L’Express

Nicolas Baverez : « Notre classe politique prend le risque d’un nouveau juin 1940 »

Nicolas Baverez : « Notre classe politique prend le risque d’un nouveau juin 1940 »

Son dernier livre, paru en 2024, appelait à un « sursaut » de la France. Quelques mois plus tard, Nicolas Baverez dresse un constat accablant : alors que le monde connaît une accélération spectaculaire, notamment sous la houlette de Donald Trump, que les autres Etats européens tentent de réagir, notre pays est lui totalement englué dans ses divisions politiques et ses vieux démons bureaucratiques. Et qu’importent les indicateurs qui, des finances publiques au chômage en passant par l’industrialisation, la productivité, la santé ou l’éducation, sont tous inquiétants…

Dans un grand entretien, l’avocat et essayiste libéral, disciple de Raymond Aron, s’alarme de cette paralysie qui contraste avec le volontarisme de nos voisins. Fustigeant une classe politique qui, selon lui, a « capitulé » et fait le pari implicite d’une catastrophe historique du fait de son incapacité à mener des réformes en période normale, il explique comment nos dirigeants pourraient faire bouger la France.

L’Express : Alors que le monde est en train de basculer, notamment sous la pression de Donald Trump, la France semble paralysée. Êtes-vous inquiet ?

Nicolas Baverez : Nous vivons une accélération inouïe de l’Histoire. Au niveau mondial, le cycle de la mondialisation se referme, les empires ont engagé une lutte à mort contre les démocraties, la violence revient en force – y compris sous la forme de la guerre de haute intensité sur le continent européen –, le protectionnisme se généralise faisant craindre un effondrement des échanges et des paiements internationaux. Les Etats-Unis, dont l’histoire se confondait avec la démocratie, connaissent une rupture historique et basculent dans l’illibéralisme. Donald Trump remet en effet en question le respect de la Constitution et le primat de l’Etat de droit ; il réhabilite un capitalisme de prédation ; il s’aligne sur les empires autoritaires en reprenant à son compte la logique des zones d’influence impériales et en reniant les principes de l’ordre de 1945 imaginé par l’Amérique : la souveraineté des nations, l’intangibilité des frontières, le respect des droits de l’Homme. L’Europe se découvre très vulnérable, prise sous le feu croisé de la Russie sur le plan militaire, des Etats-Unis qui en ont fait une cible privilégiée sur le plan économique et stratégique, de la Chine qui pratique un dumping systématique et entend déverser sur le grand marché le produit de ses surcapacités de production.

Au milieu de cette tourmente historique, la France est à l’arrêt. Elle fait exception même en Europe, où toutes les autres nations tentent de réagir. Les pays du Nord conjuguent compétitivité, solidarité, innovation, transition écologique et puissant réarmement pour contrer la menace russe. La Suède a ainsi rétabli le service militaire et augmenté son effort de défense de 1,4 % en 2021 à 2,4 % en 2025. A l’ouest, l’Irlande réfléchit à la bonne utilisation de ses excédents budgétaires. A l’est, la Pologne affiche une croissance moyenne de 5 % par an, assure le plein-emploi et consacre 4 % de son PIB à la défense. En Europe du Sud, le Portugal dégage désormais un excédent budgétaire et a réduit sa dette de 130 à 99 % du PIB en dix ans. En Espagne, la croissance a bondi de 3,2 % en 2024. L’Italie de Giorgia Meloni est le seul pays du G7 à présenter un excédent budgétaire primaire et dispose d’une balance commerciale excédentaire de 54,9 % du PIB grâce au dynamisme de ses exportations qui occupent désormais le 4e rang mondial – la France ayant été ravalée à la 7e place. Elle effectue une percée diplomatique spectaculaire en se positionnant comme un pont entre l’Europe libérale et illibérale, entre l’Union et les Etats-Unis, entre l’Europe et l’Afrique où elle reprend les positions laissées vacantes par l’expulsion de la France du continent. L’Allemagne, dont le modèle mercantiliste et le désarmement unilatéral sont totalement obsolètes, s’est mise en mouvement avec Friedrich Merz qui a réussi à réviser la Constitution avant même de constituer son gouvernement de coalition.

