Dans un retournement spectaculaire, le libéral Mark Carney, ancien gouverneur de la banque du Canada et de la banque d’Angleterre a battu le conservateur Pierre Poilievre donné archi gagnant voilà deux mois. Cette victoire est cependant courte : il lui manque un siège pour obtenir la majorité absolue parlement d’Ottawa. Premier ministre du Québec de 2003 à 2012 et, avant cela, leader du camp conservateur canadien au niveau fédéral de 1993 à 1998, Jean Charest connaît bien les deux hommes. En exclusivité pour L’Express, il raconte dans quel état d’esprit se trouvent les Canadiens au lendemain du scrutin : prêts à se battre contre Trump et tout sacrifier si les circonstances l’exigent.
L’Express : D’abord votre commentaire sur le scrutin. Mark Carney doit-il dire un grand « Merci » à Donald Trump ?
Jean Charest : Oui, c’est très clair. Sans son interférence, c’est le conservateur Paul Poilievre qui l’aurait emporté. Le président américain a été omniprésent dans la campagne canadienne. Lui qui voudrait « annexer » le Canada a été au cœur de tous les débats. Il pèsera probablement aussi dans les élections australiennes du 3 mai. Et il pèsera sur d’autres scrutins en Europe. Trump était à l’esprit des électeurs canadiens au moment de voter. Dans l’isoloir, ils avaient en tête cette question : quel est le candidat le mieux placé pour défendre le Canada face à Donald Trump ? Et, question subsidiaire : qui est le mieux placé pour moderniser le Canada, compte tenu du nouveau contexte économique imposé par Trump ?
Avouons qu’il faudra un jour remercier Trump pour ceci : il force les électeurs à se poser des questions. Il oblige aujourd’hui les Canadiens à faire un examen de conscience serré à propos du fonctionnement économique de notre pays. Trump nous oblige à nous remettre en cause, ce qui est salutaire, car nous en avons besoin. Notre pays est trop bureaucratique et il est ralenti par pléthore de loi et réglementations. Dans le contexte international actuel, nous devons nous débarrasser de ces lourdeurs administratives.
Jean Charest, ancien Premier ministre du Quebec
Donc, « merci Trump », c’est ça ?
Le fait est que Trump génère un sentiment d’urgence. Il nous fait comprendre qu’il faut bouger rapidement. Cela peut nous permettre de vaincre nos propres inerties afin d’accomplir des changements trop longtemps repoussés. Je pense, par exemple, aux barrières interprovinciales. Le Canada est un pays fédéral et il y a parfois davantage de freins au commerce et à la mobilité entre nos provinces qu’entre le Canada et le reste du monde. Ainsi il est plus facile pour un médecin, une infirmière, un ingénieur français de faire reconnaître ses diplômes au Québec pour venir s’y installer que de bouger entre le Québec et l’Ontario. Il existe quantité de lois qui asphyxient le commerce, par exemple dans le secteur des vins et spiritueux. Et il y a d’autres exemples.
Trump a-t-il échoué dans la mesure où il fait perdre un conservateur, Paul Poilievre ?
L’administration américaine devrait s’interroger sur les résultats du scrutin canadien parce que « l’effet Trump » a consisté à mobiliser fortement les électeurs contre sa personne. Voilà trois mois, les conservateurs possédaient une avance de 25 points dans les sondages et l’on prédisait une déroute des libéraux. Justin Trudeau, le Premier ministre, était hautement impopulaire, notamment en raison d’une taxe carbone imposées aux consommateurs. Mais après l’annonce de sa démission, en janvier, son successeur Mark Carney [libéral comme lui] a annulé cet impôt et fait campagne en se présentant comme étant le plus compétent et le meilleur rempart contre Trump. L’avance de 25 points des conservateurs a fondu comme neige au soleil.
Selon vous, quelles erreurs a commises l’ex-favori Pierre Poilievre ?
Le leader des conservateurs aurait dû s’adapter plus vite au phénomène Trump, changer son fusil d’épaule. Il n’a pas mesuré le rejet qu’il inspire dans la société canadienne. Il aurait dû pivoter rapidement vers ce nouveau thème en plaidant qu’il était le mieux placé pour défendre les intérêts du Canada face à notre grand voisin. Mais Poilievre a continué à faire campagne sur les thèmes qui le portaient vers le succès jusqu’alors : le coût de la vie, la nécessité de changement, l’usure de Trudeau au pouvoir et l’agacement face à ses postures « woke ».
