Comment qualifier la politique économique menée par l’administration Trump ? C’est la question sur laquelle butent tous les observateurs de la vie politique américaine. Certains, qui insistent sur les baisses d’impôts et la dérégulation, parlent d’un néo-libéralisme radical et débridé. D’autres, les yeux rivés sur sa politique douanière et industrielle, évoquent un protectionnisme interventionniste aux antipodes de l’orthodoxie libérale classique, ligne traditionnelle du Parti républicain. Une bataille d’interprétation qui, en pleine guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine, prend une tout autre dimension.
Dans cette profusion d’analyses, Jon Hartley, chargé de mission à la Hoover Institution, un think tank proche du Parti républicain, et doctorant en économie à l’Université de Stanford, dénote. Pour comprendre le tournant protectionniste des Etats-Unis, le chercheur évoque l’émergence, au sein de la gauche comme de la droite, d’un courant « néo-populiste » qui remet en cause plusieurs fondements du vieux consensus néo-libéral de Washington, dont l’adhésion aux principes du libre-échange. Entretien.
L’Express : Partagez-vous les craintes de Kristalina Georgieva, directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), au sujet des conséquences sur la croissance mondiale de la guerre commerciale entre la Chine et les Etats-Unis ?
Jon Hartley : Sur les potentiels effets négatifs à long terme de la guerre commerciale sur l’économie mondiale, je suis plus optimiste que la plupart des commentateurs. Les producteurs chinois dépendent en partie de leur capacité à exporter vers les Etats-Unis, et les consommateurs américains sont très contents de trouver des produits bon marché provenant de Chine. Il est probable que ces éléments finissent par contraindre les deux pays à s’asseoir à la table des négociations. Il est également possible qu’une partie du commerce chinois soit détournée vers les Etats-Unis via d’autres pays, comme c’est déjà le cas au Vietnam depuis la fin des années 2010.
Cette guerre commerciale est motivée avant tout par des considérations non économiques.
Il y a toutefois des signes plus inquiétants, parce que la Chine représente un enjeu majeur de sécurité nationale pour les Etats-Unis. Par exemple, les menaces qu’elle fait peser sur Taïwan pourraient perturber les chaînes d’approvisionnement en puces électroniques. Plus généralement, depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, au début des années 2010, la Chine a considérablement évolué, tant sur le plan économique, avec un étatisme et un interventionnisme qui ont ralenti l’économie nationale, que sur le plan géopolitique, avec une attitude de plus en plus agressive. Tous ces éléments sont autant d’obstacles à des relations commerciales apaisées entre les deux pays, et il y aura certainement des conséquences économiques à cela.
Mais il ne faut pas perdre de vue que cette guerre commerciale est motivée avant tout par des considérations non économiques, comme l’étaient les relations entre les Etats-Unis et l’URSS au temps de la guerre froide. C’est en partie ce vers quoi nous nous dirigeons pour les relations commerciales entre la Chine et les Etats-Unis.
Donald Trump a-t-il vraiment une stratégie commerciale, ou avance-t-il à l’aveugle ?
Donald Trump considérait que l’asymétrie dans les barrières commerciales était fondamentalement injuste. Et il est vrai qu’historiquement, la plupart des pays ont imposé aux Etats-Unis des droits de douane plus élevés que les taux que leur imposaient les Etats-Unis. La hausse des tarifs douaniers décidée par Donald Trump, début avril, a ouvert des négociations avec plusieurs pays. Il n’est pas impossible qu’au terme de ces négociations, les droits de douane finissent par baisser réciproquement et dans ce cas, cela serait favorable au libre-échange. C’est le scénario le plus souhaitable.
Au fond, ce que fait le président américain est cohérent avec ce que le journaliste du New York Times David Leonhardt appelle le « nouveau consensus économique néo-populiste », dont Trump est peut-être une des figures les plus marquantes…
Dans un article publié dans la revue National Affairs, vous affirmez que ce néo-populisme est partagé tant par des démocrates que des républicains. Vous allez en étonner plus d’un…
Avant 2016, démocrates et républicains s’accordaient en partie sur une même vision économique, inspirée de ce qu’on a appelé le « consensus de Washington », un ensemble de dix recommandations formulées en 1989 par l’économiste britannique John Williamson. Ce consensus néo-libéral reposait, entre autres, sur la libéralisation des échanges, la dérégulation, la privatisation des entreprises publiques et la libre circulation des capitaux. Il a guidé la politique économique des présidents Reagan comme Obama, en passant par Clinton et Bush.
Depuis 2016, un tournant s’est opéré dans les deux camps. Des courants dits néo-populistes ont émergé au sein des républicains comme des démocrates, remettant en cause les principes du vieux consensus. Cette inflexion, amorcée par les campagnes de Donald Trump à droite et de Bernie Sanders à gauche, s’est traduite par une critique plus assumée du libre-échange et des effets négatifs de la mondialisation sur certaines régions industrielles des Etats-Unis, particulièrement touchées par le « China Shock » [NDLR : le « choc commercial chinois », expression employée pour désigner les effets néfastes de l’intégration de la Chine dans le commerce mondial sur les emplois industriels aux Etats-Unis] dans les années 1990.
Aujourd’hui, cette reconfiguration se traduit par un nouveau consensus économique plus protectionniste, le consensus néo-populiste, qui cherche à reconquérir l’électorat ouvrier et des classes moyennes, notamment dans les Etats du Midwest, devenus déterminants pour remporter l’élection présidentielle.
