Il y a 80 ans, le 30 avril 1945, Adolf Hitler se suicidait, quelques jours avant la capitulation de l’Allemagne nazie. Le IIIe Reich s‘effondrait après douze ans d’existence. L’Allemagne, administrée par les forces alliées, devait alors se reconstruire et faire face à son lourd passé. Depuis, la mémoire du nazisme a évolué au fil des générations d’Allemands, exposées à des récits différents selon qu’elles vivaient en Allemagne de l’Est ou de l’Ouest. Pour l’historien Norbert Frei, spécialiste de la mémoire du nazisme et de la Shoah, le pays s’est attelé depuis les années 1980 à mettre en place une « culture du souvenir » fortement ancrée dans la société et la politique, marquée par l’autocritique de son passé nazi.
Mais depuis quelques années, celle-ci perd en puissance, explique ce professeur d’histoire moderne et contemporaine à l’université d’Iéna. Selon une étude publiée en avril dernier par la Fondation Mémoire, Responsabilité et Avenir (EVZ), 38,1 % des résidents allemands souhaitent « tirer un trait sur le passé national-socialiste de l’Allemagne », notamment pour se consacrer aux problèmes actuels. 37,2 % pensent le contraire. Cette culture de la mémoire est notamment remise en cause par le parti d’extrême droite allemand Alternative für Deutschland (AfD), qui a réalisé une percée historique lors des dernières élections au Bundestag. « Manifestement, pour une partie des Allemands, le souvenir du naufrage démocratique de 1933 a perdu de son effet dissuasif », observe Norbert Frei. Entretien.
L’Express : Quel rapport la société allemande a-t-elle entretenu avec son passé nazi dans les années qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale ?
Norbert Frei : En Allemagne de l’Ouest, le livre d’Alexander et Margarete Mitscherlich publié en 1967, Die Unfähigkeit zu trauern (Le deuil impossible, Payot) a participé à l’idée selon laquelle les Allemands avaient refoulé leur passé juste après la guerre. Mais il a souvent été mal interprété. Ce que les Mitscherlich avaient en réalité bien perçu, c’est qu’après la guerre, les Allemands étaient effectivement en deuil. Seulement, ils ne pleuraient pas les victimes des crimes nazis, ni leurs anciens voisins juifs, mais leurs propres victimes : celles des bombardements, de l’exil et des expulsions. Dans la société « post-national-socialiste » des années 1950, c’est allé si loin qu’une grande partie des Allemands n’ayant pas activement participé au régime nazi se sont considérés comme les véritables victimes de Hitler. A leurs yeux, le Führer avait trompé le peuple.
Comme l’ont constaté avec consternation plusieurs correspondants de guerre américains, à entendre certains Allemands, il semblait qu’il n’y avait jamais eu de nazis dans leur entourage, pas plus, d’ailleurs, que de juifs.
Comment cette confrontation au passé nazi a-t-elle évolué au fil des générations allemandes ?
Dans les années 1950, seule une minorité d’Allemands a entrepris l’autocritique de son passé nazi. Cela commence à évoluer à la fin de la décennie lorsque les Allemands nés dans les années 1930 – qui n’étaient encore que des enfants pendant la guerre – ont commencé à s’inviter dans le discours public. Puis est venu le tour de la génération née autour de 1945, celle des « soixante-huitards ». A l’université, ils se sont soudainement interrogés sur ce que leurs professeurs avaient dit, fait ou écrit sous le IIIe Reich. Toutefois, au plus fort des contestations de 1968, le passé nazi sous sa forme concrète n’a presque plus intéressé personne : les sujets de discussion se concentraient alors sur le capitalisme ou encore l’impérialisme.
Les choses ont évolué au cours des années 1970. Beaucoup de jeunes Allemands ont commencé à s’intéresser de plus près au passé : de là est né le mouvement des Geschichtswerkstätten (les « ateliers d’Histoire »), qui explore l’histoire locale et du quotidien. La diffusion de la série télévisée américaine Holocauste en 1979 a constitué un tournant important. La recherche sur la Shoah, et en particulier sur les responsables des crimes, s’est ensuite intensifiée, notamment grâce à l’ouverture des archives en Europe de l’Est dans les années 1990.
Comment cette période de l’histoire a-t-elle été enseignée dans les écoles allemandes et comment l’est-elle aujourd’hui ?
Faisant moi-même partie de la génération des « baby-boomers », j’ai eu la chance d’avoir un excellent professeur d’histoire. Dès la fin des années 1960, nous avons étudié en profondeur le national-socialisme. Mais ce n’était pas le cas partout, surtout lorsqu’il s’agissait de professeurs âgés. On peut considérer que l’époque nazie est enseignée véritablement avec minutie depuis les années 1980.