Lorsque Donald Trump assène que le Canada devrait être le 51e Etat des États-Unis, que ressentent vos compatriotes ?
Cette idée folle sort de nulle part. Il n’en parlait pas durant sa campagne électorale. Et, aux Etats-Unis, personne ne la prend au sérieux, sauf le pauvre Secrétaire d’État aux Affaires étrangères Marco Rubio qui n’a pas d’autre choix que d’aller dans le sens de Trump lorsque la question lui est posée. Rubio est visiblement mal à l’aise avec cela. Au Canada, les gens sont choqués par cette idée sortie du chapeau de Trump. C’est comme si ce dernier disait aux Canadiens : « Vous ne comptez pas, vous n’existez pas, vous n’êtes rien. » Les Canadiens se sont, très logiquement, mobilisés contre lui. Dans les deux camps, conservateur et libéral, tout le monde est d’accord pour faire front commun afin de négocier au mieux avec l’administration Trump mais aussi afin de travailler plus étroitement avec nos autres alliés, notamment le Mexique, dans le cadre de l’accord de libre-échange qui lie nos trois pays.
Nous sommes prêts à sacrifier notre niveau de vie
Une certitude, cependant : les États-Unis ne vont pas déménager et ils seront toujours notre principal partenaire économique. Sachant cela, les Canadiens sont prêts à faire tous les sacrifices nécessaires pour maintenir leur souveraineté et leur indépendance. Nous, les Canadiens, sommes prêts à souffrir pour cela. Nous sommes prêts à sacrifier notre niveau de vie si nécessaire parce que personne parmi nous ne veut être assimilé ou confondu avec les Américains, qui sont toutefois nos amis. Même aux Etats-Unis personne, pas un chat, n’adhère à cette tocade. Je n’ai pas entendu un seul Américain dire : « En voilà une bonne idée ! Pourquoi n’y avons-nous pas pensé plus tôt ? » Sur l’idée de l’annexion ou rattachement du Canada, Trump est absolument isolé.
Comment définir la relation Etats-Unis – Canada ?
C’est l’une des meilleures qui se puisse imaginer entre deux pays voisins. Nous partageons la plus longue frontière terrestre sur la planète entre deux nations. Nous avons des intérêts communs extrêmement importants, notamment sur le plan environnemental. Un exemple ? La gestion partagée des eaux des Grands lacs (et des rivières qui les alimentent) est régie par le traité Cleaner Act de 1990. Economiquement, nous sommes liés depuis 1988 par un accord de libre-échange, complété par l’accord tripartite signé avec le Mexique en 1994. Depuis, la zone économique nord-américaine est presque totalement exempte de droits de douane (tariffs, en anglais), avec des chaînes d’approvisionnement intégrées qui nous donnent une force de frappe économique considérable.
A cela s’ajoute, sur le plan sécuritaire, une entente américano-canadienne, depuis la fin des années 1950 : le North American Aerospace Defense Command, ou Norad. Dédiée à la défense aérienne de l’Amérique du Nord et l’Arctique, cette instance a joué un rôle significatif pendant la guerre froide et même ensuite, pendant les événements du 11-Septembre. Le Canada a été aux côtés des États-Unis dans plusieurs grands conflits : les deux guerres mondiales ou l’Afghanistan. Nous avons toujours été des alliés indéfectibles. Cependant, comme la France, nous nous sommes abstenus d’accompagner les Américains dans leur aventure en Irak en 2003.
Enfin, il existe les liens interpersonnels : 400 000 personnes traversent chaque jour la frontière entre le Canada et le Etats-Unis. Mais on assiste, ces jours-ci, à une chute brutale du tourisme canadien aux États-Unis. Mes compatriotes ne veulent plus y aller ; ils annulent leurs vacances là-bas. Même les habituels périples d’une journée ou deux sont annulés. Le secteur du tourisme aux États-Unis est fortement impacté par les déclarations à l’emporte-pièce de Monsieur Trump.
Les conséquences de la guerre commerciale de Donald Trump (avec des droits de douane de 25 %, suspendus pour une période de 90 jours) sont-elles déjà mesurables ?
