Le quadruple meurtre n’a jamais fait les gros titres, à peine un entrefilet dans Le Monde. L’Express peut aujourd’hui révéler que Saad Rahal et sa famille ont été assassinés par la France, comme l’indiquent des archives du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (Sdece), l’ancêtre de la DGSE, que nous avons pu consulter.
Le 19 avril 1957, ce pharmacien algérien de Meknès, au Maroc, ouvre un colis rempli de billes, qui lui explose au visage. La charge est déflagratoire. L’homme de 32 ans, ses deux parents et sa fille Leila, âgée de 4 ans, sont tués sur le coup. L’enquête conclut rapidement que la bombe a été fabriquée localement et que le trentenaire ne s’acquittait plus de sa « contribution » au FLN. Il aurait donc été victime d’un règlement de comptes. En réalité, les services secrets français considéraient Saad Rahal comme un important trafiquant au profit des indépendantistes algériens.
Eliminer les trafiquants et militants
Un tableau annexé à un courrier non-daté – écrit à l’été 1958, selon les indications qui y figurent – destiné à Jacques Foccart, alors conseiller du général de Gaulle, président du Conseil de la IVe République agonisante, récapitule tous les assassinats perpétrés par le renseignement français. Concernant Saad Rahal, il est noté froidement que l’attentat a permis la « destruction de l’objectif et de sa famille ».
Dans un autre document daté, lui, du 28 juillet 1958, il est question du circuit de décision de ces meurtres ciblés. « Accord donné par l’amiral Cabanier, sauf en ce qui concerne le Français », est-il annoté manuellement. Georges Cabanier est alors chef d’état-major de la défense nationale. Le « Français » est probablement le journaliste Jacques Favrel, basé à Alger, désigné comme un « objectif » dans un troisième document.
Ce tableau de l’été 1958, dont l’existence avait été révélée par le journaliste Vincent Nouzille en 2020, dans Les Tueurs de la République (Fayard), est une pièce décisive. Il documente la pratique des assassinats ciblés par la France pendant la guerre d’Algérie. En sus des bavures de l’armée, l’Etat tue en connaissance de cause. Il s’agit d’éliminer des trafiquants et des militants anticolonialistes influents. Dans Mille jours à Matignon (Grasset), Constantin Melnik, bientôt conseiller du Premier ministre Michel Debré, affirme que le général de Gaulle avait fixé trois conditions à ces meurtres : son approbation préalable, des actions uniquement menées « en dehors du territoire national » et jamais contre des « nationaux français ».
Trois règles qui ne paraissent pas avoir été totalement respectées. Avant de Gaulle, d’abord. En juin 1957, le Sdece tente de tuer le médecin français Louis Tonellot à son domicile algérien d’Oujda. Le Monde l’avait révélé en 2022, L’Express peut le confirmer : une bombe, posée sur sa terrasse, souffle les fenêtres, blessant son épouse et sa fille. L’engin a été préparé par les services secrets français, manifestement ulcérés des positions anticolonialistes du notable. « La famille est atteinte », rapportent a posteriori les espions français dans leur tableau.
Contacts directs avec le Premier ministre
Même après le retour au pouvoir du général de Gaulle, on peut soupçonner plusieurs écarts. Dans La Guerre d’Algérie en France, 1954-1962 (Presses de la Cité), Raymond Muelle, ex-membre du service Action du Sdece, revendique avoir participé à un commando ayant abattu l’avocat algérien Amokrane Ould Aoudia, le 21 mai 1959 à Paris. Une opération menée avec l’aval du pouvoir politique, affirmera Muelle, dans un documentaire de Patrick Rotman, en 1996 : « L’ordre venait du Premier ministre personnellement. Ça allait du Premier ministre au général commandant du Sdece, le général Grossin à l’époque. Mais la plupart du temps […], les contacts étaient directs entre le chef du « service action », M. Foccart, et le Premier ministre. »
Les archives de Jacques Foccart n’en font pas mention. Comme s’il y avait, dans cette matière déjà clandestine, des actions tellement inavouables qu’elles ne figureraient, elles, dans aucun rapport. Dans son livre, Muelle relate une autre opération réalisée sur le sol français par un agent secret, le « lieutenant Lambert » : le meurtre de Rachid Khilou, « officier de police musulman passé secrètement au FLN », tué d’une piqûre empoisonnée en octobre 1960. A l’époque, la presse l’attribue aux indépendantistes. « Le supplétif Rachid Khilou a été exécuté par le FLN », écrit le quotidien de droite Paris-Presse. Dans un courrier adressé à Jacques Foccart, le 5 mai 1961, un fonctionnaire anonyme révèle que « les Suisses pensent que l’officier de police Khilou (…) a été supprimé » par les services de renseignement français.
Le tableau réalisé par le Sdece a l’été 1958 établit un bilan des assassinats ciblés. Sur « 38 opérations tentées » entre janvier 1956 et mars 1958, « 17 » sont considérées comme une réussite, dont « 12 » une « réussite totale », ce qui signifie l’élimination de la cible, tandis que « quatre » se sont soldées par un échec. Dans trois cas, un incident technique a empêché la mise à mort. A Tunis, en mars 1957, un agent des services secrets français a été arrêté sur les lieux, alors qu’il s’apprêtait à faire exploser un local du FLN. « Ayant tenu sa couverture étrangère, note le document, il a été relâché. »
Fin 1958 à Bonn, dans sa voiture, l’avocat A. Aït Ahcene est visé par des tirs.