A partir des années 1990, de nombreux survivants de la Shoah ont commencé à témoigner dans les écoles – une opportunité qui touche aujourd’hui naturellement à sa fin avec le temps qui passe. Parallèlement, les mémoriaux des camps de concentration sont beaucoup mieux équipés et s’accompagnent de nombreuses initiatives, musées historiques et autres lieux de mémoire. Par exemple, le Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe à Berlin, avec son centre d’information. S’y ajoutent des livres, des films, et depuis récemment des rencontres virtuelles avec des témoins de l’époque. En tout cas, les générations futures ne manquent pas de possibilités pour s’informer et s‘instruire sur le passé.
L’Allemagne a été coupée en deux après la guerre et des contrastes politiques et sociaux subsistent encore aujourd’hui, 35 ans après la réunification. Y avait-il une différence entre l’Allemagne de l’Est (RDA) et celle de l’Ouest (RFA) dans la manière d’aborder le nazisme ?
La RDA a, dès le départ, appliqué la doctrine de l’antifascisme. C’est-à-dire qu’elle a mis en avant la résistance communiste contre le national-socialisme et affirmé que la « question du passé » était résolue par la victoire du socialisme. Cette position a également été défendue dans les mémoriaux nationaux des camps de Buchenwald, Sachsenhausen et Ravensbrück, situés en RDA. Dans les années 1970, alors que cette approche du national-socialisme se figeait de plus en plus dans une approche idéologique en RDA, la RFA développait, au contraire, une confrontation de plus en plus vive avec son passé. Ironiquement, celle-ci a été en partie stimulée par les critiques venues de RDA à l’encontre d’une élite ouest-allemande accusée d’avoir participé au régime nazi. Ce qui devait initialement servir de propagande toxique contre la RFA a finalement permis de lever le voile sur ce passé nazi.
Ces différences dans la manière dont les deux Allemagnes d’après-guerre ont vécu leur passé continuent d’avoir des répercussions aujourd’hui. Et ce, bien que la réunification de l’Allemagne remonte à 35 ans.
L’Allemagne a longtemps été épargnée par le populisme de droite et, vue de l’étranger, cette singularité a souvent été attribuée à son histoire nationale. Pourtant, en 2017, le parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD) est entré au Bundestag, avant de réaliser un score historique lors des dernières élections parlementaires. Comment expliquer cette évolution ?
En 2018, j’ai publié, avec trois jeunes collègues, un livre qui traite de l’histoire du néonazisme et du radicalisme d’extrême droite en Allemagne depuis 1945*. Nous l’avons rédigé peu après l’entrée au Bundestag d’un parti populiste de droite – en partie ouvertement d’extrême droite : l’AfD. Cela marquait à nos yeux la fin de « l’exception allemande ». Jusqu’alors, cette exception était notamment assurée par la règle électorale imposant un seuil de 5 % des voix pour obtenir des sièges au Bundestag. Règle qui, en 1969, avait empêché de peu le parti d’extrême droite NPD d’entrer au Parlement.
Pour une partie des Allemands, le souvenir du naufrage démocratique de 1933 a perdu de son effet dissuasif
Les élections de 2017 ont montré que l’Allemagne n’était plus épargnée par la vague mondiale de mépris populiste envers la démocratie. Manifestement, pour une partie des Allemands, le souvenir du naufrage démocratique de 1933 a perdu de son effet dissuasif. Peut-être même que cet effet n’a jamais vraiment existé chez certains, et que l’AfD a été à leurs yeux une option qui faisait jusque là défaut dans le paysage politique allemand.
Vous avez mis en garde en 2018 contre un « tournant de la politique mémorielle ». Cette culture mémorielle est-elle menacée par l’AfD, dont la cheffe de file Alice Weidel a affirmé qu’Adolf Hitler était communiste ?
La volonté de la population allemande de mener une réflexion autocritique sur son passé nazi a été intense à partir du milieu des années 1980 et ce, pendant environ deux décennies. Mais aujourd’hui, cette dynamique s’essouffle. Il y a quelques années, on pouvait affirmer que la confrontation avec le passé nazi faisait partie de l’identité politico-culturelle des Allemands, mais je ne dirais plus cela de manière aussi générale.
Il y a bien sûr toujours eu des critiques de la part de l’extrême droite sur le « culte de la culpabilité », mais elles se sont multipliées ces dernières années. Et l’AfD exploite avec succès le ressentiment envers la culture du souvenir. L’effrayant appel à un « tournant à 180 degrés de la politique mémorielle » [NDLR : formulé en 2017 par Björn Höcke (AfD)] en est une illustration. À l’ère du buzz permanent dans les médias et sur les réseaux sociaux, de tels slogans et ressentiments se propagent bien plus rapidement qu’à une époque où l’opinion publique était encore façonnée par des médias critiques et éclairés. Malheureusement, cette confusion permanente entre mensonge et vérité ne se limite plus à la seule question du national-socialisme.
*Zur rechten Zeit. Wider die Rückkehr des Nationalismus (« Au bon moment. Contre le retour du nationalisme », non traduit, 2019).
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Publish date : 2025-05-01 14:00:00
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