L’érudit Jean-Louis Bourlanges navigue à contre-courant. Et il s’emploie à le faire avec constance : il n’a jamais porté le référendum dans son cœur, ni toute autre forme de démocratie directe. Alors, naturellement, la suggestion de son ami politique François Bayrou d’utiliser la voie référendaire pour permettre à la France de se doter d’un budget pour 2026 lui paraît un non-sens, « un attrape-nigaud », précisément. « Dans le cas présent, je ne comprends pas bien ce que le Premier ministre a en tête ni ce qu’il veut faire, qui n’est pas clair, ni ce qu’il peut faire, et qui là est très clair : rien… », constate l’ancien parlementaire européen Modem. Quant à la nouvelle proposition d’Emmanuel Macron d’organiser une convention citoyenne sur « les temps de l’enfant », elle lui inspire un soupir las et cette observation : « L’idée que des individus tirés au sort dans des conditions un peu incertaines décideraient seuls alors que personne n’aurait voté pour eux me paraît fantasque. »
Mais Jean-Louis Bourlanges ne se contente pas de dire tout le mal qu’il pense de ces nouveaux « trucs » inventés par les politiques, il égratigne aussi notre penchant de citoyens pour l’individualisme qui rend si difficile l’action politique : « Aucune décision n’est légitime si « je » n’y adhère pas. Essayez de gouverner sur de telles bases ! » Vivifiant.
L’Express : Emmanuel Macron souhaite inaugurer une énième convention citoyenne, sur « les temps de l’enfant » cette fois, François Bayrou suggère l’organisation d’un référendum sur les finances publiques… Pourquoi les responsables politiques ont-ils cette espèce de fantasme de la démocratie directe ? A quel besoin cela répond-il, selon vous ?
Jean-Louis Bourlanges : Les citoyens ne sont pas satisfaits de la démocratie représentative. Leur méfiance rejoint celle d’une grande partie des dirigeants politiques qui ressentent depuis toujours, en tout cas depuis Napoléon, une profonde allergie pour le pouvoir des députés, ces « bavards » qui empêchent de réformer en rond. Cet antiparlementarisme, réactivé par de Gaulle en 1958, est une composante essentielle du credo technocratique dans lequel baigne le président de la République. François Bayrou ne partage pas cet élitisme antiparlementaire. Il éprouve à l’inverse une antipathie profonde pour toutes les formes d’élitisme, administratif, financier, journalistique ou parisien qui le porte à rechercher toutes les possibilités de démocratie directe. En somme, aujourd’hui, le Parlement est attaqué par en haut, les technocrates, et par en bas : les citoyens contre les pouvoirs. « Comment en finir avec le système président et Parlement confondus ? » se demandent beaucoup de nos concitoyens. « Comment passer outre le blocage parlementaire ? », se demandent le président et le Premier ministre. Ce sont des combats distincts mais qui peuvent opérer parfois leur jonction.
Mais pourquoi la technocratie paraît-elle nourrir une telle méfiance vis-à-vis de la démocratie représentative ?
C’est la base citoyenne qui se méfie de la démocratie représentative plus que la technocratie, qui s’en accommode plutôt bien. Cette méfiance s’est développée sous l’effet de deux phénomènes distincts. Il y a d’abord la dureté des temps qui contraste avec le sentiment de progrès de la période de l’après-guerre. Les politiques, s’ils sont honnêtes, ne peuvent proposer aux Français que diverses variantes de soupe à la grimace. D’où l’essor d’un puissant dégagisme.
La démocratie directe est une chimère car le vote d’une loi ou d’un budget est une opération délicate, qui ne s’improvise pas
Deuxième phénomène, le développement de l’individualisme, nourri de l’effondrement des Eglises, qu’elles soient chrétiennes, communistes ou républicaines. S’est répandue l’idée que personne ne peut plus prendre de décision légitime aux yeux d’un individu, sans le consentement de celui-ci. Le citoyen tend à se concevoir comme une singularité souveraine. On ne croit plus aux corps intermédiaires, aux prescripteurs, ou aux médiateurs. On rejette toutes les formes d’encadrement. La devise tend à être : « Small is beautiful« . La nation, c’est mieux que l’Europe, la région, c’est mieux que la nation, la commune, c’est mieux que la région, la ZAD, c’est mieux que la commune, et l’individu, le moi souffrant et souverain, c’est mieux que tout ! La société politique actuelle, c’est le triomphe de Sartre : » L’enfer, c’est l’autre. »
La crise du second tour illustre parfaitement cela. Jusqu’à ces dernières années, si l’électeur voyait son candidat du premier tour exclu, il avait l’humilité de s’en remettre au second tour au candidat dont il se sentait le moins éloigné et le score du second tour légitimait le programme du vainqueur. En 2022, se fait jour une tout autre interprétation. Le vote du second tour se limite à une décision de rejet – celui de Mme Le Pen en l’espèce – et est supposé ne pas conférer au président élu l’autorisation d’appliquer son programme. Aucune décision n’est légitime si « je » n’y adhère pas. Essayez de gouverner sur de telles bases !