Sous l’électrochoc de la guerre d’Ukraine et du divorce des Etats-Unis avec la raison et la liberté, tous les gouvernements et tous les peuples démocratiques se remettent ainsi en question et se repositionnent dans la nouvelle donne géopolitique et économique mondiale. Tous sauf la France et les Français.

Sommes-nous donc aujourd’hui le seul homme malade de l’Europe ?

Depuis que l’Allemagne a engagé sa transformation sous l’autorité de Merz, oui. Et la descente en vrille de la France constitue un risque majeur pour l’Union et la zone euro.

Avec Emmanuel Macron, le lent déclin s’est emballé pour se muer en chute libre. La démographie qui représentait un point fort s’écroule et tend vers la moyenne européenne avec 1,62 enfant par femme. Dans l’indifférence générale, la mortalité infantile s’envole pour atteindre 4,1 ‰, soit le 23e rang sur les 27 pays de l’Union. L’économie était, avant le choc protectionniste de Donald Trump, sur une trajectoire de croissance de 0,5 %. Elle est désormais proche de la croissance zéro car les exportations vers les Etats-Unis représentent 1,7 % du PIB et sont vitales pour 28 000 de nos entreprises. Le chômage remonte vers 8 % de la population active. La paupérisation galope avec une richesse par habitant inférieure de plus de 50 % à celle des Etats-Unis. La violence est sortie de tout contrôle, notamment chez les jeunes et chez les narcotrafiquants qui poursuivent la mexicanisation de la France comme on l’a vu avec les attaques coordonnées contre les prisons et les personnels pénitentiaires.

Pourtant, face à ces différentes crises, le système de décision publique est totalement dysfonctionnel et impuissant. Alors que la dette est devenue insoutenable et que l’appareil de production est au bord de la rupture, le gouvernement de François Bayrou a pour tout bilan le budget pour 2025 qui accable les entreprises et qui planifie, faut de coupes dans les dépenses et compte tenu de recettes fiscales virtuelles, un déficit de 6 % du PIB et une dette de 118 % du PIB à la fin de 2025. Il renforce ainsi la probabilité d’un choc financier majeur au moment où les taux d’intérêt se tendent et où Donald Trump a été très proche de déclencher un krach obligataire en déstabilisant la dette américaine.

Avec la dissolution, nous sommes passés d’un déclin lent au suicide.

La France se réduit à un gouvernement qui débat mais n’agit pas ; un Parlement qui juge à travers des commissions d’enquête mais n’arrive plus à voter la loi ; des juges qui gouvernent ; des citoyens passifs et désabusés. Tout ceci caractérise un pays en panne, une démocratie corrompue et une République du vide.

Emmanuel Macron est-il le principal fautif avec sa dissolution ratée ?

Emmanuel Macron n’est pas le seul responsable, même s’il restera comme l’homme qui a fait exploser le modèle de la décroissance à crédit en accumulant plus de 1 000 milliards de dettes et celui qui a fait dérailler les institutions de la Ve République par une hypercentralisation délirante du pouvoir, par sa déconnexion de l’action et des réalités du monde comme de la société française, par son arrogance illustrée par la décision insensée de la dissolution.

