Il n’y a pas de « wokisme », seulement des preuves de wokisme. La prestigieuse université de Harvard en fait l’amère expérience. Il y a d’abord eu l’effarante lettre ouverte publiée par plusieurs organisations étudiantes au soir même de l’attaque terroriste du 7 octobre 2023, tenant pour « entièrement » responsable le régime israélien de « toute la violence en cours ». Puis l’audition devant le Congrès de l’ex-présidente de l’université, Claudine Gay, qui avait suscité la polémique en refusant de condamner fermement les appels au génocide des juifs qui ont émaillé les campus américains, au motif que cela dépendrait du « contexte ». Sous la pression des critiques pointant notamment un relativisme aux accents woke – et visée par des accusations de plagiat, Claudine Gay avait fini par démissionner.
Moins de deux ans plus tard, voilà que la prestigieuse institution de l’Ivy League fait de nouveau les frais d’une idéologie troublante de similitudes avec ce « wokisme » que le philosophe et historien des idées Pierre-André Taguieff qualifie de « nouveau conformisme idéologique ». Sauf que cette fois, elle ne vient pas d’une frange progressiste aveuglée par une lecture intersectionnelle et décoloniale du monde, mais de l’un des champions de l’anti-wokisme, le président américain lui-même.
Auditer, signaler, remplacer
La perspective d’un Donald Trump « woke » suscitera peut-être quelques rictus. Mais pour qui s’intéresserait de près à la guerre de tranchées qui s’intensifie depuis quelques semaines entre le président américain et les institutions de l’Ivy League, la question a de quoi se poser. Surtout à la lecture des cinq pages de cahier des charges adressées le 11 avril par la Maison-Blanche à Harvard, qui s’est démarquée d’autres campus par son rejet des injonctions de l’administration censées selon celle-ci lutter contre l’antisémitisme. Dans une lettre rendue publique, l’université du Massachusetts indiquait ainsi avoir déjà engagé des actions contre l’antisémitisme depuis plus d’un an, refusant d’abandonner son « indépendance, ni ses droits garantis par la Constitution ».
Trump a beau se cacher derrière la lutte contre l’antisémitisme, ce qu’il fait n’est pas mettre un terme à l’orthodoxie « woke »
Olivier Roy, professeur à l’European University Institute de Florence
De fait, les demandes relatives à la protection des étudiants juifs sont une chose. L’arsenal d’injonctions supplémentaires en est une autre. Au menu : conduire un audit de la « diversité des points de vue » au sein du corps enseignant et des élèves – les départements qui en manqueraient seraient ainsi obligés d’employer une « masse critique » de nouveaux professeurs et étudiants ; « signaler » aux autorités tout étudiant étranger – ce qui inclut ceux détenant un visa ou une carte verte – commettant une infraction (sans que soit précisé ce que recouvre le terme « infraction »), ou encore mettre fin aux programmes de « diversité, équité et inclusion » (DEI). Le tout, avec obligation de partager avec l’administration fédérale toutes les données d’admission – triées notamment par « race », « couleur » et « origine nationale ».
Antiwokisme étatique
L’Express propose une courte expérience au lecteur : oublier Donald Trump et se demander comment, en d’autres circonstances, il classerait un organe demandant un audit des opinions, pointant du doigt des étudiants sur des critères arbitraires, partageant certaines informations relatives au recrutement afin de potentiellement privilégier certains profils plus en phase avec certaines « valeurs », et remplaçant certaines croyances par d’autres. « Trump a beau se cacher derrière la lutte contre l’antisémitisme, ce qu’il fait n’est pas, contrairement à ce qu’il annonce, mettre un terme à l’orthodoxie « woke », analyse Olivier Roy, professeur à l’European University Institute de Florence. Il la remplace simplement par une autre : la sienne, fondée sur d’autres normes tout aussi rigides et contraires au respect de la liberté d’expression et de la pluralité qu’il juge menacées par le « wokisme » ».
