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« On n’a jamais vu ça » : avant les élections au Canada, récit d’un renversement stupéfiant

« On n’a jamais vu ça » : avant les élections au Canada, récit d’un renversement stupéfiant

« C’est tout simplement unique », clame Philippe J. Fournier, professeur de physique et d’astronomie dans un établissement d’enseignement supérieur de Montréal. Depuis 2017, ce passionné de politique agrège de nombreux sondages pour prédire le résultat des élections provinciales et fédérales sur son site 338Canada – une référence auprès des médias locaux. « Je suis assidûment la politique depuis mon adolescence, raconte-t-il avec enthousiasme, et voir un parti au pouvoir devancé dans les sondages par 25 points – par 15, pas 20, 25 points ! – qui fait un retour en force, change de chef et s’apprête à remporter un quatrième mandat consécutif, c’est du jamais vu ! »

Voilà pourtant où se trouve le Canada à la veille des élections législatives fédérales qui doivent se tenir ce lundi 28 avril. Il y a quelques mois encore, Pierre Poilievre, le chef de l’opposition et leader du Parti conservateur faisait office de favori, face à un Justin Trudeau (Parti libéral) en bout de course. Début janvier, le Premier ministre a annoncé sa démission, laissant sa place quelques semaines plus tard à Mark Carney, l’ancien gouverneur de la Banque du Canada, qui n’a jamais été élu jusqu’ici. Le nouveau Premier ministre et leader du Parti libéral a convoqué des élections fédérales dès sa prise de fonctions et le voilà en bonne passe de remporter un premier mandat en son nom.

Cette remontée fulgurante du parti au pouvoir donne le vertige. Derrière l’excitation de vivre un moment historique, Philippe J. Fournier admet tout de même une certaine nervosité : « En termes de projections de sièges, c’est facile quand il n’y a que des petits changements. Là ce qu’on observe, c’est un réalignement complet des forces politiques au Canada. » Réalignement qui, il y a quelques mois encore, semblait tout sauf évident.

Chapitre I – La « Trudeau fatigue »

Depuis 2019, le gouvernement libéral de Justin Trudeau est minoritaire. Dans un régime parlementaire comme celui du Canada, cela signifie qu’il dispose du plus grand nombre de sièges à la Chambre des communes, mais pas d’une majorité absolue. Pour se maintenir au pouvoir, il a donc fallu obtenir le soutien – tacite – d’une autre force politique : en l’occurrence, en l’occurrence, le Nouveau parti démocratique (NPD), un parti de gauche mené par Jagmeet Singh, premier homme politique de confession sikhe à la tête d’un grand parti canadien. « Ce n’était pas un accord de coalition en tant que tel, souligne Sandra Aubé, vice-présidente du cabinet d’affaires publiques TACT Conseil et ancienne directrice de cabinet de l’actuelle ministre des Affaires étrangères canadienne, mais plus un partenariat de stabilité qui permet de mener à bien certains dossiers en évitant la censure. » Le NPD a officiellement rompu cette entente à l’automne 2024, en dénonçant une trop grande proximité entre le gouvernement Trudeau et les grandes entreprises. C’est là que les choses ont réellement commencé à se gâter pour le Premier ministre libéral.

Tour à tour, la moitié des ministres de son gouvernement quittent le navire : certains démissionnent, d’autres annoncent leur intention de ne pas se représenter aux élections fédérales qui doivent se tenir au plus tard en octobre 2025. Justin Trudeau, lui, n’a jamais caché son intention de briguer un quatrième mandat. Mais un obstacle majeur se dresse sur son chemin : une impopularité grandissante. Depuis plusieurs mois, le Premier ministre est au plus bas dans les enquêtes d’opinions. Pierre Poilievre, son adversaire conservateur, le devance de plus de vingt points dans les sondages d’opinion et fait alors figure de grand favori.

Le coup de grâce sera la démission de Chrystia Freeland, la vice-Première ministre en charge des finances, une de ses plus fidèles lieutenantes. Dans une lettre publiée sur X à la mi-décembre 2024, l’ancienne journaliste charge le gouvernement et déplore des « désaccords sur sa politique économique ». Elle assure cependant poursuivre la politique, mais loin de son ancien allié. Pour Justin Trudeau, la situation devient intenable. Il démissionne début janvier 2025 : la voie est libre pour le Parti conservateur.

