L’Express

Entre espions français et algériens, soixante ans de coups tordus et de petits arrangements

Entre espions français et algériens, soixante ans de coups tordus et de petits arrangements

Initiales « M. C. ». Nationalité : algérienne. Statut : réfugié en France depuis 2003. Officiellement, il occupe un poste important dans l’association islamiste Rachad, classée organisation terroriste en Algérie. En réalité, l’individu « entretient depuis 2016 des liens avec des membres des services spéciaux algériens à qui il transmet des renseignements », révèle une note blanche des services secrets français, citée dans un arrêt de la Cour administrative d’appel de Nantes, en 2021. Assez étayée, aux yeux du préfet de Seine-Saint-Denis, pour refuser à M. C. sa demande de naturalisation en 2017.

A quoi servent ces indics ? « Ils surveillent la communauté algérienne ou franco-algérienne en France, se livrent à des activités d’intimidation d’opposants réfugiés sur notre territoire ou à l’infiltration de certaines institutions françaises », précise un ancien diplomate à Alger au fait de ces pratiques. L’espionnage entre les deux rives est constant depuis soixante ans, les barbouzeries entre « services », un modus vivendi.

« Confiance ? Vous plaisantez, il n’y en a aucune avec nos homologues algériens ! s’esclaffe Alain Chouet, au service de la DGSE pendant trente-cinq ans, jusqu’en 2007. A chaque fois qu’ils nous apportent un cadeau bien emballé avec un ruban rose, j’appelle les démineurs ! »

A Alger, la suspicion est du même acabit. Le plus grand traumatisme précède l’indépendance mais a marqué des générations d’Algériens. A la manœuvre, l’ancêtre de la DGSE, le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (Sdece). A partir de 1957, l’officier Paul-Alain Léger met sur pied l’opération « Bleuite », une vaste campagne d’intoxication psychologique de l’Armée de libération nationale. Parmi les cibles, le colonel « Amirouche le terrible », à qui l’on fait croire que des agents doubles se sont infiltrés partout dans ses rangs. La manip débouche sur une effroyable purge. Les maquisards s’entretuent. L’épisode marque au fer rouge le FLN.

Les finances, l’autre guerre de l’ombre

Au lendemain de l’indépendance, les hommes du Sdece à l’ambassade de France sont épiés par les renseignements algériens : la Sécurité militaire (SM), rebaptisée « Sport et musique » par les locaux. Comme un certain « Gaston », confondu en 1966 pour avoir posé des micros chez des ministres. « Une coopérante, considérée comme « honorable correspondante » du Sdece, [meurt] en cellule suite aux mauvais traitements de la SM », raconte aussi le livre Histoire secrète de la Ve République (La Découverte, 2007).

En 1970, match retour à Paris, où l’un des agents les plus prometteurs de la SM séduit une secrétaire à la direction des affaires économiques du Quai d’Orsay. « Le vrai gouvernement de la France est à Bercy, souligne Alain Chouet. Or, la nomenklatura algérienne vit de la rente des hydrocarbures, qu’elle convertit en activités d’import-export avec la France. Si l’on contrôle plus strictement les flux financiers, l’impact peut être fort. » Les finances, l’autre guerre de l’ombre. L’Algérie a semble-t-il su en jouer, y compris… en finançant des partis politiques français. Selon une note secrète du Sdece, datée du 28 novembre 1968, versée aux archives militaires et que L’Express peut révéler, « Gheraïeb, président de l’amicale des Algériens en France, a remis une somme de 800 000 nouveaux francs à Michel Rocard, secrétaire national du PSU ». Dans France-Algérie, 50 ans d’histoires secrètes, l’historien Naoufel Brahimi El Mili notait, sans apporter de détails, que « l’Algérie a en France, dès les années 1970, une paierie générale qui fournit des sommes en liquide à l’Amicale des Algériens pour la bonne conduite de ses missions ».

Pendant que les agents secrets s’affrontent, les militaires s’entendent. Le 27 mai 1967, un accord prévoit qu’en échange de nombreuses contreparties, notamment financières, la France conservera un centre d’expérimentation d’armes chimiques sur le territoire algérien. Un autre accord secret, daté du 4 décembre 1967, que Le Nouvel Observateur avait révélé en 1997, détaille le camouflage de l’opération. Les militaires français travailleront en civil, sous la couverture d’une filiale de Thomson, les « marques d’appartenance des véhicules à l’armée française seront effacées » et les « produits spéciaux ne seront pas déclarés » à la douane.

Echanges de bons procédés

Quant aux policiers de la Direction de la surveillance du territoire (DST, les renseignements intérieurs), ils œuvrent, dès la fin des années 1960, au rapprochement avec leurs homologues. « L’Etat policier de Houari Boumediene établit des relations privilégiées avec la police française et envoie des agents se former en France », rappelle un connaisseur. Un homme va accélérer la coopération sécuritaire. Yves Bonnet prend la tête de la DST de 1982 à 1985. « J’ai noué le contact avec la Sécurité militaire, qui deviendra le Département de renseignement et de sécurité (DRS) », affirme-t-il, ne cachant pas ses amitiés pour les généraux algériens, notamment Khaled Nezzar et un patron redouté du contre-espionnage, Smaïn Lamari. « On échangeait des renseignements sur des cibles terroristes, on se rendait des services. » Comme des informations sur l’ex-président algérien Ahmed Ben Bella, en exil en Suisse. « La DST avait une taupe dans l’entourage de Ben Bella, on racontait aux « services » tout ce qu’il faisait, ils étaient ravis ! », nous révélait Yves Bonnet en 2022.