Au principe du naufrage, on trouve quarante-cinq ans de décrochage économique et d’euthanasie systématique de la production, de l’investissement et de l’innovation. La France est le seul pays dont la productivité a diminué de 6 % depuis 2019. Or sans gains de productivité, il ne peut y avoir ni croissance, ni progression des revenus. L’autre séquelle majeure, c’est le chômage de masse permanent et la coupure d’une partie significative de la population de tout lien avec le travail. Faute de produire et de travailler, la France a pris l’habitude de vivre à crédit, gérant par la dette publique tous les chocs et les crises. Mais cette dette n’est plus soutenable dès lors que les taux d’intérêt, autour de 3,5 %, sont largement supérieurs à la croissance nominale, qui fluctue entre 2 et 2,4 %. La France se trouve donc dans la situation de l’Italie de 2011, garrottée par l’explosion du service de la dette qui dépassera 110 milliards d’euros en 2029.

S’y ajoute le dysfonctionnement croissant de la Ve République. L’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron a représenté un vrai tournant, avec un président égocentrique, irréfléchi et irresponsable, qui n’assume aucune de ses nombreuses erreurs. Depuis 2017, l’hypercentralisation du pouvoir se traduit par la disparition du Premier ministre, du gouvernement et des ministres, qui sont autant de porte-parole dénués de toute autorité et de tout poids politiques. La Ve République a été fondée par le général de Gaulle autour d’un modèle d’organisation militaire qui confie la stratégie à l’Elysée, l’opératif à Matignon et la tactique aux ministres. Quand tout remonte à l’Elysée, plus rien ne fonctionne. Le président parle mais dans le vide. La communication cannibalise l’action. Plus l’Etat se targue d’intervenir et moins il exécute. Et ce, jusqu’à accaparer 57 % du PIB pour être incapable de délivrer les services de base de l’éducation, de la santé, de la police, de la justice.

Avec la dissolution de juin 2024, nous sommes passés d’un déclin lent au suicide. Aujourd’hui, plus rien ne répond au moment même où la France et l’Europe jouent leur avenir, leur liberté et leur souveraineté.

Ne dépeignez-vous pas un tableau trop sombre ?

Non. Les faits sont têtus. Regardez le budget. En 2024, le projet incompréhensible préparé par Michel Barnier qui prévoyait 50 milliards d’ajustements principalement sous la forme de hausses d’impôts a mis à l’arrêt l’économie : les Français ont cessé de consommer pour épargner ; les entreprises qui supportaient 25 milliards de ponctions ont sabré dans leurs dépenses, coupé les investissements, bloqué les embauches. Les dépenses continuent à augmenter mais les recettes stagneront avec l’économie. Que fait aujourd’hui le gouvernement Bayrou ? Il applique la même recette avec 40 milliards d’ajustements, pas de réduction des dépenses mais une nuée de hausses d’impôts maquillées en réduction des niches fiscales.

Sur le plan de la production, deux chiffres montrent l’ampleur des dégâts. L’an dernier, la construction automobile est retombée au niveau de 1962 en termes de véhicules produits. Et la construction de logements, à son étiage de 1952. A chaque fois, les réponses sont étrangères à toute cohérence et toute réalité. Pour l’automobile, une avalanche d’amendes pour les constructeurs qui ne peuvent écouler des véhicules électriques dont les consommateurs veulent d’autant moins que les infrastructures sont défaillantes. Et une cascade d’impôts supplémentaires pour les acheteurs. Pour l’immobilier, le retrait arbitraire plus de 10 % du parc avec les passoires thermiques alors que sévit la pire pénurie de logements depuis les années 1950.

Tournons du côté de l’énergie. Luc Rémont, qui a réalisé en deux ans un redressement historique des comptes d’EDF, passés de 18 milliards de pertes à 36 milliards de bénéfices, est limogé et publiquement humilié. Et dans le même temps, l’Etat diffère toute décision sur le financement du programme EPR, fait l’impasse sur les investissements indispensables au retraitement des combustibles au-delà de 2040, laisse en vigueur une loi de programmation pluriannuelle de l’énergie qui prévoit la fermeture de 14 réacteurs d’ici à 2035.

