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Nicolas Tenzer : « La Russie deviendra un trou noir de l’Histoire »

Nicolas Tenzer : « La Russie deviendra un trou noir de l’Histoire »

Donald Trump, Xi Jinping, Vladimir Poutine… Plus que jamais, le destin du monde semble entre les mains de quelques grandes puissances traditionnelles, dont les dirigeants se montrent de plus en plus autoritaires. Mais c’est une illusion assure Nicolas Tenzer dans son nouvel essai, Fin de la politique des grandes puissances (L’Observatoire, à paraître le 23 avril). Pour le spécialiste de géopolitique, président du Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique (Cerap) et enseignant à Sciences Po, les grandes puissances traditionnelles, Etats-Unis, Chine ou Russie, connaissent en réalité une « érosion » de leur influence, alors que les petits et moyens pays veulent de plus en plus prendre leur destin en main. Dans ce contexte, Nicolas Tenzer estime que l’Europe a un rôle clé à jouer, surtout si elle s’allie avec des démocraties asiatiques comme le Japon, la Corée du Sud et Taïwan. Entretien.

L’Express : Etats-Unis, Chine, Russie… Surestimons-nous le rôle de ces grandes puissances ?

Nicolas Tenzer : Une croyance tenace anime de nombreux milieux diplomatiques et certains experts des questions stratégiques : la politique internationale serait essentiellement déterminée par le jeu des grandes puissances, petites et moyennes ne comptant guère. Il faudrait donc en priorité s’entendre entre grandes puissances, même si cette entente est une illusion qui nous affaiblit et nous menace. Du point de vue français, être membre du P5 – les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies – a conduit longtemps à ne pas s’opposer frontalement aux autres parties du club, comme si notre puissance passait par là. Ce biais a empêché la France de prendre la mesure du danger posé par la politique révisionniste de la Russie ou de la Chine. Nous nous sommes mirés dans ce miroir déformant. C’est vrai aussi de l’Allemagne, quoique non-membre permanent.

Des Etats européens considérés comme plus modestes, à l’image des pays Baltes, tout comme des nations asiatiques telles que le Japon ou la Corée du Sud, ont été bien plus lucides. Nous avons ainsi perdu une opportunité fondamentale de créer une alliance avec des pays qui peuvent réellement nous être utiles. Entre l’Europe, le Japon, la Corée du Sud, mais aussi Taïwan, nous pourrions pourtant défendre un agenda international bien plus conforme à nos intérêts. Demain, l’Ukraine, dans l’UE et dans l’Otan, deviendra un allié décisif et sa légitimité historique, supérieure à celle de tous les autres pays, rejaillira sur nous.

Selon vous, les grandes puissances connaissent une « érosion ». Vraiment ?

La Russie de Poutine a gagné du terrain diplomatique depuis vingt ans parce que nous avons cru que c’était un Etat important. Or, c’est une puissance faible en termes de PIB – dix fois moindre que celui de l’Union européenne – et en faillite économique totale. En revanche, la Russie a réussi à nous autodissuader et à nous effrayer.

En ce qui concerne la Chine, nous n’avons pas cessé de la renforcer, lui donnant accès à nos marchés, en minimisant ses menaces territoriales et en refusant de la contrer en Afrique, en Amérique latine, voire au Moyen-Orient. Nous sommes restés passifs, mésestimant notre propre puissance. Pourtant, la Russie est condamnée à tomber et la Chine suscite de plus en plus de réactions de rejet, même si l’abstention des autres lui confère une emprise toujours accrue. Quant aux Etats-Unis, leur abstention dans la volonté d’utiliser leur puissance date de Barack Obama et a été confortée par Joe Biden – en Europe, au Moyen-Orient et, largement, en Asie malgré le pivot proclamé par le premier. Mais avec Donald Trump, ils ont effectué un véritable tournant, passant du côté obscur de la force.

