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« La Chine de Xi Jinping va s’enfoncer dans une lente décadence » : les prédictions de Carl Minzner

« La Chine de Xi Jinping va s’enfoncer dans une lente décadence » : les prédictions de Carl Minzner

En pleine guerre commerciale contre les Etats-Unis, la Chine l’affirme sans trembler : elle est « du bon côté de l’histoire ». Cette déclaration de Zhao Chenxin, vice-directeur de l’agence nationale de planification économique chinoise, surfe sur une idée en vogue ces derniers mois. Alors que les États-Unis se replient sur eux-mêmes et semblent en perte de vitesse, la Chine suivrait une trajectoire opposée, celle d’une ascension fulgurante, tant sur le plan économique, commercial que géopolitique. A l’inverse, des experts, comme le juriste sino-américain Gordon G. Chang, soutiennent que la République populaire de Chine est vouée à un effondrement économique et politique certain.

C’est un tableau plus nuancé que propose Carl Minzner, professeur de droit à l’université de Fordham (New York), pour qui la réalité se trouve à mi-chemin entre les discours déclinistes et l’optimisme béat. Dans End of an Era, How China’s Authoritarian Revival is Undermining Its Rise (Oxford University Press), ce spécialiste de la Chine explique que la croissance de la période de réforme et d’ouverture initiée par Deng Xiaoping, de la fin des années 1970 aux années 2000, est terminée. Celle-ci a laissé place à une « ère de contre-réforme », caractérisée par un retour à l’autoritarisme politique, le déclin de l’État de droit et le rétrécissement de la société civile. Pour le chercheur, l’attention médiatique dont est l’objet l’Amérique trumpiste est un cadeau inespéré pour le régime de Xi Jinping : « les dérives et les outrances de Trump contribuent, par contraste, à redorer l’image de la Chine à l’internationale, et détournent les Occidentaux de la réalité de l’autoritarisme chinois ».

L’Express : On lit et on entend souvent que la Chine serait en plein boom, en passe de devenir la première puissance mondiale. Votre analyse est plus nuancée, puisque, au contraire, la Chine serait, selon vous, en perte de vitesse…

Carl Minzner : À la fin des années 1970, à la suite de la mort de Mao, la Chine s’est engagée dans une grande ère de réformes, de libéralisation et d’ouverture. Depuis lors, l’économie chinoise a connu une croissance tout à fait spectaculaire, et son poids international n’a cessé de grossir. Pour beaucoup d’analystes et d’experts, la trajectoire que suit la Chine de Xi Jinping s’inscrit dans le droit prolongement de cette période de réformes.

Je n’adhère pas pleinement à cette grille de lecture. Si la Chine a fait des progrès considérables depuis la chute du régime maoïste, la plupart ont été réalisés dans les premières décennies de l’ère des réformes. Depuis le début des années 2000, la Chine rencontre de vrais problèmes qui sont un peu trop passés sous silence à mes yeux. Dans mes travaux, je pointe du doigt ces problèmes et je montre qu’ils s’aggravent.

Mais je ne suis pas sur la ligne plus radicalement décliniste et catastrophique à la Gordon G. Chang, pour qui la Chine serait sur le point de s’effondrer. Je défends une position plus modérée. Ce que je dis, c’est que la trajectoire politique qu’a empruntée le pays depuis une quinzaine d’années est inquiétante. Xi Jinping détruit méthodiquement toutes les avancées réalisées pendant la période de réforme et d’ouverture.

Certains spécialistes insistent sur le fait de ne pas surestimer l’impact des progrès réalisés pendant cette période…

Vous avez parfaitement raison de le souligner. Certaines personnes affirment que la Chine, après la mort de Mao, n’a pas vraiment changé, que c’est resté un État communiste à parti unique. Ils n’ont pas complètement tort, mais je pense qu’ils minimisent gravement l’impact qu’a eu l’ère des réformes.

Xi Jinping détruit méthodiquement toutes les avancées réalisées pendant la période de réforme et d’ouverture.