Dans le domaine de la santé, le Grenelle de la santé a réinvesti 40 milliards d’euros dans le système de santé qui fonctionne encore plus mal qu’avant faute de réforme, qu’il s’agisse des déserts médicaux, des urgences ou de la déshérence complète de la psychiatrie, pourtant grande cause nationale.

Dans la crise existentielle que traverse la France, l’Etat est le problème et les Français la solution.

En matière d’éducation, on organise une chasse aux sorcières contre les établissements secondaires et supérieurs privés, qui ne sont certes pas parfaits mais affichent du moins des performances très supérieures à celles du secteur public, sans que nul se préoccupe du problème central de l’effondrement du niveau des élèves comme des professeurs.

La conclusion est claire. L’Etat ne défend plus que ses intérêts contre ceux de la France et des Français. Il sanctuarise tout ce qui nous tue et tue tout ce qui pourrait nous sauver.

Voyez-vous quand même des motifs d’espoir ?

Ceux qui se battent, ce sont les entreprises et une minorité de Français, notamment les 10 % qui acquittent les trois quarts des impôts et des taxes. La classe politique, elle, a capitulé. Non seulement le système politique n’agit plus, mais il essaie de convaincre les Français que tout va bien. Le paradoxe veut que la France décroche alors qu’elle regorge d’atouts ! Quand on retire la chape de plomb bureaucratique, les Français sont capables de choses extraordinaires. Les soignants, contre la bureaucratie délirante des ARS, ont permis que le système hospitalier tienne durant la pandémie de Covid et limité par leur engagement le nombre des victimes. L’Etat est responsable de l’incendie de Notre-Dame car il a pillé les recettes du monument et négligé de l’entretenir, y compris pour le système de détection et de lutte contre l’incendie. Le succès du sauvetage et de la reconstruction n’est pas à mettre à son actif mais doit uniquement au mérite des pompiers, des donateurs et des compagnons des métiers d’art. Son seul apport, certes décisif, fut la nomination du général Georgelin et la suspension des réglementations en matière de droit du travail et d’urbanisme.

De même, les Jeux olympiques ont été une remarquable réussite. Mais là aussi, elle a exigé un régime d’exception. Et aujourd’hui, il faut une « loi spéciale » pour reconstruire Mayotte en s’extrayant des règles kafkaïennes de la commande publique et de l’urbanisme. Cela dit tout des capacités des Français et de leur annihilation par le carcan administratif et la bureaucratie étouffante de notre pays. Cela ne manque pas d’interroger sur le fait que la France est un paradis pour les grands événements qui bénéficient d’un régime d’exception, mais un enfer pour ses citoyens soumis au joug des lois ordinaires. Cela souligne que dans la crise existentielle que traverse la France, l’Etat est le problème et les Français la solution, tant ils excellent quand on leur permet d’exprimer leurs talents.

Le Premier ministre François Bayrou entend d’abord faire de la pédagogie pour sensibiliser les Français à la gravité de notre situation budgétaire…

Chez François Bayrou comme chez Emmanuel Macron, on trouve assez souvent des diagnostics fondés et des mots justes, mais aucune traduction dans des stratégies cohérentes et des actions efficaces. On lance une alerte sur 40 milliards à trouver en 2016 pour justifier de nouveaux prélèvements, alors même que les dépenses qu’on se refuse à toucher portent sur plus de 1 700 milliards ! Et on ne fait rien pour 2025 alors que le marché obligataire menace de rompre. Les diagnostics sur l’état des finances publiques françaises ont été dressés depuis des années, par la Cour des comptes, par l’Union européenne, par la BCE, par le FMI, par les agences de notation… Que faut-il de plus ? Clemenceau soulignait à juste titre qu' »en politique, il faut savoir ce que l’on veut ; une fois qu’on le sait il faut avoir le courage de le dire ; une fois qu’on l’a dit il faut avoir le courage de le faire ». La France dispose de très nombreux atouts mais il lui manque l’essentiel : le courage d’agir de ses dirigeants.

