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François Bayrou, Emmanuel Macron et le Parlement face à l’urgence du monde : récit d’un ballet désynchronisé

François Bayrou, Emmanuel Macron et le Parlement face à l’urgence du monde : récit d’un ballet désynchronisé

Ce n’est pas à un vieux briscard comme lui que l’on apprend les règles de l’action publique. François Bayrou souligne parfois que « quand vous êtes en politique, ce n’est pas mal de gagner vingt-quatre heures, deux semaines, six mois ». La gestion du temps est une clé de la réussite, mais que valent encore les réflexes d’antan à l’heure où le monde bascule dans une zone d’incertitudes inédite, entre un conflit armé en Europe, la fin des alliances traditionnelles occidentales et une guerre commerciale ?

Il arrive que le Premier ministre, souvent bluffé par la connaissance des pouvoirs d’Emmanuel Macron, trouve le chef de l’Etat trop rapide dans ses décisions, voire ses impulsions, au point de changer d’avis régulièrement – cela ne se dit pas pour un président, on parlera donc de procrastination… Le plus lent des deux ne serait donc pas celui que l’on croit ? Un ministre actuel (de droite) raconte : « Pour moi, Emmanuel Macron, c’est celui qui prévient, en juin 2017, Valérie Pécresse qu’il aura tranché le dossier du Grand Paris d’ici décembre de la même année. Huit ans ont passé, ce n’est toujours pas le cas… »

Les dirigeants français auraient-ils un problème avec la décision ? A force de chercher le bon rythme, passeraient-ils à côté de leur rôle ? Et que penser de notre Parlement, qui semble aujourd’hui vivre hors du temps, si loin des tumultes de la planète ?

Chapitre 1 – François Bayrou, l’art de la désynchronisation

L’un des piliers du gouvernement le confie, de retour d’une énième réunion de ministres à Matignon : « Cela ne sert à rien, il fait des phrases. » François Bayrou théorise sa méthode depuis déjà un certain temps, convaincu que « les responsables politiques peuvent proposer, donner une grille de lecture, ils ne peuvent plus décider seuls, le Parlement ne le peut plus et même s’il y avait une majorité, le pays se mettrait en grève dès lors qu’il ne serait pas entraîné ». Eloge de l’immobilisme ? S’il a répondu avec virulence à l’accusation d’Edouard Philippe (dont l’attitude serait « antinationale ») pendant l’hiver, c’est parce qu’elle touche plus qu’une corde sensible, le cœur de sa réflexion. Le Premier ministre pense exactement le contraire de son prédécesseur. Par exemple, lancer à la cantonade qu’on repoussera à 67 ans l’âge du départ à la retraite, c’est à ses yeux le meilleur moyen de ne pas y parvenir. « Annoncer un truc, c’est la communication d’autrefois » : pour le Béarnais, la compréhension par l’opinion est un préalable indispensable, y compris à la radicalité. « Si nos concitoyens se rendent compte, alors on va pouvoir faire des propositions inédites », explique-t-il.

De l’art d’être désynchronisé : est-ce ainsi que l’on domine l’actualité ou ainsi que l’on tombe à côté de la plaque ? « Il n’intègre pas le monstre de l’événement, ce qui peut donner des épisodes totalement lunaires », remarque un ami d’Emmanuel Macron. Alors que la dette avait déjà été le tout premier sujet abordé dans la déclaration de politique générale, le 14 janvier à l’Assemblée nationale, son allocution sur les finances publiques, le 15 avril, s’inscrit dans un plan qui peut lui permettre d’aller jusqu’à la fin de la session parlementaire ; or, elle est immédiatement chassée par les tensions avec l’Algérie. « Son plan serait cohérent s’il n’y avait rien autour… », ajoute le même. Autour, il y a la multiplication des « étoiles noires », comme dit François Bayrou, ces terrains de tension qui, de Téhéran à Gaza, de Kiev à Washington, font planer l’incertitude politique, militaire, économique sur les mois à venir.