Si l’on souhaite une émancipation de la plupart des pays du monde, si l’on souhaite contrer le révisionnisme de la Chine et de la Russie, désormais aussi des Etats-Unis, si l’on entend défendre les principes de liberté, de libre-échange et de règlements pacifiques des différends, et les droits de l’homme, nous avons les moyens et les capacités de construire une alliance pour préserver nos valeurs et nos intérêts. Arrêtons d’être impressionnés par la Russie, la Chine ou même les Etats-Unis de Donald Trump, et de penser qu’il y a une fatalité de domination des grandes puissances !

Donald Trump fait un cadeau extraordinaire à Xi Jinping !

Les Etats-Unis sous Donald Trump sont selon vous devenus une « nation repoussoir »…

Les Etats-Unis s’affaiblissent eux-mêmes. On voit déjà la répercussion des droits de douane voulus par Trump. Les mesures illibérales prises sur le plan intérieur abîment aussi l’image et l’attrait du pays. Remettre en cause le rôle des centres de recherche, des universités et des think tanks, c’est diminuer le soft power américain. Cela pourrait même conduire à leur affaiblissement sur le plan technologique. C’est le résultat de l’idéologie de fermeture imposée par Trump et son équipe. Avant, des chercheurs français ou autres venaient aux Etats-Unis car c’était une nation accueillante symbolisant le meilleur du melting-pot. Depuis 2000, 40 % des Prix Nobel américains en chimie, médecine et physique sont des immigrés.

Sur le plan géostratégique, Washington se range clairement du côté des dictatures et des régimes révisionnistes. Auparavant, les pays du Sud pouvaient critiquer les Etats-Unis pour une série de mauvaises raisons, les accusant d’impérialisme alors qu’il n’y avait pas de véritable impérialisme américain – la guerre du Vietnam, encore moins celle d’Irak, n’avait rien d’une guerre coloniale, quoi qu’on en pense par ailleurs. Aujourd’hui, ils peuvent légitimement se dire que les Etats-Unis sont devenus une puissance qui ne montrera aucune solidarité avec eux et n’a plus aucune volonté de contrer l’influence de la Chine, qui elle investit massivement dans les pays en développement. L’ironie, c’est que ces Etats du Sud commençaient justement à prendre conscience qu’ils avaient tout intérêt à s’émanciper de la domination russe sur le plan militaire – notamment en Afrique – et de la Chine sur le plan économique. Seule l’Europe peut les aider.

Donald Trump affirme qu’il veut s’opposer à son grand rival chinois. Mais tout le monde sait qu’il ne défendra pas Taïwan, qu’il se moque de la répression à Hongkong et qu’il ne s’opposera pas à l’impérialisme de la Chine !

La Chine est donc la grande gagnante de la politique de Donald Trump ?

Aujourd’hui, oui. Elle apparaît comme la puissance dominante sur le plan économique dans de nombreuses régions du monde. De manière fausse, elle fait figure de puissance de résistance et de stabilité, alors qu’elle est fondamentalement menaçante. Donald Trump fait un cadeau extraordinaire à Xi Jinping. On oublie non seulement les agissements de la Chine à Hongkong, dans le Xinjiang ou au Tibet, mais aussi ses menaces sur Taïwan, dans la mer de Chine méridionale, sa présence invasive dans certaines îles du Pacifique, ses politiques désastreuses en matière d’environnement et sa corruption dans les pays d’Afrique où elle est implantée. Donald Trump fait oublier tous les méfaits de la Chine, à tel point que les Européens, qui jadis imaginaient s’allier avec la Chine pour contrer la Russie – autant une chimère que le contraire qui avait prévalu avant 2022 –, songent aujourd’hui à s’associer à Pékin pour peser contre les Etats-Unis de Trump. Nous retombons à nouveau dans cette illusion d’un équilibre entre les grandes puissances comme dernier mot de la géopolitique.