Depuis les années 1960, aucun Premier ministre canadien n’a remporté plus de trois élections législatives de suite. Même le père de Justin Trudeau – Pierre Elliott – chef du gouvernement durant quinze ans entre 1968 et 1984, a dû quitter sa résidence officielle du « 24, Promenade Sussex » pendant quelques mois, après un revers face au conservateur Joe Clark en 1979. Le fils connaîtra donc le même sort que certains de ces prédécesseurs comme le libéral Jean Chrétien ou le conservateur Stephen Harper, tous deux écartés après trois mandats.

La fin de l’ère Trudeau, marquée par la pandémie de Covid-19, une inflation galopante (+ 6,8 % en 2022, + 3,88 % en 2023) et des problèmes structurels de logement, a laissé des traces, notamment cette impression persistante que les Canadiens vivent moins bien en 2015 qu’en 2025.

Dans une note récente, un bureau d’études gouvernemental Horizons de politiques Canada dénonce un arrêt de la mobilité sociale ascendante qui constitue pourtant, selon lui, « le cœur du projet canadien. » Dans une série de scénarios catastrophes à l’horizon 2040, il alerte sur le risque « qu’une éducation supérieure ne soit plus considérée comme le meilleur moyen de s’élever socialement, que l’achat d’un logement devienne impossible » pour de nombreux citoyens et qu’une partie grandissante d’entre eux « perçoive l’héritage comme le seul moyen de réussir ».

Chapitre II – « Canada First »

Lorsqu’on discute avec Philippe J. Fournier, le professeur d’astrophysique derrière le site 338 Canada, il attire tout de suite notre attention sur une donnée statistique historique : « généralement, pour que le Parti conservateur l’emporte, il faut qu’il obtienne 38-39 % des voix », le reste étant dilué entre d’autres partis, dont le Parti libéral. Et pourtant, la plupart des sondeurs donnent Pierre Poilievre perdant, avec un score bien meilleur que ceux de ses prédécesseurs. C’est là tout le biais des enquêtes d’opinions qui donnent un résultat global, sans mentionner que les élections fédérales canadiennes, bien que largement influencées par des dynamiques nationales, sont avant tout 343 élections locales individuelles.

« A l’échelle nationale, Poilievre est à 38 % parce que dans certaines provinces rurales comme les Prairies, au centre du pays, le parti obtient des scores écrasants, parfois supérieurs à 75 % », analyse Philippe J. Fournier. C’est beaucoup moins le cas dans certaines circonscriptions plus urbaines, notamment dans les Etats très peuplés du Québec, de l’Ontario ou même de la Colombie-Britannique. Là-bas, le Parti libéral devance le Parti conservateur de quelques points seulement, suffisamment pour remporter un siège, mais pas assez pour creuser la distance dans le vote populaire.

Avant même de se jeter dans la bataille électorale, les Libéraux disposent donc d’un avantage structurel. Certes, ils sont quasiment absents de certaines provinces, mais leur force de frappe dans les villes et les banlieues leur assure de grappiller automatiquement un certain nombre de sièges… Dès lors qu’ils obtiennent un score national suffisant. Philippe J. Fournier aime à rappeler que « la dernière fois que les deux principaux partis ont obtenu plus de 80 % des voix à eux deux [ce que prédit son modèle cette année], c’était dans les années 1960. » Les plus petites formations comme le NPD, le Parti vert, mais aussi le Bloc québécois, un parti souverainiste très implanté dans la province francophone, semblent avoir été anéanties, au profit des Libéraux.

Cette percée doit autant à la démission de l’impopulaire Justin Trudeau qu’à son remplacement par une figure rassurante comme celle de l’économiste Mark Carney. En pleine tempête commerciale avec le voisin américain, le profil de l’ancien gouverneur de la Banque du Canada (et de la Banque d’Angleterre) a permis un large ralliement sous la bannière libérale. « Les Conservateurs ont fait une erreur fondamentale, note Tasha Kheiriddin, chroniqueuse au National Post, un quotidien canadien étiqueté à droite, c’est de s’en prendre systématiquement au NPD » qui jouait les « faiseurs de roi » sous l’ère Trudeau. Pour cette analyste de la vie politique canadienne, le parti de Jagmeet Singh a été tellement discrédité qu’il ne peut espérer l’emporter que dans une poignée de circonscriptions aujourd’hui.