Un Premier ministre peut-il encore imposer son calendrier ? Il a ses marottes, les finances publiques en sont une (à juste titre) mais on le sent aussi désireux d’attacher son nom à une refondation, en tout cas une modernisation de la vie publique. Outre la banque de la démocratie qu’il a évoquée en arrivant au gouvernement en 2017, il est désormais décidé à modifier le mode de scrutin pour les élections législatives. Il ne veut pas entendre parler de prime majoritaire et se montre convaincu qu’il y a un chemin. Au moins veut-il essayer. Ou, là encore, ses partenaires comme les oppositions jugeront qu’il est urgent d’attendre ?

C’est le slogan caché du moment. L’agrégé de lettres – il n’aime pas le mot pédagogie en raison de son étymologie (du grec podos), parce que les Français ne sont pas des enfants – fait école. C’est comme si les ministres s’étaient passé le mot. La réorganisation territoriale ? « Un sujet de la présidentielle 2027. » Les économies dans le domaine de la santé ? « Un sujet de la présidentielle 2027, ça ne peut se faire que s’il y a une majorité. » Et ainsi de suite.

Chapitre 2 – Emmanuel Macron : vive les crises !

Le chef de l’Etat, fidèle à sa nature, voit le verre à moitié plein, convaincu qu’à mesure que se vide celui de son Premier ministre, le sien se gorge de bonnes nouvelles. Il aime qu’on lui raconte à quel point, Rue de Varenne, la communication patauge. Lui qui raffole du « tragique de l’Histoire » écarquille les yeux devant le cheminement tranquille de François Bayrou, imperméable aux fracas du monde. Peut-on faire plus différent du président ? « Le salon des Français est devenu ovale, a théorisé Emmanuel Macron. Trump est un personnage de la politique française. A présent, il faut que les débats autour de la table prennent cette forme-là aussi. » Regard du côté de Matignon… Et soupir. Ce n’est pas de là que viendra l’articulation. Le président peste-t-il ? Il s’abstient. Le président s’inquiète-t-il ? Il savoure. En une nomination, voilà qu’il a éloigné de l’Elysée les procès en immobilisme et en déconnexion. Un paratonnerre à Matignon, enfin !

Sans doute a-t-il ri de bon cœur quand une ministre lui a rapporté sa récente conversation avec le Béarnais. A l’inquiétude de la première provoquée par les événements internationaux, le Premier ministre a répondu par un compte rendu de la situation… à Pau. Et que dire de l’inaction de Bayrou combinée à la folie des Poutine, Trump, Milei ? Voilà un effet de contraste excellent pour le teint. « Le président est le plus jeune et c’est l’adulte dans la pièce », constate joliment l’un de ses stratèges. Et le plus franc : « Le fait qu’il ne se représente plus offre toutes les libertés de dire les choses sans fard aux Français », soutenait Alexis Kohler, quelques jours avant son départ du secrétariat général de l’Elysée.

Est-ce ce que l’histoire retiendra ? Autour de lui, certains s’affolent : comment lui, qui a eu si vite la dent dure à l’encontre de ses précédents chefs de gouvernement, peut-il se montrer presque indifférent quand il s’agit de commenter les gestes de François Bayrou ? Ne voit-il pas qu’à la fin, c’est son action qu’on égratigne ? L’interventionnisme présidentiel a presque cédé la place à un laisser-faire « trop distant pour être honnête », de l’avis d’un connaisseur. Parfois, le président paraît tout de même se souvenir qu’il reste un bilan à protéger, voire à améliorer. Cela n’a pas échappé aux présents, le mercredi en conseil des ministres il reprend de la place. Récemment : « Une digression sur la crise d’exécution, la décentralisation, les départements, les corps intermédiaires », rapporte une participante.

