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Guerre commerciale de Donald Trump : la Suisse, ce modèle industriel que l’Europe envie

Guerre commerciale de Donald Trump : la Suisse, ce modèle industriel que l’Europe envie


« Un véritable coup de massue ». Cristina Gaggini, comme l’écrasante majorité des acteurs économiques locaux, est tombée des nues lorsqu’elle a vu Donald Trump brandir en direct, le 2 avril, un tableau répertoriant les droits de douane qu’il comptait appliquer au monde entier. En neuvième position, entre la Thaïlande et l’Indonésie, figurait la Suisse, et ce taux infamant de 31 %, 11 points de plus que celui de l’Union européenne. Une énorme surprise outre-Jura. « Il y a eu, c’est vrai, une forme de naïveté au sein de certains cercles dirigeants qui pensaient que notre pays, en raison de son rôle et de son poids financier, serait épargné. Le choc a été d’autant plus rude », raconte la directrice romande d’Economiesuisse, la fédération des entreprises helvétiques.

La pause de cette offensive commerciale, annoncée quelques jours plus tard, a été accueillie avec soulagement. Mais le soufflé n’est pas retombé, loin de là. Face à la politique erratique du milliardaire américain, la Suisse se sait en sursis. Et si Donald Trump effectuait une nouvelle volte-face, les conséquences pourraient être lourdes. L’économie de la confédération repose pour près de la moitié sur ses exportations – dont un quart part chaque année vers les Etats-Unis. L’Union européenne, elle, reste de loin son premier partenaire.

Le fer de lance de ce dynamisme commercial ? Une industrie de pointe que ses voisins lui envient et que beaucoup, pourtant, méconnaissent. Elle s’organise autour de trois pôles : la chimie et la pharmacie, qui représentent à elles seules près de 50 % du commerce extérieur, les machines et outils de précision, l’autre pilier, avec un peu moins d’un tiers des produits vendus à l’étranger et enfin, l’horlogerie, réputée sur toute la planète. C’est par la force de la géographie que ces spécialités ont émergé. « En l’absence de ressources naturelles, notre industrie s’est très vite tournée vers la transformation. Et pour compenser l’étroitesse du marché intérieur, vers l’international », souligne Philippe Cordonier, responsable pour la Suisse romande de Swissmem, l’organisation défendant les intérêts de la métallurgie, et de la construction mécanique et électrique. Avec seulement 9 millions d’habitants, le pays a dû trouver des débouchés ailleurs. Une ouverture qui se traduit aujourd’hui par 34 accords commerciaux de libre-échange, avec 44 partenaires. « L’export est vital : sans lui, rien n’est possible », assure Olivier Dupont, directeur par intérim de la CCI France Suisse.

Une double pression structurelle

Malgré la force et la résilience de son modèle, l’Etat aux 26 cantons n’a pas échappé à la vague de désindustrialisation des années 1990-2000. Mais il est parvenu à conserver une industrie puissante qui pèse pour près de 20 % du PIB – contre 10 % en France. « L’activité s’est adaptée à la mondialisation. Lorsqu’un produit devient plus ou moins une marchandise de masse, la Suisse n’est plus forcément le lieu idéal pour le fabriquer, en raison de ses coûts salariaux élevés. C’est pourquoi de nombreuses entreprises ont délocalisé leurs usines vers l’Europe de l’Est ou d’autres continents. Pour autant, elles continuent d’élaborer, dans le pays, de nouveaux produits de niche destinés à des marchés très spécifiques », explique l’économiste Jan-Egbert Sturm, directeur du Centre de recherches conjoncturelles (KOF) de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich.

