Pour Damas, il s’agit d’une « dangereuse escalade ». Vendredi 2 mai, Israël a annoncé avoir bombardé les abords du palais présidentiel, en renouvelant son avertissement aux autorités syriennes contre toute atteinte à la minorité druze de Syrie, après plusieurs jours d’affrontements sanglants. Le plus influent chef religieux druze en Syrie, cheikh Hikmat al-Hajrin, a dénoncé jeudi soir une « campagne génocidaire » visant des « civils » de sa communauté, après des violences confessionnelles entre groupes armés liés au pouvoir et combattants druzes qui ont déjà fait plus de 100 morts, selon une ONG. « C’est un message clair envoyé au régime syrien. Nous ne permettrons pas que des forces (syriennes) soient dépêchées au sud de Damas ou menacent de quelque manière que ce soit la communauté druze », ont affirmé le Premier ministre Benyamin Netanyahou et son ministre de la Défense, Israël Katz.
Ces combats ont réveillé le spectre des massacres qui avaient fait début mars plus de 1 700 morts, en grande majorité des membres de la minorité alaouite, à laquelle appartient Bachar el-Assad, dans l’ouest de la Syrie. Des violences qui illustrent surtout l’instabilité qui persiste dans le pays face à un pouvoir autoritaire qui a pour « projet d’installer une république islamique centralisée », estime Fabrice Balanche, spécialiste de la région et auteur de l’ouvrage de référence Les Leçons de la crise syrienne (Odile Jacob). Entretien.
L’Express : Un événement aurait mis le feu aux poudres et déclenché la répression contre les Druzes : la diffusion sur les réseaux sociaux d’un message audio attribué à un Druze et jugé blasphématoire à l’égard du prophète Mahomet. Qu’en pensez-vous ?
Fabrice Balanche C’est un prétexte. Cet incident reflète le climat électrique qui règne en Syrie, marqué par la domination islamiste, le prosélytisme religieux et la volonté d’instaurer une république islamique. L’objectif d’Ahmed al-Charaa est clair et bénéficie d’un large soutien sunnite. Dans ces conditions, il est devenu impensable que les Druzes continuent à vivre librement. C’est une communauté, plutôt ouverte, avec des femmes non voilées, des fidèles qui se rassemblent dans des temples ou mausolées, qui consomment de l’alcool… Leur religion est de nature syncrétique.
Toutefois, certains aspects restent stricts : les femmes doivent épouser des Druzes, sous peine de sanction grave, et les hommes qui épousent hors communauté sont bannis. Néanmoins, au quotidien, vivre à Jaramana ou dans le Djebel el-Druze donne presque l’impression de vivre en Europe, en comparaison avec les zones sunnites où il y a une chape de plomb. Cette relative liberté est insupportable pour les islamistes au pouvoir à Damas, qui souhaitent reprendre le contrôle du territoire. Cette haine communautaire est palpable, comme en témoigne le massacre des Alaouites en mars dernier, motivé non par leur soutien supposé à Assad, mais par leur appartenance communautaire. Aujourd’hui, la même haine vise les Druzes, accusés d’être pro-israéliens…
En frappant les abords du palais présidentiel, l’armée israélienne a-t-elle voulu lancer un avertissement au pouvoir en place ?
Depuis quelques années, les Israéliens ont la volonté de montrer qu’ils sont capables d’éliminer un chef d’État. Déjà en octobre 2023, ils avaient menacé Bachar el-Assad. Celui-ci venait d’être réhabilité par la Ligue arabe, devait assister à la COP28 à Dubaï et poser aux côtés de Macron et Biden. Finalement, il n’y est pas allé : Israël avait prévenu qu’il ne serait pas en sécurité. Un an plus tard, la villa de Maher el-Assad, son frère, a été détruite par les Israéliens. L’Etat hébreu avait lancé un message clair : si Assad continuait de laisser les Iraniens utiliser la Syrie comme base contre eux ou de faire transiter des armes pour le Hezbollah, il en paierait le prix fort. Si Ahmed al-Charaa dépasse les lignes rouges d’Israël, il peut aussi être éliminé.
Pourquoi Israël a multiplié les gestes d’ouverture envers les Druzes ?
Les Druzes d’Israël sont bien intégrés. Ce sont des citoyens, occupant même des postes élevés dans l’armée. Ils demandent que leur gouvernement protège leurs frères syriens. Lors d’un colloque dans le Golan côté israélien en 2016, j’ai pu constater à quel point les Druzes locaux étaient préoccupés par le sort de leurs coreligionnaires en Syrie. D’autre part, Israël se méfie énormément d’Ahmed al-Charaa et de son projet d’installer une république islamique centralisée, qui représenterait une menace directe.