Pour saisir pleinement l’ampleur du tournant opéré en 1978, il faut revenir à ce qu’était la Chine sous Mao. Entre 1949 et la mort de Mao, en 1976, le pays était très pauvre. Le modèle socialiste de planification avait lamentablement échoué et les conséquences sur l’économie chinoise étaient désastreuses. Pour vous donner une idée, le PIB par habitant était inférieur à celui de pays comme l’Afghanistan, l’Inde ou le Zaïre.

Sur le plan idéologique, la Chine était coupée du reste du monde. Le capitalisme occidental et le socialisme « révisionniste » soviétique étaient évidemment des repoussoirs. Le Parti communiste chinois (PCC) rejetait même des traditions vieilles de plusieurs siècles, sacrifiées sur l’autel de la modernisation du pays. Les Chinois vivaient en vase clos, rien ne filtrait de l’extérieur.

Politiquement, la Chine maoïste était profondément instable. Mao gouvernait seul, avec un culte de la personnalité qui a atteint son apogée au moment de la Révolution culturelle. Il n’hésitait pas à lancer des purges politiques d’une extrême brutalité. Les orientations politiques pouvaient changer du tout au tout d’une semaine à l’autre, au gré des décisions de Mao. Le tournant de 1978 s’apprécie seulement à la lumière de la profonde cassure qu’elle a opérée avec cette Chine maoïste. Sous Deng Xiaoping, la Chine a envoyé des signaux très clairs de changement de cap.

Est-ce que la structure même du régime a vraiment changé ?

Après 1978, la Chine s’est considérablement ouverte idéologiquement. Deng Xiaoping a rompu avec l’orthodoxie socialiste au profit d’une approche pragmatique. Il a donné plus de liberté aux cadres locaux pour expérimenter, par exemple en important des idées de l’étranger, en consultant des experts d’autres pays ou en réhabilitant des idées du passé pré-communiste de la Chine. C’est cette nouvelle flexibilité idéologique, qui représente une vraie cassure par rapport à l’époque de Mao, qui a permis à la Chine de connaître une expansion aussi rapide.

Sur le plan politique, le pouvoir très personnel de Mao a été remplacé par l’institutionnalisation du parti unique. Les congrès du Parti étaient organisés plus régulièrement, et les décisions ne venaient plus seulement du sommet, elles étaient prises selon des procédures plus respectueuses du droit. Économiquement, la fin des communes populaires et le renforcement de la protection de la propriété privée ont encouragé l’activité. La Chine a alors connu une croissance annuelle d’environ 10 % pendant trois décennies !

À quand datez-vous la sortie de l’ère des réformes et le début du déclin ?

C’est difficile à dater précisément parce que cela s’est fait progressivement. 1989, avec les manifestations à Tian’anmen, marque un tournant décisif. Dans ces années, il existait à l’intérieur de la Chine et d’autres pays, je pense bien sûr à ceux de l’ex-Russie soviétique, une aspiration démocratique très puissante. Le pouvoir chinois, en choisissant la répression, a décidé de mettre un coup d’arrêt à ce mouvement démocratique et a fermé la porte à tout prolongement du mouvement de libéralisation politique.

L’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, en 2012, a définitivement enterrée l’ère de réformes.

Au début des années 2000, les choses ont commencé à changer plus nettement. Les dirigeants chinois alors au pouvoir s’inquiétaient de la possible propagation des « révolutions de couleur », une série de soulèvements populaires en Europe de l’Est et en Asie centrale. Ils ont décidé de renforcer les dispositifs de sécurité intérieure : les entreprises étrangères ont fait face à davantage de contrôles, le pouvoir économique s’est concentré sur les entreprises d’État… C’est à ce moment-là que l’ère des réformes prend véritablement fin. L’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, en 2012, l’a définitivement enterrée.

Est-ce que vous ne surestimeriez pas le rôle joué par Xi Jinping ?

C’est une très bonne remarque. La question du degré de responsabilité de Xi Jinping dans l’évolution de la Chine ces dernières années est un des grands sujets de débats parmi les spécialistes de la région. Personnellement, je ne suis pas d’accord avec ceux qui considèrent que Xi Jinping est le seul responsable des difficultés économiques que rencontre la Chine aujourd’hui. L’éclatement de la bulle immobilière, par exemple, est un problème qui date de bien avant 2012. Il y a également des tendances structurelles à l’œuvre, qui touchent aussi d’autres pays d’Asie de l’Est.

