L’Express

Kevin Boucaud-Victoire : « Les courants antiracistes actuels mènent à une impasse »

Kevin Boucaud-Victoire : « Les courants antiracistes actuels mènent à une impasse »

En France, une personne sur cinq âgée de 18 à 49 ans dit avoir subi au moins une discrimination au cours des cinq dernières années, selon l’Insee et l’Ined. Un chiffre qui atteint 28 % pour les descendants d’immigrés, et 32 % pour les personnes nées en outre-mer. Dans le détail, un candidat au patronyme qui sonne « français » a 50 % de chances supplémentaires d’être rappelé par un employeur par rapport à un candidat au patronyme à consonance maghrébine. Il a également 50 % de chances de plus de décrocher un rendez-vous pour un logement. En 2023, l’Observatoire des inégalités pointe par ailleurs qu’à âge, niveau de diplôme, catégorie socioprofessionnelle, sexe et lieu d’habitation comparables, les personnes issues de l’immigration africaine courent un risque 1,83 fois supérieur d’être au chômage par rapport à celles qui n’ont pas d’ascendance migratoire.

C’est en rappelant notamment ces chiffres dans son livre Mon antiracisme, Pourquoi je ne suis ni décolonial, ni libéral (Editions Desclée de Brouwer, avril 2025) que Kevin Boucaud-Victoire, rédacteur en chef de la rubrique « Débats et idées » à l’hebdomadaire Marianne, réfléchit aux causes et conséquences du racisme actuel, et à la manière de lutter contre ces discriminations. En analysant les limites et insuffisances des deux grands courants antiracistes qui s’affrontent en France – un antiracisme qu’il appelle « politique et identitaire », qui s’appuie notamment sur la pensée décoloniale, et un antiracisme « moral et libéral », Kevin Boucaud-Victoire propose son propre antiracisme, « socialiste et universaliste ». Entretien.

L’Express : Dans votre livre, vous classez l’antiracisme actuel dans deux cases : l’anti-racisme « moral ou libéral » et l’antiracisme « politique ou identitaire ». Comment les définissez-vous, et pourquoi ne vous reconnaissez-vous dans aucune de ces deux perceptions ?

Kevin Boucaud-Victoire : L’antiracisme autoproclamé politique s’est développé en France autour de 2016, en opposition à l’antiracisme que j’appelle « libéral ou moral » de Touche pas à mon pote ou SOS Racisme, qui naît plutôt dans les années 1980. Cet antiracisme politique émane de plusieurs courants, et ne pense le racisme que comme quelque chose d’institutionnel, dans un rejet de l’universalisme, avec un essentialisme des minorités. Ce courant emploie le terme de « race », non pas dans un sens biologique mais dans un sens social et politique. Il a désigné l’antiracisme moral comme un ennemi dans sa lutte antiraciste, en lui reprochant notamment d’analyser uniquement le racisme comme quelque chose d’individuel, et non pas systémique.

Je pense que ces deux antiracismes mènent à une impasse. D’une part parce que l’antiracisme moral et libéral pourrait en théorie améliorer le sort d’une partie des minorités, mais laisse sur le bas-côté une grande partie d’entre elles, pauvres et victimes du système défendu. D’autre part parce que l’antiracisme politique et identitaire mènerait selon moi à une société plus communautarisée.

Vous parlez d’un « espace public actuellement dominé par ces deux types d’antiracisme ». Pourquoi l’antiracisme s’est-il selon vous enfermé politiquement et médiatiquement dans ces « impasses » ?

Il faut se souvenir d’où vient l’antiracisme libéral. Il naît dans les années 1980, avec SOS Racisme, alors que le Parti socialiste (PS) tente de mettre de côté ses idées révolutionnaires pour entrer dans une lutte plus sociétale ou morale, et s’empare de ce combat. On met en avant des stars du showbiz, en organisant par exemple un grand concert Place de la Concorde, à Paris, le 15 juin 1985, qualifié de « Fête des potes » ou « Concert des potes ». C’est animé par Coluche, toutes les grandes stars sont là… Le symbole est très fort médiatiquement et a tout emporté, parce qu’il colle très bien à l’air du temps post Mai-68. Comme il n’est pas radical et qu’il ne remet pas en question le système capitaliste, il est aisément récupérable politiquement, et plaît très vite aux classes supérieures et au système médiatique. Aujourd’hui, il s’est diffusé à l’échelle de la société : on le voit par exemple au Printemps républicain, qui est un héritier de cet antiracisme libéral – même s’il y a eu une certaine évolution sur plusieurs questions, notamment celle de la laïcité.

L’antiracisme politique est, lui, une émanation des campus états-uniens et d’Amérique latine. Il séduit médiatiquement par son apparente radicalité, notamment parce qu’il constate les impasses du premier et s’intègre très bien dans les nouveaux combats de la gauche. Il refuse l’universalisme, se replie dans la défense des identités minoritaires et de marqueurs identitaires. La plus célèbre représentante est certainement Houria Bouteldja, qui a fondé le parti des Indigènes de la République, mais on peut aussi évoquer le comité Adama et ses porte-parole, ou le collectif Décolonisons les arts.

