Le tempo diplomatique s’accélère dans le dossier du nucléaire iranien. Alors que le chef de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), Rafael Grossi, est arrivé à Téhéran ce mercredi 16 avril pour rencontrer Abbas Araghchi, le ministre des Affaires étrangères, et Mohammad Eslami, le chef de l’Organisation iranienne de l’énergie atomique (OIEA), un nouveau round de négociations doit se tenir ce week-end en Italie. Entre-temps, le chef de la diplomatie iranienne s’entretiendra à Moscou avec son homologue russe, Sergueï Lavrov.
La Russie est l’un des membres d’un accord international sur le nucléaire conclu avec l’Iran en 2015, devenu caduc depuis la décision de Donald Trump de s’en retirer en 2018 lors de son premier mandat. Le choix du président américain avait en partie été motivé par l’absence de mesures contre le programme balistique de Téhéran, perçu comme une menace pour son allié israélien, et des sanctions avaient été rétablies.
Depuis son retour à la Maison-Blanche, Donald Trump poursuit une stratégie de pression maximale sur l’Iran, n’excluant pas des bombardements si un nouveau texte n’est pas signé. Son envoyé spécial pour le Moyen-Orient, Steve Witkoff a indiqué lundi dans une interview à la chaîne conservatrice Fox News qu’un nouvel accord dépendrait de la manière de contrôler les niveaux d’enrichissement d’uranium et des capacités d’armement atomique de l’Iran. Les vérifications américaines en la matière seront « cruciales ». « Cela inclut les missiles […] et les déclencheurs pour (l’explosion) d’une bombe », a-t-il précisé. Une stratégie à haut risque pour l’administration américaine qui, selon Sanam Vakil, directrice du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord à Chatham House, un think tank londonien, fait preuve d’un manque « d’expertise technique considérable ». Selon le dernier rapport de l’AIEA, l’Iran dispose d’environ 274,8 kilos d’uranium enrichi à 60 %. Le niveau requis pour des armes nucléaires est de 90 %. Selon cette spécialiste, l’Iran « ne va certainement pas démanteler son programme nucléaire sans garanties ». Entretien.
L’Express : Le ministre iranien des Affaires étrangères, Abbas Araghchi, a affirmé que la question de l’enrichissement de l’uranium n’est « pas négociable » pour Téhéran, après que l’émissaire américain Steve Witkoff a appelé à son arrêt. L’Iran est-il plus proche que jamais de développer la bombe nucléaire ?
Sanam Vakil : En théorie, oui. Le régime a conscience de l’influence acquise grâce aux avancées nucléaires et cela devient un argument de négociation pour obtenir un allègement des sanctions. L’Iran sait déjà enrichir l’uranium, mais la production d’ogives nucléaires nécessite d’autres ressources supplémentaires. Si Téhéran tente de développer une charge nucléaire, il s’agira évidemment d’une accélération alarmante. D’après les éléments à notre disposition, cela ne s’est pas encore produit. Il faut donc maintenant avoir accès aux installations pour corroborer ce constat.
Comment interprétez-vous cette visite du chef de la diplomatie iranienne à Moscou avant de nouveaux pourparlers entre l’Iran et les Etats-Unis ?
Il faut y voir une volonté iranienne de soutenir la militarisation de son programme nucléaire. Mais il est important de rappeler que les Russes négocient également avec Steve Witkoff concernant l’Ukraine. Il est donc possible que des enseignements communs soient tirés et qu’une stratégie plus globale soit également au menu des discussions…
Les Gardiens de la Révolution, l’armée idéologique de la République islamique d’Iran, ont affirmé mardi que les capacités militaires et de défense du pays constituaient des « lignes rouges » intouchables. Le guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, s’est dit sceptique sur ces négociations. L’Iran peut-il réellement céder ?
Il est encore trop tôt pour le dire. De l’avis des participants, les discussions à Oman ont été positives. L’administration américaine, comme Téhéran, a intérêt à négocier. Mais il est également important d’être réaliste. Une négociation doit aboutir à un compromis des deux côtés. Et l’Iran ne va certainement pas dissoudre ou démanteler son programme nucléaire sans garanties. C’est ce qu’il cherche à obtenir de Donald Trump.
Le régime iranien apparaît en difficulté – étranglé économiquement, contesté par la population et affaiblie par la chute de ses « proxys » (la Syrie de Bachar el-Assad, le Hezbollah, le Hamas). Dans ce contexte, que cherche à obtenir l’Iran ?