Le principal résultat, c’est l’incertitude. Ce faisant, Trump a ralenti nos économies qui requièrent stabilité et prévisibilité. De nombreux projets sont à l’arrêt et l’on assiste à des pertes d’emplois. Les entrepreneurs ont le pied sur le frein. Avant d’investir, ils attendent de savoir quelles seront les règles du commerce, qui aura accès au marché américain et à quelles conditions. L’effet Trump a été immédiat, y compris sur États-Unis. Le président américain est en train de planter l’économie de son pays. Depuis le 1er janvier, la Bourse a perdu au moins 10 %. Des trillions de dollars se sont évaporés.
Les gens découvrent aussi à quel point les obligations à 10 ans sont déterminantes pour la vie économique des Etats-Unis. L’augmentation des taux d’intérêt sur ces obligations, à près de 4,5 % – ce qui est très élevé – a un effet immédiat sur les taux des crédits immobiliers, les taux d’emprunt pour l’achat de voitures ou encore la consommation à crédit. Par-dessus le marché, le dollar américain a perdu de la valeur. Que les trois phénomènes (chute de la Bourse, hausse des taux d’intérêt et baisse du dollar) se produisent simultanément est presque sans précédent aux États-Unis. Et cela nous concerne directement. Car si l’économie américaine dévisse, le Canada plongera aussi.
Quelle est jusqu’à présent la plus grosse erreur de Trump ?
Trump maîtrise peut-être l’art du deal lorsqu’il négocie avec un seul pays. Mais là, depuis le 2 avril, qu’il a baptisé « Liberation Day », il a déclaré la guerre au monde entier, ce qui inclut évidemment la Chine. Or la Chine et les États-Unis représentent ensemble 45 % de l’économie mondiale. Et maintenant, ce n’est plus de « tarifs douaniers » dont il faut parler mais d’un embargo qu’ils se sont imposé mutuellement. On observe déjà une baisse spectaculaire des exportations de la Chine vers les États-Unis. Or la Chine est présente dans tous les rayons de tous les magasins américains. Résultat, on sent un vent panique dans l’administration américaine. Depuis une semaine, ses décideurs se cherchent une voie de sortie. Sa méthode, bien connue, de « Shock and awe » (cogner fort et sidérer) ne peut pas marcher lorsqu’il s’attaque au monde entier. Cependant, peu importe le scénario, il va crier victoire quelle que soit la situation.
Quels défis attendent Mark Carney ?
Il y en a deux. Premièrement : tenir tête à Trump et négocier avec son administration, avec tous les imprévus que nous réserve Monsieur Trump. Deuxièmement, il doit profiter du sentiment d’urgence créé par Trump pour enclencher des changements profonds sur le plan économique. Nous devons organiser les secteurs de l’énergie – du pétrole, du gaz, de l’hydroélectricité et, pour le nucléaire civil, de l’uranium – afin qu’il devienne plus efficace et que nous puissions diversifier nos marchés au-delà des États-Unis. Cela concerne notamment la modernisation des infrastructures. Nous devons aussi organiser le secteur des métaux stratégiques afin d’être en mesure d’alimenter la planète en métaux dont nos partenaires ont besoin. Nous devons permettre à notre système fédéral de fonctionner plus efficacement, travailler davantage avec les provinces. Enfin, Carney doit définir le positionnement du Canada dans le concert des nations.
Pour finir, quel bilan tirez-vous de l’ère Justin Trudeau, qui a démarré dans un climat de fascination médiatique à son égard et, terminé dans une grande impopularité.
D’abord, il y a l’usure du pouvoir. La vie « utile » d’un gouvernement, partout dans le monde, c’est environ neuf ans. Et Monsieur Trudeau a fait dix ans. Ensuite, l’économie n’a jamais été sa priorité alors que le pouvoir d’achat est devenu un sujet central pour les Canadiens. Troisièmement, Monsieur Trudeau était très à gauche sur certains sujets sociaux, plus à gauche que les Canadiens. C’est pourquoi ils s’apprêtaient à voter pour Paul Poilievre. Mais à l’arrivée, les déclarations de Trump combinées à la campagne éclair de Mark Carney en ont décidé autrement et nous ont conduits là où nous sommes aujourd’hui.
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Author : Axel Gyldén
Publish date : 2025-04-30 16:00:00
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