Quelle marge de manœuvre reste-t-il au politique face à ce triomphe de l’individualisme ?
Les politiques sont bien conscients du problème. Ils inventent donc des trucs pour contourner la difficulté. Des trucs qui ne tiennent pas la route, comme les conventions de citoyens ou les référendums d’initiative présidentielle et surtout populaire. Selon moi, il n’y a pas d’autre voie à suivre que celle d’une rénovation de la démocratie représentative. Mais de cela, personne ne se soucie vraiment. La démocratie directe est une chimère car le vote d’une loi ou d’un budget est une opération délicate, qui ne s’improvise pas et demande de la part du législateur un investissement de temps, d’intelligence et de travail, de négociation et de délibération dont on ne peut faire l’économie sans nuire à la qualité de la loi. Attention, il ne s’agit pas de dire qu’il faut avoir fait l’ENA pour être un bon législateur, mais il faut beaucoup de disponibilité pour acquérir cette sorte de compétence qui procède de la spécialisation des tâches, de l’investissement personnel et de l’expérience acquise. « La démocratie appartient au premier venu », avait coutume de dire Jean Paulhan, mais à la condition que ce premier venu s’y colle pleinement.
Il faut dire toutefois que tout est à réinventer dans les procédures actuelles qui font du Parlement une entité intermédiaire entre un théâtre d’ombres et un champ de bataille vociférant. Il faudrait s’inspirer assez largement du mode de fonctionnement du Parlement européen et distinguer beaucoup plus rigoureusement le travail en commission – qui est de fabriquer la loi par la discussion du texte et des amendements proposés – du travail en séance publique, qui est d’expliquer, de soutenir, de critiquer le texte dans son économie fondamentale, et finalement de trancher par le vote. Il est absurde fonctionnellement et contre-productif démocratiquement d’ôter toute lisibilité et toute audibilité au débat en écrasant la séance publique sous des batailles interminables d’amendements incompréhensibles, au lieu de donner aux parlementaires le temps de s’exprimer sérieusement et précisément sur les enjeux réels du texte soumis au vote. Est-il besoin de dire qu’une réforme allant dans cette direction n’aurait, si elle était proposée, aucune chance d’aboutir ?
Ne voyez-vous pas de situation où le référendum peut être bénéfique ?
Le référendum est une machine à mobiliser et à simplifier, donc à diviser le pays et à perdre ceux qui le proposent. C’est un mélange de vote bloqué – qui exclut la recherche du compromis -, d’appel au peuple, donc d’antagonisation des enjeux qu’il rend brûlants, et enfin de vote majoritaire à un tour permettant aux oppositions de se liguer sans pour autant avoir à se mettre d’accord.
Si le référendum porte sur des sujets secondaires, il suscite l’indifférence. Sur des sujets importants, il n’a d’intérêt que pour consacrer et magnifier un consensus latent dans le pays et surtout pas pour trancher une question qui le divise par moitié. C’est seulement s’il y a un consensus potentiel dans la population et que ce consensus ne parvient pas à se manifester avec la force requise dans le cadre des procédures en usage que le référendum peut être utile. Tel était le cas en 1958 avec l’approbation de la nouvelle Constitution, en 1962, sur l’indépendance de l’Algérie ou encore sur l’élection du président de la République au suffrage universel, ce que voulait le pays mais ni les parlementaires ni les notables. En dehors de ce type de situation, ça ne marche jamais.
En bon libéral, je pense que la démocratie, c’est le respect de la minorité
Emmanuel Macron cherche un sujet qui puisse mobiliser sans diviser. C’est une gageure. Il est tenté de proposer quelque chose – mais quoi ? – sur la réorganisation territoriale. Entre la guerre, le chômage, et le budget, il est difficile de mettre le pays en mouvement sur le mille-feuille administratif ! Le référendum, c’est un attrape-nigaud puisqu’il vous oblige, véritable prouesse, à avoir une majorité absolue au tour unique. C’est un vote croupion : voter oui ou non, ce n’est pas faire une loi. Quoi de plus lacunaire et de plus rigide que de choisir entre deux fois trois lettres ? Et c’est enfin un risque, car il antagonise dangereusement le débat. Un risque couru par celui qui pose la question mais aussi par ceux qui sont priés d’y répondre. Prenez le vote pour l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, ça ne pouvait marcher que si se dégageait d’un côté ou de l’autre une majorité des deux tiers ! En bon libéral, je pense que la démocratie, c’est le respect de la minorité. Le référendum, c’est le contraire. C’est le plus souvent une promesse de transformation d’une tension en affrontement.