En mars, le philosophe et historien des idées Pierre-André Taguieff alertait dans nos colonnes contre la montée d’un « antiwokisme officiel, étatique, aussi intolérant que son ennemi idéologique désigné, le wokisme, dont il imite les modes de pensée en les retournant contre lui ». L’auteur du récent L’Invention de l’islamo-palestinisme. Jihad mondial contre les Juifs et diabolisation d’Israël (Odile Jacob) relevait d’ailleurs à cette occasion le paradoxe d’appeler, comme le fait Donald Trump, à « déconstruire » le wokisme, alors même que le principe de celui-ci est la déconstruction.
Faut-il pour autant qualifier le président américain de « woke » ? Certains n’hésitent pas à franchir le pas, à l’instar de l’essayiste américain et chroniqueur pour le magazine The Atlantic Thomas Chatterton Williams. « Cette confrontation performative avec la plus prestigieuse université du pays a pris la forme d’une croisade pour la soi-disant liberté qui est complètement destructrice de la liberté et de l’indépendance. L’administration n’est pas anti-woke ; elle est woke avec des caractéristiques de droite », écrivait-il dans un récent billet.
Wokisme de droite
Mais le wokisme de droite existe-t-il ? Il y a quelques mois, L’Express interrogeait Eric Kaufmann, professeur de sciences politiques canadien et ardent pourfendeur du wokisme, sur son pendant droitier. S’il reconnaissait des « ressemblances familiales » entre la « gauche woke » et une partie de la droite, notamment au sein des cercles MAGA (Make America Great Again), ce spécialiste jugeait cependant difficile d’imaginer que la droite conservatrice se livre à de « véritables cabales visant à détruire la réputation sociale de quelqu’un ou le priver de ses moyens de subsistance au sein de la société entière ».
Certes, même après la décision du président américain de geler de 2,2 milliards de subventions fédérales ainsi que de 60 millions de dollars de contrats avec l’université – et le possible retrait de ses avantages fiscaux annoncé récemment, Harvard sera toujours en possession de son fonds de dotation de 53,2 milliards de dollars. Mais sa marge de manœuvre est limitée : comme le relève la BBC, l’université est censée dépenser l’argent de ses donateurs comme prévu par ceux-ci (70 % de cette somme étant, selon Harvard, destinée à des projets spécifiques). Et ses coûts de fonctionnement sont gigantesques. Dès lors, si la question de sa capacité à tenir sur le long terme reste ouverte, l’objectif du président, lui, demeure : faute de rentrer dans le rang de la nouvelle orthodoxie trumpiste, Harvard sera sanctionnée, comme Columbia (New York) a été amputée de 400 millions de dollars de financement, avant d’engager les réformes drastiques demandées par l’administration.
Donald Trump semble bien décidé à faire mentir Eric Kaufmann. En plus de s’attaquer au portefeuille, le président américain n’hésite pas à cibler la réputation de la plus vieille université d’Amérique. Donald Trump l’a notamment publiquement estampillée de « blague » enseignant « la haine et l’imbécillité ». Quitte à se faire à son tour le relais de cette fameuse « cancel culture », qui consiste à justifier l’exclusion par l’invocation binaire du « bien » et du « mal ». D’un côté, les « gauchistes radicaux », les « idiots » et « les cervelles de moineaux » de Harvard. De l’autre, la défense des « vraies valeurs américaines » et du respect des « lois relatives aux droits civiques ». De quoi justifier la menace qui plane actuellement sur l’Alma mater de se voir classée en tant qu’ »entité politique » si celle-ci refuse de formuler des « excuses »…
Sauver une élite
Le wokisme fait partie de ces notions contemporaines qui, à force de récupérations, a fini par rejoindre le club des termes à manier avec précaution. Parmi ses caractéristiques les plus consensuelles, toutefois, reste ce que Thomas Chatterton Williams qualifie de « politisation de tous les aspects de la vie » et la « limitation de la parole ». Bannir certains mots, renommer des noms de rues, cesser de consommer certains produits jugés politiquement problématiques… Or dès son retour dans le bureau Ovale, Donald Trump a lui aussi banni certains mots des documents officiels, sites gouvernementaux et programmes financés par l’Etat, tels « femme », « diversité », « transgenre », « LGBT », « climat », « justice environnementale », « discrimination », « égalité d’accès aux soins », « santé mentale ». De même qu’il a renommé le golfe du Mexique en « golfe de l’Amérique ». L’Associated Press s’est d’ailleurs vue bannie du bureau Ovale et de l’avion présidentiel pour avoir refusé d’utiliser ce terme.
