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80 ans après la fin de la guerre : « Trump nous rappelle que nous ne sommes pas des Occidentaux, mais des Européens »

80 ans après la fin de la guerre : « Trump nous rappelle que nous ne sommes pas des Occidentaux, mais des Européens »

« L’Europe s’est construite sur le rejet historique de la pensée de l’ennemi à cause de laquelle elle a entraîné par deux fois le monde aux portes de l’enfer, rappelle Edouard Gaudot, spécialiste des affaires européennes. Sans irénisme ni naïveté, l’UE doit devenir une vraie puissance. Mais pas pour se comporter comme un vulgaire imperator mégalo : ça, c’est un truc du XXe siècle ! » Ce professeur associé à Essec-Irenée, l’Institut de recherche et d’enseignement sur la négociation, cofondateur du Green European Journal et consultant politique à Hercalite.eu, met en garde contre une tentation manichéenne. « Si nous voulons être pleinement autonomes, souligne-t-il, nous devons distinguer des adversaires – Trump, Poutine -, des concurrents – la Chine – et des partenaires – le Mercosur, l’Inde, la Turquie, certains pays africains. » Selon lui, les Européens ne doivent pas seulement accomplir un pivot stratégique, ils doivent enfin apprendre à penser « en continent », et non en « 27 petits Etats membres vaguement rassemblés par un marché commun ».

L’Express : « Vous devez assurer vous-même votre sécurité », a déclaré J. D. Vance à la conférence de Munich. Son discours a agi comme un électrochoc en Europe, tout comme le rendez-vous houleux entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky à la Maison-Blanche. Assistons-nous à un simple soubresaut ou percevez-vous un véritable sursaut européen ?

Edouard Gaudot Au fond, le vrai choc du discours de Vance était dans le mépris et la grossièreté qui le caractérisent. Nous avons découvert avec stupeur une administration américaine hostile, qui veut remodeler l’ordre politique européen à son image. En remettant en cause une alliance inégalitaire mais solidaire, trempée au feu de l’histoire commune, Vance avec brutalité et arrogance a ouvert une crise existentielle pour l’Europe. Nous voilà clairement sommés de trancher entre autonomie et vassalisation. C’est paradoxalement une bonne nouvelle. Car cela oblige ceux qui s’y refusaient, les transatlantistes forcenés et les pseudo-pacifistes hypocritement cachés derrière la garantie de sécurité américaine, à prendre leurs responsabilités.

Le cliché veut que l’Europe se construise dans les crises. Il est difficile de savoir si nous serons collectivement prêts à assumer les coûts financiers, géopolitiques et même psychologiques de cette indépendance forcée. L’UE a gâché quelques crises déjà – en particulier celle de 2008 avec des politiques d’austérité désastreuses. Mais il me semble que les signaux venus de Berlin, et surtout de Varsovie, deux grands pays très dépendants de l’ami américain, sont encourageants. Il faudra espérer que cet esprit dure sur le long terme.

Dans son discours, J. D. Vance a affirmé que la principale menace pour l’Europe venait de ses élites politiques. Vous connaissez bien celles-ci pour avoir été collaborateur de Bronislaw Geremek au collège d’Europe à Varsovie, puis conseiller politique européen à Bruxelles. La critique du vice-président américain est-elle totalement infondée ?

Son attaque était surtout destinée à soutenir ses amis populistes et d’extrême droite. Considérer qu’il n’y a pas de menaces sur l’Europe alors que la Russie a envahi l’Ukraine et mène une guerre hybride contre certains Etats membres relève de la provocation et d’une mauvaise foi calculée – je pense que Geremek n’aurait pas laissé passer une telle insulte, d’ailleurs Walesa l’a officiellement dénoncée.

L’Europe est un choix : celui de l’altérité

Cela dit, bien sûr que les élites européennes ont failli. Mais pas parce qu’elles seraient wokes, immigrationnistes ou hostiles à la liberté d’expression. Cette accusation serait stupide si elle n’était pas malhonnête. Soyons lucides : si nous devons faire face aujourd’hui à une extrême droite conquérante, partout en Europe, c’est parce que les élites n’ont pas su répondre aux colères et frustrations croissantes. Elles ont négligé l’insurrection populiste des décennies précédentes. Une autre histoire se cache derrière le retour de la Bête, et les succès de Trump et de ses amis. Celle d’une crise démocratique profonde, qui est autant nationale qu’européenne.

