui lui importe le plus n’est pas la géopolitique, et encore moins la protection des démocraties à l’étranger, mais plutôt le commerce. Cependant, Trump pourrait donner des assurances à Pékin de plusieurs manières. Il pourrait par exemple affirmer que les Etats-Unis ne soutiennent pas l’indépendance de Taïwan et montrer qu’il ne franchira pas les lignes rouges de la Chine. Pékin aurait alors moins de raisons, ou de justifications, d’intensifier ses opérations militaires autour de Taïwan, et le risque d’une guerre catastrophe pourrait être réduit.

Donald Trump a certes fait volte-face sur la hausse des droits de douane qui touchait notamment l’Europe, en rapportant celle-ci à 10 % durant au moins 90 jours. Le Vieux Continent doit-il s’inquiéter d’un nouveau revirement ?

La conviction la plus ancienne et la plus constante de Donald Trump en matière de politique étrangère est que les Etats-Unis se font arnaquer par leurs alliés. Il a déclaré à plusieurs reprises, y compris récemment, que l’UE avait été créée pour tirer un avantage économique des Etats-Unis. Le fait qu’il soit revenu sur certains droits de douane ne signifie pas qu’il ne les imposera pas plus tard. Trump a également reporté certains de ses droits de douane sur le Mexique et le Canada, avant de les imposer à nouveau. Je ne serais donc pas trop optimiste. J’espère que l’administration Trump se rend compte qu’elle demande beaucoup à l’Europe. Elle lui réclame de prendre la tête de la défense de l’Ukraine et peut-être de la défense du territoire européen de manière plus générale, malgré le fait que les économies européennes ont connu une croissance plus lente que ce qu’on attendait d’elles. Mais je ne parierais pas que Trump s’en préoccupe !

En tant qu’historien, pensez-vous que Donald Trump poursuive une ligne stable en matière de politique étrangère ou estimez-vous, comme certains, que le président américain n’a pas de véritable stratégie ?

Il faut prendre Trump au sérieux. Le fait que certains continuent à utiliser des termes comme « isolationniste » à son sujet suggère qu’ils ne le prennent pas assez au sérieux. Il est intelligent, il y a une certaine logique dans ses actions. Si nous devions assister à des changements politiques durables sous Trump, les domaines les plus susceptibles d’être affectés seraient le commerce, la sécurité européenne et les relations avec l’hémisphère occidental.

Cela dit, le paradoxe de Trump est qu’il est hétérodoxe dans sa pensée et son action, mais très tactique. Il pense que l’imprévisibilité est une vertu. Mais cela signifie qu’il a du mal à définir une nouvelle orientation pour la politique américaine et à s’y tenir. Or c’est ce qu’il faut faire pour apporter des changements à grande échelle et obtenir des résultats sur une période de quatre ans. Et vous noterez que Trump n’a pas encore obtenu de résultats radicalement différents de ceux de ses prédécesseurs en matière de politique étrangère. L’une de ses actions les plus hétérodoxes, au cours de son premier mandat, a été de poursuivre une diplomatie directe avec le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un. Mais il n’a pas réussi à proposer une base d’accord réaliste ni à mettre en place un processus diplomatique. Depuis lors, les Etats-Unis et la Corée du Nord ne sont pas revenus à la table des négociations…



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Author : Alix L’Hospital

Publish date : 2025-04-17 16:00:00

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