La stratégie israélienne est plutôt d’encourager tout contre-pouvoir vis-à-vis de nouveaux régimes, y compris en exacerbant les clivages communautaires. Netanyahou a d’ailleurs explicitement déclaré qu’il refusait l’installation de la nouvelle armée syrienne et de HTC [NDLR : le groupe islamiste Hayat Tahrir Al-Cham dont le fondateur est l’actuel président syrien] dans le sud la Syrie. Des pick-up de HTC, qui ont tenté d’y pénétrer, ont été rapidement détruits par des drones israéliens.
Composé de 23 membres, sans Premier ministre, le nouveau gouvernement compte quatre ministres issus des minorités de Syrie, un chrétien, un Druze, un Kurde et un Alaouite, mais aucun n’occupe de portefeuille clé. Quelle est leur place dans la nouvelle structure des pouvoirs en Syrie ?
Il est facile de trouver un opportuniste prêt à endosser un tel titre. De toute façon, à l’exception des ministres de la Défense et de l’Intérieur, les ministres syriens n’ont aucun pouvoir réel. Le véritable pouvoir est entre les mains du président et du Conseil national de défense, qui supervise les services de renseignement. Les Druzes sont en opposition à Ahmed al-Charaa car ils veulent une autonomie sur le modèle kurde, et pour le nouveau régime à Damas, il n’en est pas question.
Avant la chute de Bachar el-Assad, la province druze de Soueïda, qui se plaignait de discrimination, avait été le théâtre de manifestations antigouvernementales pendant plus d’un an. Quelles étaient les relations entre l’ex-président déchu et les Druzes ?
Complexes. En 2011, ils avaient manifesté pacifiquement à Soueïda. Mais quand les rebelles islamistes ont commencé à les attaquer, ils ont accepté les armes du régime pour organiser leur défense. Il existait un accord : les jeunes Druzes effectuaient leur service militaire localement, sans quitter la région. Mais à partir de 2018, après la reprise du sud par l’armée syrienne, les Druzes opposés au régime ont repris les manifestations, pacifiques et limitées à Soueïda. Le régime ne pouvait pas les réprimer dans le sang, parce que finalement, ils étaient restés plus ou moins loyaux, donc on les laissait manifester dans leur région. Mais ce n’était pas le grand amour.
C’est compliqué d’être Druze, parce que vous êtes considéré comme un hérétique par la plupart des musulmans sunnites
Fabrice Balanche
C’est compliqué d’être druze, parce que vous êtes considéré comme un hérétique par la plupart des musulmans sunnites. Vous vous rattachez à l’arabisme pour trouver votre place et une certaine protection dans la société syrienne, mais lorsque le religieux prend le dessus, comme c’est le cas aujourd’hui, vous êtes rejetés. Pour survivre, il faut vous soumettre à la charia ou trouver un protecteur extérieur, car vous ne pouvez pas compter que sur vos maigres forces.
Certains groupes ont engagé des négociations avec le nouveau pouvoir central pour l’intégration de combattants au sein des forces de sécurité, à l’instar d’autres formations armées syriennes. Quelle relation les Druzes ont-ils avec le nouveau pouvoir ?
Ils n’ont absolument aucune confiance dans le nouveau régime. C’est pour cette raison qu’ils ont immédiatement pris le contrôle de leur territoire en décembre et qu’ils se sont armés. C’est aussi pourquoi ils n’hésitent pas à chercher l’alliance et la protection d’Israël.
Déjà fin février, lors de l’attaque de Jaramana, une autre banlieue druze de la capitale, ils ont eu très peur. Le massacre des Alaouites a ensuite fait figure de précédent, leur faisant comprendre qu’ils seraient les prochaines cibles. Certes, sur le papier, on trouvera sans doute un petit clan druze prêt à accepter une forme d’intégration dans les forces du nouveau régime, mais cela restera marginal.
Leurs groupes armés druzes sont-ils bien équipés et par qui ?
Les milices disposent encore des armes fournies par le régime en 2012, ainsi que de celles récupérées après le départ de l’armée syrienne. Ils ont de quoi tenir. Mais ont-ils reçu un soutien extérieur ? Peut-être des Emirats arabes unis ou d’Israël. Rien n’est confirmé ni officiel.
Et l’Iran dans tout ça ?
Le rôle de Téhéran reste limité. Les Iraniens cherchent avant tout à gagner du temps pour éviter une confrontation directe avec Israël, tout en négociant difficilement avec les Américains sur leur programme nucléaire. Les Druzes ne vont pas aller du côté des Iraniens car ils ont vu ce qui s’est passé avec le régime de Bachar el-Assad. Ils savent que c’est une branche pourrie. Les autres minorités chiites, qui représentaient à peine 1 % de la population, ont déjà majoritairement fui au Liban ou en Irak après avoir été ciblées par HTC. L’Iran attend le chaos en Syrie pour voir s’ils pourront, un jour, regagner en influence.