Sur quoi repose ce consensus ?
Le consensus néo-populiste marque une nette inflexion par rapport à l’orthodoxie néo-libérale du consensus de Washington. Sans en être l’exact envers, il remet en cause plusieurs de ses piliers fondamentaux. La politique budgétaire, par exemple, se recentre sur les priorités nationales, avec une volonté assumée de limiter certaines dépenses comme l’aide étrangère ou le budget de la défense. La politique fiscale des néo-populistes est orientée en faveur des familles et des classes moyennes. Sur le plan monétaire, ils rejettent le retour à l’étalon-or, longtemps défendu par certains libertariens, et prônent une politique de taux d’intérêt pilotée par la réserve fédérale, avec une inflation assumée. Leur politique commerciale est marquée, comme on l’a vu, par un retour des droits de douane.
Enfin, l’intervention de l’Etat dans l’économie est réhabilitée, notamment à travers des politiques industrielles ciblées, comme les subventions à la filière des semi-conducteurs, ou par le recours aux plans de sauvetage en cas de crise. Cette tendance va de pair avec un renforcement du rôle de l’appareil administratif fédéral, même si cela fait débat chez les conservateurs. Tandis que certains veulent réduire le poids de la bureaucratie au profit du Congrès, d’autres, plus proches du camp néo-populiste, défendent une présidence forte, capable de gouverner par décret via l’administration et d’écarter les agents jugés trop progressistes.
La domination des trumpistes sur le Parti républicain signifie-t-elle que les néo-populistes sont aujourd’hui majoritaires dans la droite américaine ?
Je ne pense pas que la frange néo-populiste soit aujourd’hui si majoritaire que cela au sein du Parti républicain. Il est vrai qu’elle exerce une influence notable, en particulier dans les Etats du Midwest.
Mais il reste des républicains très attachés à l’orthodoxie économique traditionnelle. Les sénateurs John Thune et Ted Cruz, par exemple, continuent de s’opposer publiquement à l’instauration de droits de douane. L’administration Trump n’est pas un bloc homogène, elle est traversée par des clivages, entre des éléments néo-populistes – sur le commerce et la politique industrielle, par exemple – et des mesures d’inspiration néo-libérale, comme la baisse de la fiscalité pour les entreprises, ou la dérégulation. Le Parti républicain se trouve ainsi dans une phase hybride, où les deux visions continuent de cohabiter.
Comment expliquer ce passage de l’ancien « consensus de Washington », néo-libéral, à un nouveau consensus beaucoup plus interventionniste ?
La centralité de l’élection présidentielle dans la vie américaine joue un rôle fondamental. Pour les républicains, les défaites de 2008 et 2012 ont été difficiles à avaler. Donald Trump, J.D. Vance ou Marco Rubio, qui sont les figures de la frange néo-populiste, expliquaient ces déconvenues électorales par la perte des Etats du Midwest, très impactés par le choc commercial chinois. Les victoires en 2016 et en 2024 les ont convaincus que ce repositionnement stratégique était indispensable pour conquérir la Maison-Blanche.
Ils considèrent que le déficit commercial est intrinsèquement négatif, alors que pour la majorité des économistes, rien ne prouve que ce soit le cas.
Du côté démocrate, ce sont des personnalités comme Bernie Sanders, Elizabeth Warren, Alexandria Ocasio-Cortez et ce qu’on a appelé les « nouveaux socialistes », qui sont à l’origine de l’inflexion du parti sur un certain nombre de sujets, comme la politique commerciale. Que ce soit à droite ou à gauche, les néo-populistes cherchent à conquérir le vote de la classe ouvrière affectée par le « choc commercial chinois ».
Selon vous, les néo-populistes font fi de certains principes fondamentaux des sciences économiques. Lesquels ?
C’est particulièrement saillant dans leur conception du commerce extérieur. Ils considèrent que le déficit commercial est intrinsèquement négatif, alors que pour beaucoup d’économistes, rien ne prouve que ce soit le cas. Ces économistes montrent au contraire que tous les partenaires qui échangent volontairement s’y retrouvent, d’une manière ou d’une autre. Nous envoyons de l’argent à la Chine, et en retour ils nous envoient des biens. Ça n’est pas une perte, tout le monde est gagnant. Pour d’autres économistes en revanche, les droits de douane réduisent certes le pouvoir d’achat des consommateurs, mais peuvent augmenter les bénéfices des producteurs nationaux.
De la même manière, ils pensent que soutenir des industries et des entreprises à coups de subventions peut être une bonne stratégie de croissance. Là encore, les résultats de la science économique montrent que les politiques industrielles interventionnistes ne sont pas optimales quand on parle de croissance, à l’exception des investissements dans le capital humain, l’éducation et la formation. Par ailleurs, certaines interventions ciblées peuvent se justifier pour des raisons de souveraineté et de sécurité nationales, indépendamment de leurs impacts sur la croissance économique. Dans le contexte des tensions autour de Taïwan par exemple, il y a effectivement un intérêt stratégique à produire des semi-conducteurs sur le sol américain. Mais au-delà de quelques secteurs très précis et des investissements dans l’éducation et la formation, l’idée que des subventions publiques puissent, à elles seules, relancer la croissance est largement contestée par la théorie économique dominante.
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Author : Baptiste Gauthey
Publish date : 2025-04-24 15:00:00
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