Cela étant dit, il ne faudrait pas non plus sous-estimer sa part de responsabilité. En 2012, beaucoup nourrissaient l’espoir d’un tournant : Xi Jinping était plus jeune que ses prédécesseurs, sa fille avait étudié à Harvard… Ils pensaient qu’il serait de toute manière impossible de revenir en arrière sur les réformes engagées dans les décennies suivantes. Ce fut une grosse erreur d’analyse : Xi s’est révélé être un stratège redoutablement habile, et avec lui, la Chine est définitivement rentrée dans cette ère de contre-réforme.

C’est-à-dire ?

Sur de nombreux points, la Chine de l’ère des réformes était beaucoup plus souple et ouverte que la Chine de Xi Jinping. Il y a une quinzaine d’années, le PCC était certes un parti unique, mais il était plus flexible dans sa manière de gouverner. De nombreux avocats engagés dans des causes d’intérêt public utilisaient le système légal en vigueur pour dénoncer des abus de pouvoir au niveau local. Il existait une presse « privée », indépendante, qui publiait des enquêtes pour dénoncer la corruption. Même au sein de la bureaucratie de l’appareil d’État, les autorités sollicitaient l’avis d’universitaires ou de techniciens sur un certain nombre de sujets.

Mais avec la fin des réformes, s’est imposé un processus de « sécurisation ». Le pouvoir chinois a estimé que les avocats représentaient une menace : certains ont été radiés, arrêtés, d’autres poussés à l’exil. La presse indépendante a été muselée, et les universitaires, accusés d’être trop perméables aux idées étrangères et perçus comme une menace pour la survie du régime, ont été bâillonnés. Progressivement, la société s’est refermée sur elle-même, et l’espace public s’est considérablement rétréci, au point où la grande majorité des Chinois ont intériorisé ces limites en s’autocensurant.

Ce climat de « sécurisation » touche aussi l’appareil d’État. À l’époque des réformes, le souvenir de la Révolution culturelle était encore très présent dans les esprits. Les élites, dans les années 80-90, se rappelant des effets néfastes de l’absence de débat causé par la peur de contredire le leader, encourageaient une certaine culture de délibération interne. Désormais, le débat est figé parce que tout le pouvoir est concentré dans les mains de Xi Jinping. Nous sommes en quelque sorte revenus à la situation d’avant les réformes. L’exemple des politiques « zéro Covid » est très parlant. Il y a eu un consensus autour de cette stratégie, alors même que beaucoup avaient totalement conscience qu’elle n’était pas la plus efficace, simplement parce que personne autour de Xi Jinping n’osait prendre le risque de le contredire.

En seulement une décennie, il a renforcé son emprise sur le système politique chinois, a éliminé ses rivaux grâce à une vaste « campagne anticorruption », et a modifié la Constitution afin d’ouvrir la possibilité de se maintenir indéfiniment au pouvoir. On assiste au retour d’une hypercentralisation du pouvoir, entièrement structurée autour de sa personne. Sur le plan idéologique, le régime tente de combler un vide en mobilisant les traditions et le nationalisme comme des remparts face aux valeurs occidentales.

Les classes moyennes et les jeunes sont très inquiets du ralentissement économique. Ils doutent de plus en plus de leur capacité à atteindre un niveau de vie similaire à celui de leurs parents. C’est la fin du « rêve chinois » auquel il aspirait quand il est arrivé au pouvoir.

Comment voyez-vous le régime chinois évoluer dans les prochaines années ?