Peut-on imaginer que les Druzes du Liban, d’Israël (notamment sur le plateau du Golan) ou de Jordanie constituent un front commun ?
Cela semble peu probable. Il n’existe pas d’autorité centrale druze. Au Liban, Walid Joumblatt domine la communauté, mais il est confronté à d’autres chefs de clan. Ils représentent 5 % de la population. En Israël, ils sont environ 150 000 ; en Jordanie, 20 000 ; en Syrie, 500 000 à 600 000 sur 20 millions d’habitants, soit 3 % de la population… Donc démographiquement, ils sont fragiles. Leur force, à Soueïda, repose sur leur majorité locale -90 % de Druzes, 10 % de chrétiens-, leur proximité avec la Jordanie et leur connaissance du terrain. Mais dans la banlieue de Damas, leur position est beaucoup plus précaire.
Le vernis de respectabilité dont se réclamait la nouvelle coalition islamiste au pouvoir est-il en train de complètement s’effriter ?
Le président apparaît en costume, maîtrise les éléments de langage, bénéficie de communicants occidentaux et dit à ses interlocuteurs ce qu’ils veulent entendre : un gouvernement inclusif, le respect des droits de la femme, voire l’adhésion de la Syrie aux accords d’Abraham, etc. Mais les Européens restent des grands naïfs s’ils se laissent duper par Ahmed al-Charaa. Il reste fondamentalement un djihadiste. Il a passé près de vingt ans auprès de cadres d’al-Qaïda. Il ne va pas se transformer en démocrate, ni même en un despote éclairé à la mode Frédéric II. Son objectif est clair : obtenir la levée des sanctions, rassembler les factions islamistes, unifier le pays par la force et instaurer une république islamique. Malgré cela, les Européens semblent peiner à envisager une alternative, de peur de voir émerger un scénario à la libyenne. Mais les massacres récents -d’abord les Alaouites, aujourd’hui les Druzes- devraient suffire à ouvrir les yeux.
Les Européens restent des grands naïfs s’ils se laissent avoir par Ahmed el-Charaa
Fabrice Balanche
Certains pays comme la Turquie, le Qatar ou l’Arabie saoudite continuent de défendre Al-Charaa, comme ils avaient soutenu Al-Nosra et Daech en 2013-2014, avant que les Etats-Unis n’interviennent avec la coalition internationale contre Daech pour éteindre l’incendie djihadiste qui ravageait la région. Aujourd’hui, ils rejouent le même scénario, en minimisant le danger islamiste en Syrie.
Quelle est la solution pour la Syrie ?
La seule issue pour la Syrie semble être un fédéralisme fort, une large décentralisation permettant aux différentes communautés — Druzes, Alaouites, Kurdes, chrétiens et sunnites opposés à al-Charaa — de gérer leurs affaires localement. Cela permettrait d’instaurer des contre-pouvoirs face à un centre par nature autoritaire, et d’éviter que la Syrie ne devienne une république islamique dure.
Plusieurs ministres européens sont déjà allés à Damas pour rencontrer le nouveau président. Comment expliquez-vous cette « bienveillance » des Européens ?
Il y a la volonté de stabiliser coûte que coûte le pays, quitte à donner sa chance à quelqu’un qui ne la mérite pas, alors qu’on sait déjà comment cela se terminera. Beaucoup de ceux qui, en 2011-2012, voyaient dans le Printemps arabe et dans les Frères musulmans une solution pour stabiliser le monde arabe et musulman restent marqués par cette idée. Les Frères musulmans mènent un intense lobbying auprès des institutions européennes, présentant leur mouvement comme une alternative, un parti islamo-démocrate, comparable à un parti démocrate-chrétien. Beaucoup de décideurs politiques en Europe pensent que les islamistes au pouvoir, confrontés aux réalités de la gouvernance, finiraient par se modérer.
Mais cela ne tient pas. Ce sont des mouvements fascistes. L’Histoire montre qu’un mouvement de nature autoritaire ou fasciste ne se modère pas une fois au pouvoir, bien au contraire. Erdogan en est un exemple parlant : en 2002, il se présentait comme démocrate, promettait de renforcer les institutions et de rapprocher la Turquie de l’Union européenne. Mais dès qu’il a consolidé son pouvoir, la dérive autoritaire s’est accélérée : arrestations de journalistes et de juges, licenciements massifs de fonctionnaires et de militaires, emprisonnement de maires kurdes, etc. Et cela, dans un pays développé, qui était en marche vers la démocratie, doté d’une tradition étatique et de contre-pouvoirs. On peut imaginer sans peine ce que cela donnerait en Syrie, pays ruiné et beaucoup moins développé.