L’Iran a plusieurs sources de motivation. Il faut des garanties de sécurité qu’Israël ne frappera pas l’Iran une nouvelle fois – ce que craignent des services de renseignement occidentaux -, ainsi qu’un allègement des sanctions. Certes, la position de défense de l’Iran dans la région a été affaiblie, mais je ne pense pas que ce soit le moteur de ces négociations. Je pense que les pays occidentaux voient certainement dans la faiblesse de l’Iran une occasion d’accroître la pression sur lui. Mais c’est une erreur de penser que cela aboutira à une capitulation totale de Téhéran.
Israël s’inquiète que les Etats-Unis signent un mauvais accord. Ses craintes sont-elles fondées ?
Je pense que l’Amérique tente ici de privilégier ses intérêts nationaux et pas ceux d’Israël. Il est évident que les services de sécurité israéliens comprennent parfaitement qu’empêcher l’Iran d’avoir un arsenal nucléaire est une priorité absolue. Mais le seul moyen d’y parvenir est de renforcer la surveillance et les inspections. Par le passé, cela a fonctionné. A l’époque de l’accord de Vienne (2015), il avait été prouvé que l’Iran n’avait pas triché. Ce texte visait à empêcher les avancées nucléaires de l’Iran. Il n’était pas censé provoquer un changement de régime, ni transformer la République islamique en démocratie occidentale. Je reste donc quelque peu sceptique quant à l’approche israélienne. Je ne pense pas que des frappes militaires en Iran soient porteuses de résultats positifs pour Israël, la région ou le peuple iranien.
Aujourd’hui, beaucoup de régimes comme la Russie et la Corée du Nord survivent grâce à l’arme nucléaire…
Oui, les Iraniens constatent que l’arme nucléaire est un outil de défense et de stabilisation d’un régime. Ils voient aussi très clairement un lien entre les pays qui ont renoncé à leurs programmes et leur chute : l’Irak de Saddam Hussein, la Libye de Mouammar Kadhafi et bien sûr l’Ukraine. L’Iran a donc un dilemme sécuritaire. Il ne renoncera pas à ce qui pourrait être le dernier pilier de sa doctrine de défense sans garanties de sécurité.
La France, le Royaume-Uni, l’Allemagne (groupe E3) faisaient également partie du pacte signé en 2015 avec l’Iran. Aujourd’hui, la voix de l’Europe est-elle encore audible dans ce dossier ?
Je pense que le groupe E3 a été proactif en essayant de construire son propre canal de négociation avec les Iraniens. Mais l’échec de l’accord de Vienne a véritablement illustré son impuissance face aux Etats-Unis. Ils sont donc conscients de leurs limites.
Donald Trump poursuit sa ligne de pression maximale sur l’Iran mais elle ne semble pas réellement fonctionner pour le moment. Pourquoi ?
Depuis que Donald Trump a déchiré l’accord en 2018, le manque de clarté sur les objectifs visés concernant l’Iran complique le paysage diplomatique. Ce qui est inquiétant dans l’approche de Trump, c’est que les personnes impliquées dans les négociations ne semblent pas disposer d’une expertise considérable. Or, c’est précisément ce qui est nécessaire pour parvenir à un accord technique solide qui permettra de mettre fin au programme iranien et d’alléger durablement les sanctions. Witkoff ne semble pas être un grand spécialiste de cette question technique, ce qui pose un sérieux problème. Obtenir un accord avec l’Iran, ça ne se fait pas sur Fox News…
L’Iran s’inquiète-t-elle du caractère imprévisible de Donald Trump depuis son retour à la Maison-Blanche ?
Chaque semaine, l’administration américaine dit tout et son contraire. Le risque est que, sans accord, Donald Trump soutienne une campagne militaire contre l’Iran. Téhéran voit la mobilisation des forces militaires américaines [NDLR : les Etats-Unis ont envoyé des bombardiers américains B-2 sur la base de Diego Garcia dans l’océan Indien. Un deuxième groupe de porte-avions a aussi été déployé au Moyen-Orient] ainsi que les frappes contre les Houthis comme un présage de ce qui peut se passer.
Le chef de la diplomatie iranienne, Abbas Araghchi, est réputé pour être plus ouvert avec l’Occident. Le régime iranien est-il aujourd’hui plus fracturé que jamais ?
Les dignitaires iraniens sont divisés sur la conduite à tenir face à Donald Trump, qui suscite beaucoup d’ambiguïtés et d’incertitudes. Ils s’inquiètent de ces pourparlers et de ce qu’ils peuvent en tirer. Mais la stratégie de négociation est pour l’instant largement soutenue par la plupart des courants politiques en Iran. Elle est considérée comme le meilleur moyen d’empêcher une frappe militaire et d’obtenir un allègement des sanctions, ce qui serait également important pour la stabilité interne du régime.
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Author : Charles Carrasco
Publish date : 2025-04-17 03:45:00
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