Et que vaut, selon vous, le référendum d’initiative populaire ?
C’est pire ! Le RIP a tous les inconvénients du référendum ordinaire plus un : comme il est par définition contrôlé par l’opposition, il permet au parti vaincu d’empêcher le parti vainqueur d’appliquer son programme en en ruinant la cohérence voire, sur un sujet grave, en l’empêchant de poursuivre sa tâche.
Nous n’avons pas besoin d’ajouter un tour supplémentaire aux quatre tours de l’élection présidentialo-législative !
Que peut espérer François Bayrou d’un référendum dans le contexte actuel ?
François Bayrou a toujours été plus favorable que moi au référendum. Il y voit une arme du Tiers Etat contre les ordres privilégiés. Je suis, vous l’avez vu, beaucoup plus circonspect.
Dans le cas présent, je ne comprends pas bien ce que le Premier ministre a en tête ni ce qu’il veut faire, qui n’est pas clair, ni ce qu’il peut faire, et qui là est très clair : rien… Le Premier ministre cherche une épreuve de vérité avec le pays. Elle ne pourra avoir lieu qu’à l’occasion de la présidentielle. Pour ce qui le concerne, ce qu’on doit attendre de lui c’est un projet budgétaire à la fois inspiré, cohérent et précis qui oblige cette étrange Assemblée à faire sienne la parole de l’Evangile : « Que votre oui soit oui, que votre non soit non. » Un discours de cette sorte serait adressé aux parlementaires mais serait entendu par le pays. Il reste qu’on ne voit aujourd’hui ni au Parlement ni chez nos concitoyens germer un consensus majoritaire d’effort au service du redressement.
Recourir au référendum en ce moment ne comporte-t-il pas le danger qu’on a vu poindre en 2005 : la fragmentation de notre société, et l’accroissement d’une opposition « ceux d’en bas » contre « ceux d’en haut » ?
Ceux qui paient des impôts sont favorables à ce qu’on réduise la dépense et ceux qui profitent de la dépense sont plutôt favorables à ce qu’on augmente les impôts. C’est une affaire très grave.
N’oublions pas que l’Ancien Régime est tombé sur le pouvoir des juges et sur la question fiscale. Les voici à nouveau sur la scène tous les deux. En 1789, toutefois, la société savait en profondeur ce qu’elle voulait et qu’elle a magnifiquement réalisé avant de se perdre dans les discordes civiles. Les hommes de 89 ont en trois mois organisé la souveraineté parlementaire, aboli les privilèges, et installé l’égalité civile. Tout était dit entre juin et septembre. Mais de quoi aujourd’hui sommes-nous porteurs ?
Ce fantasme récurrent de la démocratie directe n’est-il pas une machine à alimenter le mépris pour nos responsables politiques ?
Les conventions citoyennes, c’est-à-dire le remplacement du vote par le tirage au sort, sont une atteinte à la laïcité. Athènes tirait au sort le nom des magistrats parce que cela signifiait que les citoyens s’en remettaient aux Dieux. Nous avons décidé il y a deux siècles et demi environ que c’était au peuple et non aux Dieux de choisir les dirigeants de la Cité. Quelle est exactement la fonction de ces conventions ? S’agit-il pour elles de se substituer aux assemblées élues ? On nous jure que non et on a raison, car ce serait une plaisante opération que de retirer au citoyen le pouvoir de choisir ses dirigeants au nom de la démocratie directe. L’idée que des individus tirés au sort dans des conditions un peu incertaines décideraient seuls alors que personne n’aurait voté pour eux me paraît fantasque. On nous dit alors que les Conventions se doivent d’éclairer la Représentation nationale et de préparer ses choix mais celles-ci sont composées par le hasard et non par l’expertise. Que viennent donc faire dans le processus décisionnel ces honnêtes citoyens qui ne sont là ni pour représenter – sauf eux-mêmes – ni pour savoir ? Il y aurait en revanche beaucoup à faire – et très facilement – dans nos assemblées élues pour les mettre bien davantage à l’écoute tant des acteurs de la société civile que des experts. Mais où avais-je la tête ? L’objectif poursuivi par les princes de l’administration qui nous gouvernent n’est pas de rénover le Parlement mais de l’escamoter.
Source link : https://www.lexpress.fr/politique/cest-une-atteinte-a-la-laicite-la-charge-de-jean-louis-bourlanges-contre-emmanuel-macron-YO7RSM4JNZHBDHG3QICMWK2PTQ/
Author : Laureline Dupont
Publish date : 2025-05-07 17:10:00
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