Rattrapé par son passé et son passif sur le budget, il ne peut s’empêcher de hausser le ton. Un ministre assure l’avoir entendu vitupérer contre le locataire de Matignon lors de deux réunions « assez houleuses » durant lesquelles ce dernier n’a pu proposer une seule piste d’économies. Devant l’un de ses visiteurs, Emmanuel Macron s’offre même le luxe de l’ironie : « S’il annonce maintenant plein de choses et que la situation est grave, il faut faire un budget rectificatif. Et alors, bon courage ! » Mais François Bayrou n’a rien d’une tête brûlée. Il a conscience de s’exposer à une censure post 49.3 s’il emprunte cette voie d’un projet de loi de finances rectificative (PLFR) que certains ont appelé de leurs vœux. Il préfère les discours loin de l’hémicycle. Et loin de convaincre le président. Après la conférence de presse sur les finances publiques du 15 avril, ce dernier s’est franchement agacé : « Ce n’était pas clair, on ne comprenait rien. »

Puis, Bétharram. L’affaire du nom de cet établissement privé catholique dans lequel des élèves ont subi des décennies durant des sévices va-t-elle finir par exploser à la figure du Premier ministre ? A l’Elysée, on observe, on attend. Emmanuel Macron questionne ses interlocuteurs sur les répercussions possibles. L’un de ses très proches a pu lire le livre à paraître le 24 avril dans lequel figure le témoignage de l’une des filles de François Bayrou. Bien sûr, il a trouvé l’ouvrage terrible et embarrassant pour le Premier ministre mais de là à l’empêcher de poursuivre sa mission à Matignon… « J’en doute », a-t-il soufflé au chef de l’Etat. L’audition de l’ancien ministre de l’Education devant la commission d’enquête parlementaire prévue le 14 mai, révélera-t-elle des mensonges qui s’ajouteront aux révélations de ce livre ? Pour un homme dont la stratégie repose beaucoup sur le verbe, il en va – notamment – de la crédibilité de sa parole.

Chapitre 3 – Le Parlement, de la dissolution à la dissonance

La France debout, unie, forte. Le 6 mars, l’Assemblée nationale, unanime, adopte, après le Sénat, une proposition de loi… sur le frelon asiatique. On pourrait se moquer, mais il est vrai que l’animal est devenu la bête noire des apiculteurs.

Le 7 avril, le Parlement vote un nouveau texte, non sans mal. Dans les jours précédents, la majorité, ou plutôt ce qu’il en reste, c’est-à-dire pas grand-chose, est à deux doigts de péricliter définitivement. Ce n’est pas la bonne stratégie à adopter face à l’Ukraine ou à Donald Trump qui fait vaciller le socle commun, mais une proposition de loi qui étend aux communes de moins de 1 000 habitants le scrutin de liste paritaire aux élections municipales. « Il y avait un bloc central. Ce soir, il y a un avant et un après », ira jusqu’à déclamer un député LR. Pour un peu, si la Constitution le permettait, on envisagerait une nouvelle dissolution… Les députés enchaînent ensuite avec la réforme du mode de scrutin pour Paris, Lyon et Marseille, dont l’urgence ne tient qu’à l’organisation, en mars 2026, des prochaines municipales.

Le député de Paris David Amiel (EPR) le dit pudiquement : « Nous avons une Assemblée qui est paralysante pour l’action législative, quels que soient le gouvernement ou les ministres. Un écart se creuse entre le débat politique national se poursuivant comme avant et une accélération de la situation internationale. » Le président du groupe Les Républicains au Sénat, Mathieu Darnaud, tire un constat comparable : « 50 % à 70 % du débat parlementaire sont meublés par des textes à portée vraiment limitée. » Le recours à des propositions de loi (PPL) plutôt qu’à des projets de loi (les premières sont d’origine parlementaire, les seconds viennent du gouvernement) permet une facilité qui, par les temps de disette qui courent, peut ressembler à une irresponsabilité : aucune étude d’impact n’est exigée pour une PPL. Certes, personne « ne se tourne les pouces », insiste volontiers François Bayrou : budget pour la nation et pour la Sécurité sociale, lutte contre le narcotrafic, loi d’orientation agricole, députés et sénateurs ont joué leur rôle. Mais la menace perpétuelle d’une censure, l’addition des congrès pourtant inhérents à la vie démocratique des partis et la préparation des échéances futures, municipales et présidentielle, ne cessent d’accentuer l’impression d’une vie politique tristement décalée.



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Author : Laureline Dupont, Eric Mandonnet

Publish date : 2025-04-21 15:52:00

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