C’est d’ailleurs lui le grand gagnant en Syrie actuellement ?
Oui. La Turquie veut faire de la Syrie un Etat sous influence néo-ottomane et profiter des milliards qui seront débloqués pour la reconstruction. Par ailleurs, sur le plan intérieur, taper sur les Kurdes a toujours permis à Erdogan de renforcer l’unité nationale et de détourner l’attention des contestations internes.
Cette nouvelle constitution syrienne est de la poudre aux yeux
Fabrice Balanche
Donald Trump a-t-il un rôle à jouer avec la Syrie ?
Du côté américain, Donald Trump pourrait être tenté de confier les clés de la Syrie à la Turquie, en lui demandant de stabiliser le pays et de garantir les intérêts sécuritaires d’Israël. Mais cela signifierait abandonner les Kurdes, ce qui serait un très mauvais signal envoyé à un allié aussi loyal que les Kurdes. De toute façon, Israël refuserait de voir la Turquie dominer la Syrie. Trump pourrait chercher à jouer les médiateurs, en répartissant des zones d’influence entre Turcs et Israéliens.
La nouvelle constitution qui a été mise en place en Syrie offre-t-elle tout de même des garanties aux minorités ?
Cette nouvelle constitution syrienne est de la poudre aux yeux. En réalité, les textes constitutionnels et les lois n’ont aucune valeur dans un Etat de non-droit. Ils ne servent qu’à donner des apparences de légitimité, mais ils sont sans effet réel. La seule chose notable dans cette constitution est l’hypercentralisation du pouvoir entre les mains d’al-Charaa, avec même la suppression du poste de Premier ministre. Mais il ne faut pas se bercer d’illusions : en Syrie, c’est la loi du plus fort qui prévaut.
La meilleure garantie pour les minorités, c’est d’être armées, de contrôler leur territoire et de bénéficier d’un soutien étranger. Les Kurdes ont l’appui des Etats-Unis, les Druzes celui d’Israël. Les Alaouites, eux, sont vulnérables et en subissent les conséquences. Quant aux chrétiens, le régime les ménage pour éviter de froisser les milieux politiques occidentaux, mais ils sont aujourd’hui peu nombreux : 200 000 à 300 000. C’est une population vieillissante, et soumise à une forte émigration puisque 80 % de la communauté a quitté le pays durant la guerre. Les jeunes, eux, continuent de fuir, conscients qu’ils n’ont aucun avenir dans une république islamique.
Ce que vous décrivez, c’est le retour du morcellement de la Syrie ?
En réalité, même avant la guerre, la Syrie n’était pas une nation unie, mais plutôt un Etat-territoire. Les allégeances des populations allaient avant tout à leur communauté ou à leur clan. Parmi les Arabes sunnites, qui représentent les deux tiers de la population, les divisions tribales sont fortes. La guerre n’a fait qu’amplifier cette réalité. Avec l’effondrement de l’Etat, les solidarités locales ont pris le relais. En situation de guerre, chacun cherche sa protection auprès de son clan, de son chef de tribu ou de sa communauté. Après quatorze ans de conflit, ce réflexe est profondément enraciné et s’inscrit dans une longue tradition communautariste.
Même avec des moyens colossaux pour reconstruire le pays, il faudrait un dirigeant conciliant et digne de confiance pour espérer dépasser ce morcellement. Ahmed al-Charaa est coincé dans une vision centralisatrice et autoritaire, qui correspond à sa formation dans les rangs d’al-Qaïda. Bien sûr, il peut tenter d’unifier la Syrie par le sabre et le sang. Mais je ne suis pas sûr que cela fonctionne, car les résistances sont fortes à l’intérieur, tout comme à l’extérieur. Israël, les Emirats arabes unis et partiellement l’Arabie saoudite refusent de voir une république islamique s’installer en Syrie. Sur le plan intérieur, les minorités contestent le projet, mais les différentes factions islamistes ne sont pas unies non plus. Elles veulent conserver leurs sources de revenus basées sur la prédation économique. Assainir une telle situation est un défi gigantesque, tant les intérêts financiers sont importants.
Source link : https://www.lexpress.fr/monde/proche-moyen-orient/violences-en-syrie-si-ahmed-el-charaa-depasse-les-lignes-rouges-disrael-il-peut-etre-elimine-ZPDIOMNEARCQJLO2FLVBZ7CSFY/
Author : Charles Carrasco
Publish date : 2025-05-02 16:05:00
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