La Chine fait aussi oublier que, contrairement à ce qu’ont longtemps affirmé les économistes qui ont révisé quand même récemment leurs estimations, elle ne pourrait pas rattraper les Etats-Unis sur le plan économique. Elle progresse de manière massive sur le plan militaire, mais rien ne dit qu’elle deviendra la première puissance militaire en 2049, le grand rêve de Xi Jinping. Il y a des fragilités importantes dans la croissance chinoise. Elle réplique aujourd’hui à la Maison-Blanche sur les droits de douane, mais la capacité de Pékin à s’en sortir sans trop de dommages dépend des pays européens et asiatiques : vont-ils accroître leurs échanges avec la Chine pour répondre à Trump, ou prendront-ils garde à ne pas tomber dans l’orbite chinoise ? Si l’Europe se montre cohérente et va au bout de sa stratégie de « de-risking » voulue par Ursula von der Leyen, cela affaiblira forcément la Chine.

La Chine est déjà en déclin démographique. A quel point cela va-t-il contrarier ses ambitions ?

Contrairement aux Etats-Unis dont la population devrait continuer à croître au XXIe siècle, la Chine perd déjà des habitants. Au-delà de la démographie, la crise immobilière et financière n’est pas résorbée. Pékin subit aussi une crise de la consommation, alors qu’elle entend développer son marché intérieur. La Chine a réussi à démentir le lieu commun qui voudrait qu’elle ne soit qu’une nation de copieurs. Or, sa capacité d’innovation est toujours limitée par l’emprise du Parti communiste, le contrôle idéologique et sa faible inclusion dans les échanges internationaux entre chercheurs. Les révoltes qui couvent à l’intérieur du pays restent sous-estimées. On a d’ailleurs vu l’ampleur de l’insatisfaction vis-à-vis du régime durant la crise du Covid-19, alors même qu’il s’agit d’un Etat totalitaire dans lequel le pouvoir contrôle tout.

Sur le plan international, beaucoup de pays essaient aujourd’hui de prendre leurs distances avec la tutelle chinoise. Les Etats d’Asie centrale, qui cherchaient à secouer le joug de Moscou, se sont tournés vers Pékin, mais eux aussi veulent désormais diversifier leurs relations, ne souhaitant pas passer d’une prison à l’autre. Des pays d’Afrique commencent à résister à la Chine, même si c’est difficile. L’Europe, avec son programme « Global Gateway », entend investir 300 milliards d’euros pour une aide au développement. C’est encore peu par rapport à l’offre chinoise. Mais si l’UE poursuit des investissements plus durables, plus respectueux de l’environnement et moins nuisibles pour les populations locales, elle a une carte à jouer en Afrique, en Amérique latine et dans plusieurs pays d’Asie. La Chine profite du vide que nous laissons. Il est urgent de le combler.

La Russie n’est, à vous lire, « forte que de notre faiblesse ». Ne sous-estimez-vous pas la résilience russe après trois ans de guerre en Ukraine ?

Le PIB par habitant de la Russie la place au milieu du classement mondial, en fait moins compte tenu du poids de son économie de guerre et ses écarts gigantesques de richesse. Son potentiel scientifique est uniquement orienté vers l’appareil militaire. Depuis quinze ans, la fuite des cerveaux est considérable, dans les sciences dures comme dans les sciences humaines. La Russie a de vraies capacités de nuisance, avec ses armes nouvelles ou ses hackers. Mais elle n’est plus une puissance capable de construire, d’innover et de résister. Le Covid-19 a révélé le délabrement total du système de santé. Une partie importante des Russes dans les zones rurales vivent dans une grande pauvreté, survivant uniquement grâce à l’autoconsommation. Les plus grandes villes sont une vitrine du régime, mais le pays n’a jamais développé une classe moyenne solide, comme dans le monde développé. La Russie est une puissance en perdition. Quand on consacre officiellement 8 %, en fait plus, de son PIB à l’action militaire, cela veut dire que le reste de l’économie est sacrifié. Sur le plan scientifique, intellectuel et artistique, la Russie n’est plus rien. L’Ukraine est désormais la grande nation de l’ex-espace soviétique – en fait depuis assez longtemps. La Russie ne pourra survivre comme nation à l’ampleur des crimes de masse qu’elle a commis. Elle deviendra un trou noir de l’Histoire.

