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Les curieuses méthodes de l’ex-patron de Weleda, chantre des médecines alternatives

Les curieuses méthodes de l’ex-patron de Weleda, chantre des médecines alternatives

Il n’y a pas grand-chose sur cette colline, pas encore. Juste des tuyaux de chantier et une charpente en bois, recouverte d’une gigantesque bâche en plastique. Elle claque, à chaque bourrasque. Sous ce curieux emballage, noir et luisant, en plein cœur de la Creuse, doit advenir le futur centre thermal « intégratif » de la commune d’Évaux-les-Bains. Une initiative inédite, qui pourrait voir le jour dès l’an prochain, selon l’avancée des travaux.

En plus de bénéficier de vrais médecins, de kinésithérapeutes et de coachs sportifs, les clients pourront s’offrir les services de toutes sortes de « guérisseurs » installés aux abords des bains. Des énergéticiens, des naturopathes, des sophrologues, des professeurs de méditation, de Qi Gong, de Tai Chi, aux rites et croyances jamais démontrés par la science.

La petite pousse Olisma

Derrière ce curieux mélange des genres, dénoncé par la communauté scientifique qui y voit une forme de légitimation des thérapies alternatives, se cache un discret entrepreneur, Florian Petitjean. Un homme d’affaires peu médiatique, mais connu des milieux ésotériques : il présidait jusqu’en 2021 la filiale française de la société « d’inspiration anthroposophique » Weleda, une entreprise de cosmétiques qui se réfère aux principes pseudoscientifiques du mouvement lancé au début du siècle dernier par l’occultiste Rudolf Steiner.

Désormais directeur d’Olisma, une jeune marque de compléments alimentaires, Florian Petitjean ne cesse d’œuvrer pour développer et promouvoir les « médecines intégratives ». A l’aide de sociétés ou d’associations qu’il finance, il multiplie depuis quelques années les campagnes d’influence et les moyens détournés pour donner l’impression qu’il n’y a que du bon dans ces pratiques, qui visent à faire appel à des thérapeutes non-conventionnels et à des soins non validés par la science au sein même du parcours de soins.

Le projet d’Évaux-les-Bains fait partie de cette stratégie : officiellement, Florian Petitjean n’a aucun rôle dans la construction du centre intégratif. Il n’est qu’actionnaire minoritaire de la structure municipale qui chapeaute les thermes, situés en contrebas. Il suffit pourtant d’échanger avec le véritable gestionnaire des lieux, Bruno Papineau, le maire du village, pour comprendre qu’en coulisses, c’est bien l’homme d’affaires qui tire les ficelles.

Alors que les thermes couraient après les fonds pour redevenir attractifs, l’entrepreneur s’est petit à petit immiscé dans les affaires locales. En 2021, il a repris le laboratoire de cosmétiques du complexe thermal pour y développer une gamme locale, des produits contenant l’eau des sources chaudes, et estampillés Olisma. L’édile y a vu la preuve que cet investisseur qui n’était pas du cru pouvait devenir un important bienfaiteur.

Etude de faisabilité et conflit d’intérêts

Florian Petitjean a profité de cette confiance pour lui glisser l’idée du centre intégratif, un jour, l’air de rien. Une « première française », ici, dans ce village de 1 300 habitants niché à flanc de falaise, plombé par la désertification médicale et touristique ? Le maire y a vu une opportunité à ne pas manquer : « On n’y avait pas pensé, mais c’était tout naturel. Certains praticiens alternatifs animaient déjà des ateliers bien-être dans les locaux ou dans la ville, alors on s’est dit qu’on avait qu’à les rassembler au même endroit », relate l’édile.

Avant de se lancer, Bruno Papineau a commandé une étude de faisabilité, moyennant quelques dizaines de milliers d’euros. « C’est du sérieux, c’est ça qui nous a confirmé qu’il fallait y aller », dit-il. L’Express s’est procuré le document, livré en janvier 2024. Page après page, les auteurs plébiscitent l’idée, comme si l’affaire avait été actée avant même d’être évaluée. Des aménagements ont même été proposés, comme ce coûteux revêtement anti-ondes, ou encore ces bureaux avec vue, destinés aux affaires de Florian Petitjean.

Pouvait-il en être autrement ? Les liens entre le « cabinet » qui a réalisé cette étude, « Allié Santé », et Florian Petitjean s’avèrent particulièrement étroits. D’après des documents administratifs obtenus par L’Express, l’entrepreneur faisait en réalité partie des premiers propriétaires de la structure, avant qu’elle ne devienne une association. Son nom a depuis disparu des statuts. Le maire jure qu’il ignorait cette proximité.

