Son nom ne vous dit peut-être rien. Pourtant, l’Adit est le géant français de l’intelligence économique, c’est-à-dire du renseignement d’affaires. Son chiffre d’affaires dépasse les 500 millions d’euros annuels. Elle a recruté plusieurs figures de l’Etat, comme Maurice Gourdault-Montagne, ancien conseiller diplomatique de Jacques Chirac, Pierre Bousquet de Florian, ancien directeur de cabinet de Gérald Darmanin à l’intérieur, ou encore Bernard Emié, l’ex-patron de la DGSE. Des noms prestigieux, qui ont désormais mis leurs talents au service du privé, mais qui conservent un lien précieux avec l’Etat – ce qui pousse ses détracteurs à qualifier l’Adit d' »Etat profond ».
EPISODE 1 – « C’est un quai d’Orsay, une DGSE occulte » : l’Adit, ces agents très secrets au service du CAC 40
Longtemps, elle a été l’Etat tout court. En mai 1992, un décret passé inaperçu crée l’Agence pour la diffusion de l’information technologique, sous la double tutelle du Quai d’Orsay et du ministère de la Recherche. Sa première mission ? Compiler les rapports des conseillers scientifiques des ambassades françaises, accessibles via un site au nom délicieusement désuet : bulletins-electroniques.com. « Notre activité était centrée sur la veille technologique. On ne jurait que par l’innovation », se rappelle Thierry Ferrari, ancien directeur du pôle Intelligence territoriale de l’Adit de 1993 à 2023. Philippe Caduc, jeune analyste prometteur du Secrétariat général à la défense nationale, en devient le directeur général fin 1994. Il oriente l’établissement public vers le soutien à l’industrie de défense.
Influence de l’affaire Elf
Début des années 2000, premier tournant. L’affaire Elf fait douter le CAC 40. Personne ne veut paraître mêlé aux barbouzeries du renseignement d’affaires. Mais la domination américaine se fait de plus en plus féroce. « On s’est vite aperçus qu’on ratait des appels d’offres, parfois sur un détail dont nous ignorions comment le concurrent l’avait obtenu », se souvient Bertrand Deroubaix, ancien directeur des affaires publiques de Total – désormais consultant pour l’Adit. En 2004, le groupe pétrolier cherche des enquêteurs extérieurs. De peur que des consultants américains ne répètent tous leurs secrets à leur gouvernement, le groupe se tourne vers la PME qu’est alors l’Adit. L’entreprise vient d’être privatisée, en mai 2003, mais reste détenue à 100 % par l’Agence des participations de l’Etat. Sa cinquantaine de salariés se voit distribuer des cartes de visite bleu-blanc-rouge, « ce qui nous donnait un peu l’impression de faire partie des services », sourit un ancien dirigeant. Comme dans une agence de renseignement, on aime y procéder par nom de code, « Jean Moulin » étant le plus secret, utilisé pour désigner un sous-traitant très sensible.
Cinq ans plus tard, Philippe Caduc menace. Il veut que la société soit vraiment privatisée, pour enfin changer d’ampleur : « Si ça ne se fait pas, je pars. » En décembre 2010, le fonds d’investissement du financier Walter Butler prend 66 % des parts. Cette même année, l’Adit s’est essayée à l’influence digitale. Sous couverture. Selon des documents internes obtenus par L’Express, en mars 2010, l’Adit propose à Michelin d’alimenter « sur Internet un climat médiatique favorable tant à l’installation de leur usine à Tamil Nadu (en Inde), qu’à l’ensemble de leurs activités dans le pays ». Pour convaincre, elle entend créer et modifier des pages Wikipédia, publier des articles ou des commentaires… La démarche ne doit pas être « menée officiellement » par Michelin. L’Adit propose d’utiliser une « société étrangère existante », « une ligne téléphonique dédiée-anonymisée » et même un compte bancaire pour que rien ne remonte à l’industriel. Montant du contrat pour 39 semaines : 122 400 euros hors taxes.
Le « potentiel énorme » de DCI
Fin 2016, dernier virage, majeur. La loi Sapin II et ses nouvelles normes sur la corruption ont ouvert un nouveau marché, gigantesque : celui des enquêtes de réputation, ces « due diligence » dont sont friandes les multinationales afin de les aider à jauger la bonne moralité de certains intermédiaires à l’étranger. Les hommes de Philippe Caduc excellent dans ces rapports qu’ils facturent de 15 000 à 100 000 euros pièce. L’entreprise change plusieurs fois de mains, est détenue un temps par le fonds de Serge Weinberg, alors président de Sanofi, puis par Parquest Capital, avant d’être revendue au fonds canadien Sagard, en 2022, moyennant une valorisation à 325 millions d’euros. BPI France a suppléé l’APE et conserve 11 % du capital, ainsi qu’un droit de veto sur ses détenteurs.