« L’Europe doit cesser d’être un projet élitiste », estime l’écrivain espagnol Javier Cercas. Qu’en pensez-vous ?

Il a raison et tort à la fois. Ce genre de formule simpliste, rabâchée par des élites européennes, pèche par facilité. L’Europe est un esprit. On peut être surdiplômé et avoir étudié les politiques de l’UE pendant des années, et pourtant la rejeter. Nombre d’intellectuels en France et ailleurs sont opposés à la construction européenne, pour des raisons tout à fait légitimes. N’oublions pas les racines universitaires de l’AfD, ou même du Ukip, deux partis fondés par des professeurs d’économie qui s’opposaient à l’euro et au fédéralisme.

L’Europe est un choix : celui de l’altérité. Et une expérience : un espace partagé et une promesse faite à tous les Européens. Le problème c’est que, pour une majorité, cette promesse reste en suspens. Elle semble donc ne profiter qu’à ceux qui en ont les moyens, financiers, sociaux et culturels. Il y a pourtant une Europe réelle, qui se fait dans le mouvement continental des travailleurs : plombiers polonais, infirmières slovaques, programmeurs estoniens, ingénieurs français, industriels italiens, dentistes roumains, jeunes diplômés espagnols ou portugais, commerciaux, étudiants, apprentis, policiers… On est loin de l’élite bureaucratique fantasmée par les ignorants.

Giuliano da Empoli regrette que ce soit resté un « projet froid ». Seuls ses détracteurs (J. D. Vance en tête) seraient capables de le réchauffer ?

Ce que Hollywood, Marvel et la Bible nous ont enseigné, c’est qu’il n’y a rien de tel que de vrais méchants pour faire une bonne histoire. Le paradoxe, c’est que Vance, Orban, Salvini, Le Pen et leurs amis dans tout le continent contribuent aussi à européaniser nos scènes politiques nationales, où l’on se rend de plus en plus compte que ce qui se passe chez les voisins nous affecte aussi. Comme les nations, l’Europe ne se construit pas en un jour. Il faut tout un processus de maturation sociologique et culturel pour accoucher de solidarités organiques, pour faire une vraie communauté. Pour le coup, rien de tel qu’un ennemi commun pour réchauffer les âmes.

Ne paie-t-on pas une forme de naïveté qui a consisté à croire que l’on pouvait renoncer à s’affirmer comme une puissance, et se contenter de miser sur le droit et les accords commerciaux pour exister ?

Totalement. On paie la croyance libérale du « doux commerce » et de la « main invisible » qui pensent que le développement économique fait toujours émerger une classe moyenne qui établit la démocratie partout. Cette théorie s’est vérifiée en Corée du Sud, mais pas au pays du capitalisme autoritaire du Parti communiste chinois. Ni a fortiori dans la Russie de Poutine et des oligarques. L’Europe a oublié que le droit international ne peut s’affranchir de la force pour le faire respecter. Pas de justice sans police.

L’Europe doit-elle désigner plus clairement ses ennemis ? Si oui, qui sont les principaux ?

Clairement, la Russie de Poutine se comporte en ennemi – elle mène des guerres informationnelles, fomente des opérations de déstabilisation et de sabotage, et nous désigne comme des ennemis dans sa propagande. Les Européens, surtout les Allemands et les Français, ont longtemps refusé de voir le danger qu’elle représentait et ont même traité leurs partenaires baltes ou polonais avec condescendance en méprisant leur anxiété pourtant largement justifiée par l’Histoire. A ce titre, Nord Stream était une véritable trahison de l’esprit européen.

Cependant, désigner des ennemis est un exercice très dangereux. Car il faut bien coexister. Si nous voulons être pleinement autonomes, nous devons donc distinguer des adversaires – Trump, Poutine -, des concurrents – la Chine – et des partenaires – le Mercosur, l’Inde, la Turquie, certains pays africains – pour résister à cette tentation schmittienne de voir le monde en noir et blanc. Le réel est complexe, pas binaire.

La faiblesse stratégique de l’Europe apparaît de manière frappante. Elle doit se réarmer vite et fortement. Or le projet européen était jusqu’ici axé sur la paix. Comment s’adapter à la nouvelle donne géopolitique sans se renier ?

L’Europe s’est construite sur le rejet historique de la pensée de l’ennemi à cause de laquelle elle a entraîné par deux fois le monde aux portes de l’enfer. Sans irénisme ni naïveté, l’UE doit devenir une vraie puissance. Mais pas pour se comporter comme un vulgaire imperator mégalo : ça, c’est un truc du XXe siècle.