Au-delà de ces liens, Allié Santé, présente en Indre-et-Loire, dans la Sarthe, et en Loire-Atlantique, s’avère surtout un fervent soutien à la santé intégrative. C’est même la raison d’être de ce « réseau » de patients et de soignants. Sur leur site Internet, un objectif est affiché, en grand : faire émerger des centres de ce genre « tous les 20 kilomètres ». Difficile, dans ces conditions, de réaliser un audit équilibré.

Prétentions thérapeutiques mensongères

L’enquête contient d’ailleurs plusieurs éléments problématiques. Elle suggère notamment de mettre à la disposition des futurs clients des « bols d’air Jacquier », des inhalateurs d’huiles essentielles censés augmenter la « respiration cellulaire », à l’effet jamais démontré. L’entreprise qui les fabrique, Holliste, n’est d’autre qu’un partenaire financier d’Allié Santé. Surtout, elle a été condamnée en 2003 pour des prétentions thérapeutiques mensongères.

Plus inquiétant : en juin 2023, un questionnaire a été distribué à 80 habitués, pour connaître leur avis sur le projet. Un échec : « Les activités complémentaires sont méconnues […] Beaucoup […] ne comprennent pas vraiment à quoi elles servent. Un gros effort de pédagogie est à faire », est-il noté dans le rapport. Un point qui ne semble pas avoir été pris en compte dans ses conclusions par Allié Santé. « Le potentiel est là. Il forme un tout cohérent […] », peut-on lire, quelques pages plus loin.

Allié Santé et Boiron en documentaire

Contacté, Florian Petitjean n’a pas répondu à nos sollicitations. Reste que de telles méthodes interrogent quant à l’avenir du site, et à la sécurité des patients face au risque de charlatanisme. D’autant qu’Évaux-les-Bains n’est pas, tant s’en faut, la première tentative de Florian Petitjean de faire advenir la santé intégrative. L’homme d’affaires est ainsi impliqué dans un surprenant long métrage sur le sujet, appelé Viens Voir, et réalisé par… Allié Santé. Un film qui a connu un petit succès cet hiver en faisant la tournée des salles indépendantes un peu partout en France.

Rennes, Guingamp, Brest, Lorient, Poitiers, Paris, Dunkerque : à chaque diffusion, l’œuvre a été présentée comme « informative ». Même la presse locale s’est laissée convaincre. Le générique de fin laisse penser le contraire : Florian Petitjean réussit le tour de force d’être cité comme expert, de compter parmi les sponsors, et de figurer aux remerciements. De la même façon, la Pharmacie de l’Europe, spécialisée dans les produits « naturels », qui apparaît au début du film, est aussi un des partenaires financiers du film. Idem pour le laboratoire d’homéopathie Boiron, ce qui n’a pas empêché ses produits d’être cités en exemple. Contactée, la fondatrice d’Allié Santé, Christine Belhomme assure que ces soutiens se sont faits sans contrepartie.

Le propos est pourtant sans nuance. L’approche intégrative est portée aux nues, désignée comme LA solution au manque de place, de temps, et à l’absence de traitements efficaces dans la médecine conventionnelle. Qu’importe si certains pseudo-thérapeutes utilisent des méthodes dangereuses. Quid de cette séquence d’un ostéopathe qui manipule un nourrisson sans que rien ne soit dit des risques d’accidents liés à cette pratique?

Le réseau Health United, Médoucine, Hegel

En plus de ce « documentaire », Florian Petitjean multiplie les interventions en tant que pharmacien. Il est notamment au « conseil scientifique » de Health United, un réseau qui organise des colloques pour soutenir la médecine intégrative. Dans ses prises de parole, il n’hésite pas à prêcher pour ses produits, comme lors de cette conférence organisée en ligne en 2023 par Médoucine, la plateforme des pseudo-thérapeutes. Sa présentation, axée sur la prise en charge de la fatigue, décrit le « parcours » de santé idéal pour lutter contre cet état de forme. Le « premier recours » selon lui ? Les compléments alimentaires de sa marque, Olisma. A avaler avant l’auto-massage, la réflexologie, le yoga ou la marche. Le rendez-vous avec le médecin vient en dernier, selon ses recommandations.

L’homme d’affaires est aussi vice-président de l’Association pour la revue Hegel, qui édite la publication du même nom. La « première revue scientifique de médecine intégrative » si l’on en croit son site Internet. De quoi asseoir une forme de légitimité – du moins, en apparence. Chaque numéro coûte 15 euros, et est diffusé sur Cairn, plateforme qui compile les écrits universitaires francophones. Les auteurs y dissertent surtout des apports de l’approche intégrative. Rarement de ses inconvénients.