Entre-temps, l’entreprise a entamé une stratégie spectaculaire d’expansion, pour devenir « un champion français du soft power« , vante Alexandre Medvedowsky. En 2018, elle a racheté Geos, une société spécialisée dans la sécurisation de lieux sensibles ; en 2020, Eurotradia, spécialiste des grands contrats, et ESL, pépite du lobbying ; en 2021, elle acquiert Stratinfo, un cabinet d’intelligence économique, et l’agence d’influence Rivington en 2023 ; en 2024, Antidox, expert de la communication digitale, et surtout DCI, une société militaire formatrice de nombreuses forces étrangères, dont la brigade Anne de Kiev, de l’armée ukrainienne. « DCI a un potentiel énorme lié au secteur militaire. On sait qu’il nous donne accès aux Etats profonds. Si l’on travaille avec les Emirats ou l’Arabie saoudite sur ces sujets-là, on devient intime, des partenaires de confiance. C’est un outil d’influence français », juge Bruno Delaye. Signe de l’importance de DCI, Bernard Emié, ex-patron de la DGSE, préside depuis septembre son conseil stratégique.
Casseroles
Certaines des nouvelles entités du groupe traînent au contraire des casseroles : en 2015, Eurotradia a versé 1,27 million d’euros à un intermédiaire mongol en marge d’un contrat obtenu par Areva, des faits qualifiés par le Parquet national financier de « corruption d’agents publics étrangers ». Dans une ordonnance du 3 juillet 2024, la cour d’appel de Paris revient sur un contrat à « plus de 1 million d’euros » passé entre Casino et Antidox de 2018 à 2021, ayant pour objet, disent les juges, d’ »utiliser, sans dévoiler son identité au public, différents moyens de communication et médias, pour contenir les informations négatives à l’égard du groupe, pour diffuser des informations et des rumeurs favorables à la société », notamment via des « comptes anonymes sur plusieurs réseaux ».
Quant à ESL, son patron Alexandre Medvedowsky a été entendu par la police dans le cadre de l’enquête sur le transfert de Neymar au PSG. Les fonctionnaires pensaient qu’il aurait pu s’activer pour obtenir des garanties fiscales de Bercy avant la transaction. Dans une autre affaire, les policiers ont noté qu’ESL avait versé 23 000 euros entre 2018 et 2019 à Nabil Ennasri, un activiste proche des Frères musulmans soupçonné d’appartenir à un réseau de désinformation en faveur du Qatar. A chaque fois, Philippe Caduc promet que les pratiques problématiques n’auront plus cours.
Cigarettiers et lobby des pesticides
Dans le microcosme, une question se répète, vénéneuse : est-ce vraiment au contribuable français de financer du lobbying pour des cigarettiers ou des Etats étrangers ? Philip Morris est un client historique de l’Adit ; au Parlement européen, ESL défend aussi les intérêts de British American Tobacco. Sur le site de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), on découvre que la société plaide la cause d’Air France, de La Poste, mais aussi d’entreprises plus inattendues, comme Azura, un producteur marocain de tomates visé par la FNSEA en 2024 pour sa « concurrence déloyale » (ce que le groupe conteste), Alibaba.com, le géant de l’e-commerce chinois, Coca-Cola ou le lobby des pesticides Phyteis.
Quand ESL défend « le bilan des politiques publiques, économiques et sociales en cours en Arabie saoudite », en 2023 et 2024, est-ce là encore bien conforme aux priorités de la France ? « On est constant dans nos loyautés. Quand il peut y avoir un doute sur un client étranger, on fait remonter au Quai d’Orsay, à l’Elysée. S’il y a un problème, on ne prend pas le contrat », assure Philippe Caduc. Après 2021, l’Adit a dû stopper son lobbying pour le géant chinois Huawei, à la demande de l’Elysée et de la DGSI. Selon la HATVP, ESL a aussi mené la campagne de Torrent Pharmaceuticals, une multinationale indienne, candidate au rachat de Biogaran. Or l’offre rivale était pilotée… par la BPI, afin d’éviter une prise de contrôle étrangère. Contactée, la banque publique déclare ne pas avoir connaissance de ces faits, ni des différentes sociétés que l’Adit représente : « Les missions de l’Adit sont confidentielles – c’est la preuve que Bpifrance n’intervient pas dans les affaires de la société. Pour nous, l’Adit est une entreprise stratégique, un instrument de souveraineté et de soft power sain. »
Souveraineté oblige, lors de l’acquisition de DCI, l’Etat a suggéré à l’Adit de franciser son capital. Depuis plusieurs mois, Philippe Caduc s’active pour monter un nouveau tour de table, avec notamment le Crédit agricole, le réassureur Covéa, la mutuelle MACSF, et le financier Amundi, déjà actionnaire. Indice que le premier actionnaire, le groupe canadien Sagard, pose un problème d’image : sur la page Wikipédia consacrée à l’Adit, le groupe d’investissement est décrit comme un fonds « basé en France ». A y regarder de plus près, on remarque que cette mention pour le moins trompeuse, s’agissant de la filiale du trust Power Corporation du Canada, renvoie au site Journaldeleconomie.fr. On y apprend, dans un article anonyme daté du 16 janvier 2022, que « l’Adit va accueillir, dans les prochains jours, un partenaire de choix : le fonds français Sagard ». Précision : Journaldeleconomie.fr est un site du groupe VA Press, lui-même détenu par Stratinfo, propriété de l’Adit depuis 2021. Maîtriser l’information. Le nerf de la guerre économique.
Source link : https://www.lexpress.fr/societe/manipulations-en-ligne-formations-militaires-les-methodes-discretes-de-ladit-le-champion-francais-du-IAMGB7XBTJAA7PPRS7JP3KRK7E/
Author : Etienne Girard, Alexandra Saviana
Publish date : 2025-04-16 15:00:00
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