Pour réformer, il faut un consensus. On voit mal comment il pourrait émerger alors que le pays est très clivé politiquement…

Ce consensus ne peut pas émerger, la classe politique française s’est convertie à une démagogie qui se nourrit d’émotions et se refuse à la raison et à la pédagogie. La communication est reine, et avec elle le marketing par la segmentation du corps politique. Prenons l’exemple des finances publiques. On met sous pression les retraités. Mais pour faire bouger le pays, il faut nouer un nouveau pacte entre les générations. Les retraités sont des citoyens ; ils sont les parents d’enfants dont les revenus stagnent ; ils sont les grands-parents de petits-enfants qui n’arrivent plus à faire des études, en dehors de quelques pôles d’excellence, et vivent de plus en plus dans la précarité. Passons un nouveau contrat politique et social, en expliquant aux retraités qu’on va désindexer leurs pensions parce que leurs revenus sont supérieurs de 10 % à ceux d’actifs ce qui n’est pas tenable. Mais en contrepartie, les actifs travailleront plus et plus longtemps, ce qui est le seul moyen de sauver le système de répartition français. En effet, un système de répartition qui distribue les cotisations de l’année ne peut être en déficit ; or, aujourd’hui les pensions s’élèvent à 380 milliards d’euros pour 325 milliards de cotisations : il manque donc 55 milliards couverts par la dette. En contrepartie toujours, les jeunes ont vocation à sortir du système soviétique de l’Education nationale : vous faites semblant de travailler, et nous faisons semblant de vous décerner des diplômes qui n’ont aucune valeur. Recentrons le système éducatif sur sa raison d’être, qui n’est pas le débat, mais la transmission du savoir et l’apprentissage de la vie en société.

On pourrait aussi désindexer tant les aides sociales que les barèmes fiscaux jusqu’à ce que le déficit soit ramené à 1,5 % du PIB, soit une situation d’excédent primaire qui assure la soutenabilité de la dette. Il y a par ailleurs un travail important à effectuer sur l’efficacité des dépenses publiques. Le Pass Culture subventionne essentiellement le manga, un secteur très dynamique de l’édition qui n’a nul besoin de soutien. Le forfait de 50 euros pour la réparation d’un vélo a eu pour seul effet de gonfler toutes les factures d’autant. Les énergies éoliennes et solaires sont subventionnées à hauteur de plusieurs milliards, alors que ce sont des technologies matures. TotalEnergies est le premier acteur français de l’industrie solaire parce qu’il opère en situation de marché. L’économie subventionnée se réduit à ruiner les Français pour servir des rentes à des producteurs inefficaces.

En bref, au lieu de diviser et d’opposer les Français, mobilisons-les comme en 1945 autour de la production, du travail et de l’innovation pour reconstruire la France.

Faudrait-il un Doge à la française ?

Le Doge est un parfait contre-exemple. Elon Musk agit dans la plus parfaite illégalité et détruit l’Etat au lieu de le réformer, avec des décisions irrationnelles qui compromettent la sécurité des Etats-Unis. Or dans cette période très dangereuse, nous avons besoin d’un Etat fort et efficace. L’Europe du Nord comme celle du Sud ont montré que les politiques de modernisation de l’Etat et de désendettement obéissent à des stratégies de long terme, qui doivent s’inscrire, pour être acceptées et réussir, dans le cadre du débat public et de l’Etat de droit.

La France sera très probablement rattrapée par la crise financière.