La revue, autrefois spécialisée sur l’étude des phénomènes gastriques, a radicalement changé au moment de la prise de contrôle de Florian Petitjean, en janvier 2024. Désormais, la plupart des textes publiés sont des recensions ou des comptes rendus, des formats qui ne correspondent pas aux standards de la recherche en santé. Pour faire sa sélection, le « comité scientifique » de la revue dispose certes d’une grille d’évaluation, mais en réalité, les auteurs – quelques chercheurs et maîtres de conférences, des vidéastes, des ostéopathes, ou encore des assureurs – mettent surtout en avant leurs propres initiatives. Au début de l’année, Florian Petitjean y a publié un compte rendu élogieux du film Viens voir, soulignant la bonne réception du public et les débats passionnés de la tournée… En bas de son article, un paragraphe est réservé aux conflits d’intérêts. Le patron d’Olisma n’en déclare aucun.

Le « médecin du ciel »

Toutes ces subtiles chambres d’écho, qui in fine participent à développer un marché pour Florian Petitjean, ne sont pas faciles à mettre au jour : elles n’ont jamais alerté les membres du conseil municipal d’Évaux-les-Bains. Mais au moment de l’annonce du futur directeur du centre thermal intégratif, début 2024, des oppositions ont tout de même émergé. Pour chapeauter les thérapeutes qui y cohabiteront, le maire a annoncé le recrutement d’un anesthésiste nommé Baptiste Vallé. Il repartage tout ce que dit Florian Petitjean sur les réseaux sociaux.

En ligne, le soignant se fait appeler « médecin du ciel », ou encore « passeur de vie ». Sur son temps libre, il organise des séminaires ésotériques dans lesquels il raconte sa « rencontre » subite avec sa grand-mère décédée. L’événement lui aurait appris à « parler » aux morts. Depuis, il se dit persuadé que les « sages », des divinités astrales, lui ont demandé de transmettre les bonnes « vibrations » pour se reconnecter à son « être véritable ». En voyant ce curriculum vitæ, quelques villageois ont paniqué, persuadé qu’un « chef de secte » allait débarquer.

« De simples croyances personnelles », coupe court l’intéressé. Baptiste Vallé s’estime victime de « fantasmes », de « rumeurs infondées ». Ses rites n’influenceront pas son rôle de médecin coordinateur, il le promet. Face à la grogne populaire, le maire l’a tout de même convié à une réunion d’information, le 24 mars. Loin d’apaiser les esprits, l’échange a renforcé les craintes des plus inquiets. Après quelques verres, un des élus s’est même mis à hurler « ce type, c’est un gourou ». Le maire a vérifié : ni les renseignements territoriaux, ni la gendarmerie n’ont de dossier sur Baptiste Vallé. Ce qui ne veut pas dire que tout est en règle : « Un médecin ne peut pas donner des conférences en faisant la promotion d’une forme de médiumnité aux côtés de représentants de l’ésotérisme, surtout en faisant valoir son titre », rappelle le docteur Muriel Rainfray, la présidente de la chambre départementale de l’ordre des médecins de Gironde.

3,6 millions d’euros donnés par l’Etat

L’affaire illustre les dérives potentielles des initiatives qui rassemblent la médecine conventionnelle et les pratiques complémentaires quand une sélection stricte des intervenants n’est pas réalisée. Pas de quoi dissuader le maire, qui compte bien faire du projet intégratif la « cerise sur le gâteau » du vaste plan de restructuration dont bénéficient déjà ses thermes depuis 2017.

La ministre du tourisme, Nathalie Delattre, de passage à Evaux-les-bains ce même 24 mars pour une inauguration, n’y a rien trouvé à redire. Pas plus que la dizaine d’élus et de représentants de l’Etat présents ce jour-là. Aucun n’a bronché à l’évocation de cette « grande première », qui va quand même demander à la mairie de trouver un million d’euros en plus des 3,6 millions déjà apportés par l’Etat. « Si cela peut faire venir des médecins », a justifié la ministre en conférence de presse.

Malgré les critiques, l’anesthésiste Baptiste Vallé n’a finalement pas été débarqué. Il se montre tout sourire sur les réseaux sociaux et s’affiche en présence d’influenceurs des médecines alternatives. Parmi eux, Nathalie Geetha Babouraj, « Doc la luna » sur Instagram, spécialisée dans le féminin sacré, une croyance épinglée par la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires. Le médecin partage une conviction avec Florian Petitjean : le centre thermal intégratif d’Évaux-les-Bains est une initiative pilote. Vouée, selon eux, à essaimer.



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Author : Antoine Beau

Publish date : 2025-04-27 15:00:00

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