Le tissu industriel est composé à 98 % de petites et moyennes entreprises, soumises « historiquement à une double pression structurelle, pointe Eric Scheidegger, chef de la direction de la politique économique au secrétariat d’Etat à l’Economie (Seco). D’un côté, la concurrence internationale et le progrès technologique ; de l’autre, une appréciation durable du franc suisse. Ces facteurs ont constamment poussé les entreprises à se positionner sur des activités à forte valeur ajoutée. » Leur carburant ? La matière grise. Les deux tiers des investissements en recherche et développement sont financés par les entreprises. « La Suisse fonctionne comme un « village de l’innovation ». Cette dernière est rendue possible par l’organisation même du pays : un fédéralisme avec une grande diversité cantonale et un maillage dense grâce auquel tout le monde peut se rencontrer à une ou quelques heures de train. Les cantons ont créé des écosystèmes spécialisés, ce qui favorise les partenariats ciblés plutôt qu’une simple coopération de voisinage », décrit Olivier Dupont, à la CCI France Suisse.

Avec des coûts de production largement plus élevés que la moyenne européenne, dont un salaire moyen à plus de 7 000 euros, les industriels suisses doivent pouvoir justifier de vendre des produits très chers. « Ils produisent des biens de niche destinés au marché mondial, mais dont les volumes restent relativement limités, ce qui empêche une production à grande échelle susceptible de réduire les coûts. En général, les entreprises ne deviennent pas très grandes. Si elles y parviennent, elles délocalisent souvent certaines de leurs activités, même si le siège social reste en Suisse », précise Jan-Egbert Sturm.

Souvent réduite à une économie bancaire, la Suisse possède d’autres atouts industriels majeurs.

Pas d’intervention de l’Etat

Et l’Etat dans tout ça ? Il reste à sa place. Et s’assure que les trains arrivent à l’heure. « Il n’y a jamais eu d’injonction publique à se spécialiser dans tel ou tel domaine. Ce sont les entreprises qui ont saisi elles-mêmes les opportunités, en fonction de leur analyse du marché, et non en suivant des directives imposées par les pouvoirs publics », affirme Cristina Gaggini. Depuis des décennies, les conseils fédéraux successifs, détenteurs du pouvoir exécutif, ont plutôt appliqué une politique libérale et non interventionniste. « Tenter de maintenir toutes les industries en vie n’est pas une stratégie fructueuse sur le long terme. Les politiques industrielles, comme celles pratiquées en France, ont souvent du mal à définir les bons objectifs à atteindre. Les entreprises sont généralement bien meilleures pour identifier les meilleures voies de développement », souligne Martin Eichler, chef économiste de BAK Economics, un institut de recherche indépendant. « La réglementation est plus souple que dans d’autres pays, ajoute Eric Scheidegger, du Seco. Une entreprise confrontée à une pression conjoncturelle ou structurelle peut licencier ou embaucher facilement. Cette flexibilité est un atout essentiel. »

L’industrie, comme le secteur des services, fait néanmoins face à plusieurs défis. A commencer par le vieillissement de la population. « L’espérance de vie progresse, les baby-boomers partent à la retraite, et le taux de natalité reste bas. A l’horizon 2034, il manquera environ 300 000 actifs en Suisse. C’est un enjeu considérable, qui nécessite d’agir sur plusieurs fronts : la formation, l’attractivité du marché du travail, mais aussi l’ouverture à l’immigration qualifiée », égrène Marco Taddei, responsable des affaires Internationales à l’Union patronale suisse.

Une pénurie de main-d’œuvre qui pourrait s’aggraver avec le déclin progressif de l’apprentissage, voie empruntée jusqu’à présent par les deux tiers des jeunes Suisses. « Beaucoup d’entre eux préfèrent s’orienter vers les universités, mais l’industrie a besoin d’une main-d’œuvre qualifiée au niveau de la production si elle veut continuer à être compétitive », estime Martin Eichler. Deux votes cruciaux vont avoir lieu prochainement : une initiative populaire d’un parti nationaliste visant à limiter à 10 millions le nombre d’habitants et l’approbation des nouveaux accords bilatéraux signés entre la Suisse et l’UE que les cantons alémaniques, plutôt frileux à l’égard de l’Europe, ne voient pas d’un bon œil. Un débat ancien sur le protectionnisme que l’offensive de Donald Trump remet subitement au goût du jour.



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Author : Thibault Marotte

Publish date : 2025-04-19 06:30:00

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