Il y a plusieurs scénarios. Le plus improbable, très populaire aux États-Unis depuis une vingtaine d’années, est celui d’une Chine en cours de démocratisation et de libéralisation. Je n’y crois plus du tout, mais peut-être suis-je trop pessimiste, parce que les dirigeants du régime, depuis une dizaine d’années, démantèlent méthodiquement toutes les forces sociales susceptibles d’initier un tel changement : avocats, syndicalistes, journalistes, universitaires, figures politiques portant une ligne plus réformatrice…

Le second scénario est celui de l’effondrement brutal du régime. C’est par exemple la thèse soutenue par Gordon Chang. Elle me paraît tout aussi peu probable. À moins d’un évènement extraordinaire, comme une lourde défaite dans une guerre ou un changement radical au sommet du PCC, je ne vois pas de scénario où la Chine s’effondrerait soudainement. Xi Jinping conserve une emprise très forte sur le pouvoir, le Parti et l’appareil d’État. Certains misent sur le ralentissement économique. Mais même si la situation économique du pays inquiète de nombreux Chinois, ils restent très sensibles aux comparaisons, que ça soit dans le temps ou dans l’espace. Beaucoup d’entre eux estiment qu’ils sont bien mieux lotis aujourd’hui que dans les années 1960, ou que dans d’autres pays. Je ne vois pas comment une détérioration, même forte, de l’économie chinoise pourrait provoquer une chute du régime.

Le scénario le plus plausible à mes yeux est celui d’une érosion progressive. Face aux problèmes de gouvernance qui devraient continuer à s’aggraver, l’État n’aura d’autre choix que de consacrer de plus en plus de ressources et d’énergie pour répondre à tous les problèmes qui se présenteront à lui. Plutôt qu’une grande crise suivie par un mouvement révolutionnaire, je vois le régime s’enfoncer dans une lente décadence à cause de sa rigidité et de son inefficacité.

Pékin prétend que la Chine se trouverait « du bon côté de l’histoire » dans sa guerre commerciale avec les États-Unis…

Les dérives et les outrances de Trump contribuent, par contraste, à redorer l’image de la Chine à l’internationale, et détournent les Occidentaux de la réalité de l’autoritarisme chinois. L’imprévisibilité croissante de la politique américaine inquiète, au-delà même du cas chinois. Au Canada par exemple, on observe depuis quelques mois un resserrement de l’unité nationale, y compris au Québec, en réaction aux tensions qui agitent leur voisin.

En Chine, l’incohérence et l’agressivité de Donald Trump offrent un levier facilement activable à la Chine. C’est même du pain bénit pour Xi Jinping. Dans ce contexte de ralentissement économique et de fragilisation de son régime, il ne demande rien de plus qu’on lui offre un récit alternatif dans lequel les difficultés que rencontre la Chine ne sont pas de sa responsabilité, mais de celle de pays étrangers. Xi Jinping peut désigner les États-Unis comme le responsable de la situation, et ainsi exonérer sa propre politique tout en renforçant son discours nationaliste. En ce sens, la politique menée par l’administration Trump joue indirectement en faveur du pouvoir chinois.

En Europe, certains pensent que l’Union européenne pourrait être obligée de se rapprocher de la Chine…

J’espère d’abord que la France continuera à défendre ses valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité, que les États-Unis ont longtemps incarnées. J’aimerais que la France, mais aussi l’Europe, le Canada, le Japon et toutes les autres démocraties qui se retrouvent dans ces valeurs, portent haut et fort, malgré cette parenthèse Trump, ces principes libéraux dans les années à venir.

Ensuite, pour répondre à votre question, dans un contexte où les États-Unis sont perçus comme peu fiables, il n’est pas étonnant que Xi Jinping ait les yeux rivés sur l’Europe. Sur le plan économique, la Chine a clairement intérêt à renforcer ses liens commerciaux avec l’Union européenne. Depuis l’explosion des droits de douane américains et l’accélération de la guerre commerciale, elle cherche de nouveaux débouchés pour ses exportations. L’industrie manufacturière, à laquelle Xi Jinping porte une attention particulière, se retrouve dans une situation de surproduction, par exemple dans les secteurs des véhicules électriques, des batteries ou du solaire. Pékin, qui sait que l’Europe avance vite sur le front de l’énergie verte, voit cela comme une opportunité.



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Author : Baptiste Gauthey

Publish date : 2025-05-07 16:00:00

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