Echanges de bons procédés, quitte à couvrir les crimes de l’Etat algérien sur le sol français ? Le 7 avril 1987, l’avocat Ali Mécili, figure de l’opposition en exil, est assassiné dans le hall de son immeuble parisien. Trois balles dans la tête. Le tueur est rapidement identifié… mais il est expulsé en « procédure d’urgence absolue » à Alger. « Raison d’Etat » évacue Yves Bonnet. « Les relations entre les services de sécurité échappent à la morale. Ce qui compte, c’est l’efficacité », reprend-il. Mais au profit de qui ?

La question va bientôt se poser pendant la décennie noire. Décembre 1991 : face à la victoire annoncée du Front islamique du salut (FIS) aux élections législatives, le clan des généraux, qui tient le pouvoir, interrompt le processus électoral. La guerre civile commence. Elle creuse encore le fossé entre la DST et la DGSE. « Alger ne voulait pas entendre parler de la DGSE car, très vite, celle-ci a soupçonné le régime d’avoir noyauté des groupes islamistes et commandité certaines actions terroristes pour discréditer le FIS, assure le magistrat Marc Trévidic, ancien juge antiterroriste qui a enquêté sur plusieurs dossiers de la période. Les généraux privilégiaient la DST, qui semblait leur faire une confiance aveugle, au point d’en être otage. »

L’affaire du faux kidnapping des agents du consulat de France à Alger témoigne de cette relation. Le 24 octobre 1993, trois fonctionnaires du consulat sont enlevés. Officiellement, les ravisseurs appartiennent au GIA (Groupe islamique armé). Jean-Charles Marchiani, homme de confiance du ministre de l’Intérieur Charles Pasqua, est envoyé sur place, flanqué d’un « Monsieur O. » chargé de l’Algérie à l’Elysée, probablement Olivier Zehar. Arrivés à Alger, stupeur : « Marchiani et moi n’en croyons pas nos oreilles quand le ministre algérien de l’Intérieur et les chefs du DRS nous disent de ne pas nous inquiéter, que nos trois fonctionnaires sont en bonne santé et vont être libérés », relate Monsieur O. dans Histoire secrète de la Ve République. Les deux émissaires exigent leur libération immédiate. Réponse des Algériens : « Nous attendons de vous un geste. » A savoir des arrestations dans le milieu islamiste algérien en France.

Les années Pasqua

Qu’à cela ne tienne, Pasqua ordonne l’opération « Chrysanthème » quelques jours plus tard, un vaste coup de filet chez des sympathisants présumés du FIS. Dans la liste soufflée par Alger, Moussa Kraouche, incarcéré pendant un mois, pour rien. Il était poursuivi sur la base « d’une construction de preuves pure et simple des services de police », selon le juge qui a prononcé sa relaxe. Neuf mois plus tard, seconde rafle. Encore beaucoup de dossiers vides. Une vingtaine d' »islamistes » sont assignés à résidence dans une caserne à Folembray, dans l’Aisne. La veille de leur audience devant la justice, ils sont expulsés en urgence au Burkina Faso, en dehors de toute procédure.

« Les renseignements des Algériens permettaient surtout à la DST de faire du bilan, note Alain Chouet. Ils avaient oublié de nous dire que les cibles qu’ils nous désignaient étaient, certes des islamistes, mais des islamistes réfugiés en France pour lutter contre le régime algérien, pas contre nous ! » Du reste, cette coopération n’a pas permis d’éviter la vague d’attentats de 1995 en France, qui a fait neuf morts et près de 200 blessés. Pire, le cerveau présumé de ces attaques, Ali Touchent, a été accusé par plusieurs membres du réseau auquel il appartenait, d’être un agent des services algériens. L’homme a échappé à deux descentes de police et a réussi à rejoindre Alger, où il serait mort en mai 1997.

Passé les « années Pasqua », la coopération sécuritaire s’est normalisée, selon plusieurs sources. Après les attentats de janvier 2015, et plus encore après l’attaque du Bataclan, le 13 novembre 2015, le renseignement français consulte son homologue algérien. « Dans le domaine de la lutte antiterroriste, nous avons eu des échanges fructueux sur les djihadistes algériens, rapporte l’ancien directeur de la DGSE entre 2013 et 2017, Bernard Bajolet. Nous suivions particulièrement les profils francophones en Syrie et en Irak, ce qui intéressait Alger, qui nous donnait ses pistes. »

Même si d’autres services secrets notent que jamais l’Algérie ne leur donnera la localisation du djihadiste touareg Iyad Ag Ghali, qui circule de part et d’autre de la frontière algéro-malienne. « Les Algériens n’ont jamais voulu échanger autre chose que des numéros de téléphone. […] Nous possédions la conviction qu’Iyad Ag Ghali se trouvait bien dans la partie algérienne de Boughessa. Les Algériens nous assuraient du contraire, sans doute le protégeaient-ils », s’agace le général Christophe Gomart, ancien patron du commandement des opérations spéciales et de la direction du renseignement militaire, dans ses mémoires, en 2020.

Car les coups de main entre espions restent indexés sur la relation diplomatique entre les deux pays. Depuis le virage de la France sur la « marocanité » du Sahara occidental, fin juillet 2024, tout est coupé. Les messieurs bons offices et autres 007 n’y ont rien pu faire.



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Author : Charlotte Lalanne

Publish date : 2025-05-01 15:00:00

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