Même la menace d’un Vladimir Poutine n’a pas réveillé notre pays sur le plan militaire…

Les Baltes et Polonais réarment depuis 2014 et l’invasion de la Crimée et du Donbass. Ils ont lu et écouté ce que disait Poutine. En France, il n’y a toujours pas de vrai réarmement. Nous avons engagé le rattrapage du retard apporté à moderniser la dissuasion, ce qui se traduit par un effort important pour mettre à niveau les vecteurs, les fusées et les têtes nucléaires. Mais le modèle de l’armée conventionnelle continue à obéir à une logique de corps expéditionnaire qui n’est absolument pas adapté à la guerre de haute intensité en Europe. L’armée française manque d’effectifs, de capacités critiques pour les drones, la défense anti-aérienne et les frappes à longue distance, de munitions et de pièces de rechange. Bref, nous sommes de nouveau en retard d’une guerre. Le président de la République a expliqué qu’il fallait porter l’effort de défense entre 3,5 et 5% du PIB contre 2,1 % aujourd’hui en intégrant les pensions. Il a lancé de multiples initiatives pour mobiliser l’argent privé. Mais ce qui manque aujourd’hui, c’est l’argent public pour augmenter le volume des forces et passer des commandes de matériels et d’équipements. Derrière les grands discours sur l’économie de guerre, il n’y a pas un euro supplémentaire pour les armées ou pour l’industrie.

A quel moment la France va-t-elle être rattrapée par la réalité ?

La France sera très probablement rattrapée par la crise financière. La classe politique française a accepté le fait qu’elle n’arriverait pas à moderniser le pays. Elle attend donc une nouvelle catastrophe historique pour le faire.

Une autre rupture possible est l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite, qui constituerait un puissant accélérateur de la crise financière. L’ironie de l’histoire veut que le RN a de fortes chances d’arriver au pouvoir pour se retrouver dans la même situation qu’Alexis Tsipras en Grèce, c’est-à-dire avec l’obligation de faire des ajustements que tous les autres ont refusés avant lui, sous peine de sortir de l’Union, de l’euro et du groupe des principaux pays développés.

La situation rappelle-t-elle 1983 et le tournant de la rigueur ?

Elle est très semblable du point de vue économique et stratégique. François Mitterrand avait deux options après la calamiteuse relance de 1981 : couper à la serpe dans les dépenses publiques et augmenter les impôts, ou passer sous la tutelle du FMI. Il a choisi le tournant de la rigueur sans jamais l’assumer politiquement. Mais la France et les instituions de la Ve République étaient alors beaucoup plus solides. Et le contexte international était moins violent.

Aujourd’hui, se posent des questions similaires, avec une gravité et une intensité supérieure dès lors que nous sommes entrés dans l’âge des prédateurs, pour reprendre la formule de Giuliano da Empoli. Allons-nous réformer par nous-mêmes ou attendons-nous d’avoir heurté le mur de la dette et de passer sous la tutelle du FMI, de la Commission européenne et de la BCE ? La classe politique a choisi la deuxième option. Sommes-nous prêts à un accord entre les forces républicaines plutôt que de prendre le risque d’une expérience populiste autoritaire de type Trump ou Orban ? Là aussi, les politiques français ont opté pour la deuxième solution. Enfin, la Ve République attend-elle de disparaître comme la IIIe République pour permettre le redressement ? Il a fallu passer par juin 1940 et Vichy, avant que les réformes qui paraissaient impossibles dans les années 1930 soient mises en place en 1945. La classe politique actuelle prend clairement le risque d’un nouveau juin 1940.

Tout dépend donc des Français. Ils réussissent des choses extraordinaires quand ils se libèrent de la tutelle de l’Etat. Il leur reste à faire le plus difficile : reprendre confiance en eux-mêmes, comprendre qu’ils sont les seuls à même de sortir la France de l’impasse dans laquelle elle est plongée, se saisir du grand péril dans lequel se trouvent la liberté et l’Europe pour renouer avec leur histoire et leur destin.



Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/nicolas-baverez-notre-classe-politique-prend-le-risque-dun-nouveau-juin-1940-7Y3T5OAEQNHY3OF2AIOWF3E2UM/

Author : Eric Chol, Thomas Mahler

Publish date : 2025-04-22 16:50:00

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Tags : L’Express