Il est temps d’apprendre à penser en continent

La puissance de l’Europe doit être au service de l’esprit de paix universelle sur lequel elle s’est fondée. Cela suppose aussi bien une réforme ambitieuse des Nations unies que la mise en place d’une capacité militaire autonome, au service d’une idée renouvelée de la coopération et de la sécurité collectives. Ce devrait être l’objectif de l’action extérieure de l’UE et d’une armée européenne si elle voit le jour.

Dans le débat sur le réarmement européen, ne sous-estimons nous pas le poids de l’Histoire ? Un Espagnol et un Polonais, par exemple, n’ont pas le même rapport à la guerre.

De fait, nous n’avons pas la même culture stratégique. Mais l’Histoire frappe à toutes les portes en même temps. Poutine nous a montré qu’il était un danger pour tout le continent. D’ailleurs c’est dans l’Irlande neutre et hors Otan ou au Portugal, donc au plus éloigné de la frontière orientale, qu’on trouve les opinions publiques les plus favorables au soutien de l’UE à l’Ukraine. Il est temps d’apprendre à penser en continent, et non plus en 27 petits Etats membres vaguement rassemblés par un marché commun. Voilà le poids de l’Histoire.

Nous sommes désarmés militairement. Mais sommes-nous armés intellectuellement et moralement pour affronter ces temps sauvages ? Dans votre livre Les Sept Piliers de la Cité (Plon), vous proposez quelques pistes pour « guérir la politique »…

La réponse est non. Nous avons complètement perdu de vue le sens et les raisons profondes pour lesquelles nous faisons les choses. Y compris l’Europe. Sur ce sujet, dans les Sept piliers, j’insiste justement sur la dimension spirituelle qu’il y a dans la construction européenne. L’Europe est le laboratoire d’une autre façon de vivre le pouvoir, l’identité, les nations, la démocratie. C’est une formidable occasion historique de dépasser nos pensées égocentrées et nos appartenances limitées. C’est une façon de poser un intérêt général dans une communauté politique élargie, en prélude à son extension potentielle à l’ensemble de la planète. Si ce n’est pas dans ce vieux continent, marqué par des siècles de guerres, qui a su inventer la liberté individuelle et les droits de l’homme – alors où ?

Un nouvel Occident est-il en train de se recomposer ?

Non, je ne pense pas. L’administration Trump nous rappelle que nous ne sommes pas des Occidentaux – nous sommes des Européens.

Vous connaissez bien la fabrique des lois européenne. Aux yeux des citoyens, elle apparaît lente et source de complexité. Que faudrait-il changer pour faire de l’Europe un modèle d’efficacité politique ?

Le problème c’est que très souvent c’est la délibération démocratique qu’on sacrifie sur l’autel de l’efficacité. Mais quand la volonté est partagée, au niveau du Conseil, du Parlement et de la Commission, les institutions peuvent aller très vite. La crise sanitaire ou la réforme du marché de l’électricité l’ont prouvé.

A traité constant, on peut faire beaucoup déjà. Mais cela passera d’abord par un changement d’esprit double : au niveau politique, il faut remettre l’idée d’intérêt général européen à la mode et mieux familiariser les citoyens avec leur Europe. Et au niveau institutionnel, il faut pleinement assumer la subsidiarité. C’est-à-dire prendre les décisions au meilleur échelon. On perd énormément de temps et d’efficacité dans les doublons, et la compétition permanente entre les différents échelons de pouvoir, local, national et européen.

Vous êtes écologiste et vous dites être venu à l’écologie par l’Europe. La situation internationale a relégué ce sujet au second plan. Comment comptez-vous le remettre au centre de l’agenda politique ?

Comme les white walkers de Game of Thrones, le changement climatique et la dégradation du vivant n’ont que faire de nos petites querelles politiques. Ils avancent et détruisent tout sur leur passage. Nos sols s’épuisent, nos pollutions nous empoisonnent, nos côtes s’érodent, nos glaciers reculent, la chaleur nous étouffe… Je crains que le sujet ne se remette de lui-même au cœur de l’agenda. Espérons qu’il ne sera pas trop tard et qu’on arrivera malgré tout à préserver les acquis du Pacte vert de la frénésie anti-écologique qui a gagné les élites politiques européennes depuis les dernières élections du Parlement européen.



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Author : Sébastien Le Fol

Publish date : 2025-05-08 16:30:00

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