17 de ces opérations dites « homo » ont été annulées, dont « huit » par un « ordre supérieur », notamment du pouvoir politique. On y découvre que le président du Conseil Guy Mollet (SFIO) annulera ainsi « au dernier moment » une opération visant à tuer Ahmed Ben Bella, futur président algérien, au Caire, en juillet 1956. L’indépendantiste devait être tué « à l’arme silencieuse, dans la rue ». Quant au président égyptien Nasser, soutien de la décolonisation, L’Express peut révéler il aurait pu être pulvérisé par une « explosion télécommandée », à son arrivée à sa résidence de Port-Saïd, en décembre 1956, écrivent les espions français. Encore une fois, Guy Mollet fait annuler l’assassinat.
« Stylo-pistolet » et autres instruments
Les « tueurs de la République » visent en priorité des dirigeants du FLN, des trafiquants d’armes internationaux et des cargos transporteurs de munitions. Surtout via des bombes, dans un premier temps, la spécialité du capitaine Jeannou Lacaze, surnommé « le Sorcier aztèque » au service action du Sdece. Il finira chef d’état-major des armées sous Mitterrand, puis député européen UDF.
Le 22 mars 1956, Mostefa Ben Boulaïd, un des fondateurs du FLN, tente d’allumer un poste radio piégé par le Sdece. L’explosion le tue avec trois de ses adjoints ; en septembre 1956, le local du commerçant allemand Otto Schluter, trafiquant d’armes présumé, subit une déflagration, un de ses amis est tué ; le 3 juin 1957, Schluter tourne la clé de sa Mercedes, à Eppendorf : la bombe placée sous la voiture coûte la vie à sa mère. Les méthodes se perfectionnent : le 19 septembre 1957, le Suisse Marcel Léopold, lui aussi vendeur d’armes au FLN, est atteint à l’aisselle par une sarbacane empoisonnée. Un gadget préparé par Henri Deruelle, un polytechnicien du Sdece, inventeur des « stylos-pistolets » et d’autres instruments de mort. « Objectif tué », reporte laconiquement le Sdece.
Mostefa Ben Boulaïd, figure du FLN, est tué en 1956 par un poste radio piégé.
A cette époque, la direction du Sdece a une idée retorse : dissimuler ces assassinats derrière une organisation fictive, la Main rouge, composée, selon cette légende, de francs-tireurs opposés à l’indépendance de l’Algérie.
En réalité, une pure création du renseignement français… « Les services secrets inventifs disent : nous pouvons participer à la destruction du FLN, et pour ça, éventuellement, nous pourrions inventer une organisation imaginaire qui s’appellerait la Main rouge », témoignera Constantin Melnik. Soucieux du détail, le Sdece fait écrire un livre homonyme sous l’alias de Pierre Genève, une prétendue interview de l’un des responsables de l’officine, chez Nord-Sud, un éditeur suisse créé pour l’occasion. « Nous avons téléguidé cette affaire de bout en bout. Nous avions chargé le service Action de jouer ce rôle, assurera plus tard le général Grossin dans Histoire politique des services secrets, des journalistes Roger Faligot, Jean Guisnel, Rémi Kauffer (La Découverte). Et à chaque fois qu’un journal demandait un entretien à la Main rouge, c’était préalablement rédigé boulevard Mortier, à la Piscine [NDLR : le surnom du Sdece] ». Un commandant du service, surnommé « le Manchot » en raison de son bras manquant, donne des entretiens, prétend que la Main rouge serait liée à Catena, une société secrète d’extrême droite. Un faux nez voué, parmi d’autres avantages, à brouiller les pistes en cas d’arrestation à l’étranger.
Car le Sdece multiplie les meurtres en Suisse et en Allemagne, où se nichent plusieurs vendeurs d’armes. Le 5 mai 1961, dans une note blanche adressée à Jacques Foccart, un fonctionnaire non identifié détaille les opérations récentes « de la Main rouge », c’est-à-dire du Sdece. Y sont reportés une quinzaine d’opérations « homo », notamment une demi-douzaine d’homicides en Suisse et en Allemagne, ou encore l’assassinat de l’avocat Améziane Ait Ahcène, un dirigeant du FLN, atteint de deux balles dans la tête, à Bonn, en Allemagne de l’Ouest, le 5 novembre 1958.
Dans son livre sur les opérations de la Main rouge, Constantin Melnik propose un décompte approximatif : « Au cours de la seule année 1960, 135 personnes ont été envoyées ad patres pendant des opérations « Homo » du service Action du Sdece » ; « l’initiative venait-elle du seul Foccart ? Le général était-il informé ou non ?, s’interroge Melnik dans L’Express, en 1994. La question reste posée. » Encore aujourd’hui, on ignore combien d’assassinats ont été commis par la République française.
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Author : Etienne Girard, Alexandra Saviana
Publish date : 2025-05-04 16:00:00
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