Mais l’erreur fondamentale du parti de Pierre Poilievre tient surtout à son pivot tardif sur la question de la coopération économique avec les Etats-Unis. Lorsque Donald Trump a annoncé l’imposition d’un tarif douanier de 25 % sur les produits canadiens – faisant fi de l’accord commercial Aceum qu’il avait lui-même négocié lors de son premier mandat – les Conservateurs ont continué à faire campagne sur « les problèmes du quotidien » des Canadiens, à savoir la lutte contre la criminalité et la baisse des impôts.

Pire encore, le parti n’a pas complètement changé son slogan de campagne, « Canada First« , qui rappelle furieusement le « America First » de Donald Trump, de l’autre côté de la frontière. Dans les rues de Laval, en banlieue de Montréal, certaines affiches de campagne de Pierre Poilievre ont été recouvertes de l’inscription « Mini-Trump » et à quelques jours du scrutin, le candidat peine à faire oublier cette comparaison. « La situation des Conservateurs est compliquée, souligne Tasha Kheiriddin, s’il s’attaque frontalement à Trump, il risque de s’aliéner une partie de sa base qui a une proximité idéologique avec le président américain… Mais en ne s’y attaquant pas assez frontalement, il n’augmente pas le nombre d’électeurs susceptibles de voter pour lui. » Or, dans la dernière ligne droite, le moindre vote compte.

Chapitre III – « Vote, vote, vote »

Mark Carney, lui, a su méthodiquement couper l’herbe sous le pied de ses adversaires. Quand on le rend comptable du bilan de Justin Trudeau ? Il répond qu’il n’a jamais été élu auparavant, qu’il ne peut donc pas être jugé solidaire du gouvernement précédent. Quand les Conservateurs font de la taxe carbone leur principal cheval de bataille ? Il l’abolit, faisant tomber un des principaux piliers de la campagne conservatrice. Et quand Donald Trump suggère l’annexion du Canada ? Il lâche le costume de candidat pour celui de Premier ministre et rembarre le président américain. Dans les sondages aujourd’hui, il apparaît encore comme le plus à même d’aller au front contre Donald Trump. Et c’est bien cela qu’une large partie des électeurs canadiens (au moins un quart, d’après une enquête de l’institut Angus Reid) auront en tête au moment de glisser leur bulletin dans l’urne. Pour Sandra Aubé, l’ancienne conseillère libérale, les annonces de Donald Trump sont « un affront très personnel ». « Nous avons été trahis par notre meilleur ami, notre plus grand partenaire commercial, déplore-t-elle, le pays dans lequel une bonne partie d’entre nous a de la famille. »

Pour le parti de Mark Carney, le dernier problème à résoudre reste celui de la mobilisation. Il s’agit de s’assurer qu’au-delà des enquêtes d’opinions, les électeurs non-libéraux se rallient réellement à son candidat. « Tout peut arriver, s’inquiète la stratège : une tempête de neige printanière, une chute brutale des marchés financiers, une bourde d’un des deux principaux candidats… »

Au Canada, les électeurs ont la possibilité de voter par anticipation pendant quatre jours, le week-end qui précède l’élection. Cette année, les bureaux de vote anticipé ont enregistré une participation record : plus d’un électeur potentiel sur quatre s’est déjà rendu aux urnes, signe que le scrutin fédéral mobilise particulièrement cette année. Impossible de savoir pour le moment quelle sera la participation finale, mais le camp libéral se veut optimiste.

Pour tous les experts interrogés, la victoire de Mark Carney fait peu de doutes. L’incertitude plane sur l’ampleur de la majorité : bénéficiera-t-il d’une majorité absolue à la Chambre des communes, ce qui lui donnerait les coudées franches pour gouverner et batailler contre Donald Trump ? A l’inverse, devra-t-il nouer un nouveau pacte tacite avec une force politique minoritaire ? « Quoi qu’il arrive, ce qui compte, c’est que les Canadiens donneront un mandat clair à leur Premier ministre et que celui-ci ressortira légitimé de l’élection de lundi », veut croire Sandra Aubé.

Et Philippe J. Fournier de conclure : « le dépouillement du vote commencera à 2 heures du matin, heure française, dans les Provinces de l’Atlantique. Si les Libéraux, déjà majoritaires, gagnent encore du terrain, c’est que le match est plié… »



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Author : Mathias Penguilly

Publish date : 2025-04-27 07:30:00

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