Donald Trump mène son combat dans une logique poutinienne visant à mettre en place une forme d’autoritarisme qui s’appliquerait à tous et partout
Olivier Roy
C’est sans doute dans le CV des membres de l’administration Trump que réside la plus grande contradiction avec sa cabale contre les repaires à woke que seraient les universités de l’Ivy League. Et la plus grande ressemblance avec le wokisme qu’il dénonce. Donald Trump a étudié à la prestigieuse Wharton School de l’Université de Pennsylvanie, une institution de l’Ivy League. Stephen Miller, l’adjoint à son chef de cabinet, a fait ses classes à Duke. Scott Bessent, secrétaire au Trésor, est aussi un ancien de Yale…
« Trump, comme son entourage, ne se reconnaît plus dans la jeune élite de l’Ivy League, plus diverse que de son temps, pointe Olivier Roy. Mais ses saillies à l’endroit d’universités prestigieuses ne le rendent pas moins issu de l’establishment. On peut tout à fait faire l’hypothèse que la croisade qu’il mène traduit son refus que l’élite à laquelle il appartient disparaisse au profit d’une nouvelle génération ». Un raisonnement qui fait écho, d’une certaine manière, à celui du sociologue américain et auteur du salué We have never been woke, Musa al-Gharbi. « Le wokisme est une manière pour l’élite de préserver sa position sociale », pointait-il récemment dans nos colonnes.
Moralisation contre moraline
La plus grande différence entre Donald Trump et ses adversaires désignés tient sans doute aux moyens dont dispose le premier pour mener sa croisade. « Le wokisme se déploie dans une bulle : ses apôtres sortent rarement du périmètre de leur lutte », distingue Olivier Roy. On reproche à une personne de gauche de ne pas être assez radicale, à son professeur de n’avoir pas suffisamment dénoncé ce qui se passe à Gaza, à la recherche – un secteur davantage marqué à gauche du spectre politique – de ne pas être suffisamment inclusive… « Donald Trump mène son combat dans une logique poutinienne visant à mettre en place une forme d’autoritarisme qui s’appliquerait à tous et partout. Ceci, depuis une position de pouvoir qui lui permet de mobiliser des leviers très puissants », analyse encore le politiste.
En clair : si Donald Trump emprunte au wokisme certaines de ses méthodes, les conséquences de ce bras-de-fer pourraient se révéler bien plus lourdes que ce que l’idéologie progressiste a pu produire jusqu’ici. S’il est arrivé, par exemple, que la recherche scientifique pâtisse de certains élans déconstructivistes, rares ont été les attaques d’une ampleur comparable à ce que les scientifiques américains subissent en ce moment. En effet, rien qu’à Harvard, le gel des subventions a conduit à l’arrêt d’un programme de recherche sur la tuberculose, et pourrait encore notamment affecter celles sur les maladies d’Alzheimer et de Parkinson.
Ce qui rend la situation d’autant plus inquiétante qu’à la différence du moralisme woke, la question de la sincérité de la moraline que distille le président américain pour justifier son combat contre l’Ivy League reste ouverte. Si, comme le redoutent certains experts, Donald Trump n’est motivé que par la quête du pouvoir et non par un projet idéologique aux contours définis, se pose une question : jusqu’où pourrait-il aller ?
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Author : Alix L’Hospital
Publish date : 2025-04-20 17:14:00
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