Vous concluez que ces deux antiracismes ne sont finalement que deux faces d’une même pièce. Pourquoi ?

Les deux mènent selon moi à communautariser la société. Aucun ne propose de mesure concrète, si ce n’est plus de diversité, ou plus de droits accordés aux minorités. En résumé, les deux ont une analyse du racisme qui est incomplète, notamment parce qu’ils n’expliquent les origines du racisme que par le passé, c’est-à-dire l’héritage colonial, et pas par le présent, c’est-à-dire en observant et mesurant les dynamiques économiques, sociales, géographiques qui mènent au racisme actuel.

Malgré ces critiques, ces deux mouvements n’ont-ils pas largement contribué à la lutte contre le racisme en France ?

Si, bien sûr. Les deux ont eu le pouvoir de montrer qu’il existe toujours un racisme dans nos sociétés, et les deux ont permis de mettre en lumière les discriminations à l’embauche, au logement, dans la vie quotidienne comme à l’entrée des boîtes de nuit par exemple. L’antiracisme identitaire a apporté l’idée que le combat antiraciste doit être porté par les premiers concernés, c’est-à-dire ceux qui vivent le racisme, notamment dans les banlieues par exemple – même si ses leaders sont souvent coupés de ces banlieues et appartiennent plutôt aux catégories sociales supérieures.

Face à ces « impasses » qui selon vous manquent de radicalité, vous préconisez un « antiracisme socialiste ». Comment le définissez-vous ?

Pour définir l’antiracisme socialiste, je dirais qu’il tient sur deux piliers essentiels : la lutte des classes, en constituant un front majoritaire des travailleurs, et l’universalisme, en essayant de créer une culture commune sans écraser les identités, mais en créant notamment des valeurs communes. Il y a ce que j’appelle le « faire-ensemble ». On parle beaucoup de vivre-ensemble, mais c’est un peu creux. C’est quand les gens font des choses ensemble, partagent des combats communs, qu’ils finissent par se retrouver.

Vous expliquez justement que pour lutter contre le racisme en France, il faudrait examiner précisément ses causes sociales. « Pour que l’antiracisme socialiste soit efficace, il faut qu’il soit capable de mesurer concrètement et correctement le racisme », écrivez-vous. Quelles sont selon vous les causes du racisme actuel, et comment les mesurer ?

Outre l’ancien racisme colonial, qui s’est déplacé en forme de néocolonialisme et de domination des pays occidentaux sur les autres, il faut voir comment le capitalisme néolibéral a transformé la réalité de la société, avec notamment la spatialisation de la société. On a aujourd’hui plusieurs grands types de territoire : les métropoles qui créent la richesse, avec des classes supérieures dotées d’un fort capital culturel, des banlieues en périphérie interne qui concentrent les minorités pauvres, et la France périphérique avec des travailleurs pauvres et Blancs et des bourgeoisies locales. Il y a donc une forme de communautarisation : les travailleurs pauvres d’origine immigrée se sont concentrés dans certains territoires, ce qui a rendu difficile leur intégration. En parallèle, les grandes institutions qui mêlaient auparavant ces populations sont mortes ou en crise : je pense au service militaire, à l’Eglise catholique, à l’école républicaine… On a donc une intégration incomplète, qui mène à une séparation des classes.

On a également une réelle insécurité qui touche les banlieues, avec une montée de l’islamisme et du djihadisme qui est réelle, mais qui crée une forme de racisme où les minorités sont reliées à cette insécurité. Il faut ajouter à cela la communautarisation de la société qui se fait par l’implantation des cultures de masse, l’importation du modèle économique et culturel américain, qui ont installé un imaginaire communautaire. On a ainsi du racisme de la part de la majorité vers les minorités, des minorités vers la majorité, et également des racismes intraminorités. Et pour mesurer cela, il faudrait être capable de chiffrer les agressions et les violences, mais aussi les questions de discriminations. C’est un débat inflammable, mais il faudrait peut-être réfléchir à inclure des statistiques ethniques à partir du pays de naissance des parents ou des grands-parents, comme le propose par exemple l’économiste Thomas Piketty.

Pour lutter contre le racisme, vous préconisez dans votre livre de « mobiliser deux types de classes populaires ». Alors qu’elles n’ont jamais paru aussi opposées, notamment sur les plans culturels et politiques, comment les rassembler pour en faire une sorte de combat universel contre le racisme ? Et n’est-ce pas un peu utopique ?

Elles n’ont jamais paru aussi opposées sur le plan culturel, mais elles se ressemblent plus qu’elles ne le croient sur les questions de mode de vie. En banlieue, on vit comme un Blanc moyen : on est sur Internet, on regarde la télé, on consomme les mêmes choses, on a les mêmes aspirations – que les enfants réussissent à l’école, plus de sécurité… Toutes connaissent la même condition salariale, l’extension du domaine de la précarité, s’inquiètent de la question écologique. Il y a des intérêts communs.



Source link : https://www.lexpress.fr/societe/kevin-boucaud-victoire-les-courants-antiracistes-actuels-menent-a-une-impasse-LMJ6XBV2YBAIXLHO5GLHAUQSG4/

Author : Céline Delbecque

Publish date : 2025-05-01 10:00:00

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Tags : L’Express