Arrêtons cette politique de prudence par rapport à la Chine !

L’Europe a-t-elle donc une vraie carte à jouer dans ce monde en reconfiguration ?

Sur plusieurs points. D’abord, l’Europe apparaît comme la garante des règles mises en place à San Francisco et Nuremberg après la Seconde Guerre mondiale. Nous incarnons d’autant mieux ces valeurs libérales et universelles que nous pouvons nous reposer sur une puissance économique et un continent de 500 millions d’habitants. Nous avons des chercheurs, des start-up, des grandes entreprises, avec un système de protection sociale qui n’est pas celui des Etats-Unis, encore moins celui de la Russie et de la Chine. Les risques de déclassement réels que pointait le rapport de Mario Draghi sont réels, mais tout sauf une destinée pré-écrite. Toutefois, comme je le disais, l’Europe a besoin de chercher des alliés. Elle a des alliés naturels comme le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et Taïwan. En ce qui concerne Taïwan, arrêtons cette politique de prudence par rapport à la Chine ! Il faut clairement définir Taïwan comme étant un allié et une puissance qui compte. En Afrique, certains régimes dictatoriaux sont trop infréquentables, mais d’autres pays ne veulent pas dépendre de la Chine ou de la Russie. L’aide au développement cumulée de l’Europe tout entière, 117 milliards, représente plus du double de celle des Etats-Unis, avant même les coupes décidées par Donald Trump. Nous sommes une puissance de solidarité. Ensemble, avec le Japon, la Corée du Sud ou l’Australie, nous pouvons vraiment peser. En Amérique du Sud, nous pouvons aussi partager des valeurs avec des pays comme le Chili, dont le gouvernement défend une vision du monde qui se différencie de celle des vieux « campistes » comme Lula au Brésil.

Mais pour l’Europe, la question clé est aujourd’hui la guerre en Ukraine. Soit nous laissons tomber l’Ukraine, en nous disant qu’on ne peut rien contre une alliance entre Trump et Poutine. Ce serait une position de défaitisme, et les pays du Sud, voire certains Européens, se diront que l’Europe est faible. Ils préféreront alors se tourner vers la Chine et chercheront à s’accommoder de la Russie. L’Europe, gagnée par les tendances centrifuges, n’y survivra pas. Soit, au contraire, l’Europe comprend que cette guerre est décisive pour les générations futures et qu’il faut la gagner, totalement, car il n’est pas de position moyenne tenable. Une défaite russe enclenchera un scénario vertueux de résistance dont les effets seront mondiaux. Or, nul n’a jamais gagné une guerre depuis l’arrière, en n’acceptant pas le risque de la faire.

Un monde sans puissance dominante ne risque-t-il pas de sombrer dans l’anarchie ?

L’analyste américain des risques politiques Ian Bremmer a popularisé ce scénario sous l’appellation de « G-zéro ». Cette désorganisation du monde est marquée par des Etats-Unis en retrait, une Russie faible, mais capable de poursuivre à la fois ses actions criminelles ou agressives et de recourir à des actions d’influence et de perversion des démocraties, une Chine ouvertement révisionniste et conquérante et une série de puissances régionales, des moyens Etats du Moyen-Orient à l’Inde, jouant un rôle désordonné de disruption et de potentielle anarchie. Dans ce monde, la plupart des petits et moyens Etats sont livrés à eux-mêmes et n’ont pas la volonté de s’unir. Mais un autre type d’ordre est possible que je qualifie de « G-infini » par opposition au « G-zéro ». Dans ce monde, les puissances additionnées des petites et moyennes nations décident de prendre en main leur destin en face des grands pays révisionnistes et impérialistes. N’oublions pas que sur le plan démographique comme économique, elles représentent une grande partie de la planète ! Le moment Trump aura peut-être servi de déclencheur dans cette prise de conscience.

Fin de la politique des grandes puissances, par Nicolas Tenzer. L’Observatoire, 250 p., 23 €. En librairie le 23 avril.



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Author : Thomas Mahler

Publish date : 2025-04-21 14:54:00

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