L’Express

Laurence Rees, historien britannique : « L’image héroïque de Hitler était basée sur une arnaque »

Laurence Rees, historien britannique : « L’image héroïque de Hitler était basée sur une arnaque »

« J’ai eu une vie étrange, n’est-ce pas ? », sourit-il. Historien et ancien directeur des programmes d’histoire de la BBC, Laurence Rees a depuis trente ans multiplié les interviews avec d’anciens nazis. Il nous explique que les années 1990 ont été une période faste en la matière. « Ces anciens nazis étaient à la retraite et n’avaient plus à se soucier de leur carrière, mais avaient encore toute leur tête. En plus, le mur de Berlin venait de tomber, ce qui nous a permis d’accéder aux archives de l’Est ». Laurence Rees a rencontré des gens souvent « charmants et très intelligents », se demandant comment des individus aussi sophistiqués pouvaient entretenir des convictions extrêmes, même des décennies après la fin de la guerre. Ces témoignages de première main ont nourri des documentaires majeurs tout comme de nombreux livres salués par la critique.

En cette année de commémoration des 80 ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale, Laurence Rees publie le remarquable La Pensée nazie (Arpa). L’auteur utilise les outils de la psychologie pour tenter de comprendre les mécanismes qui ont permis à un Hitler ultra-minoritaire de prendre le pouvoir et d’imposer sa vision du monde. Surtout, il nous lance douze avertissements montrant que si le nazisme s’inscrit dans un contexte spécifique propre à l’Allemagne de cette époque, cette histoire reste plus que jamais d’actualité alors que les démocraties reculent dans le monde.

L’Express : Pourquoi avez voulu, dans ce livre, adresser des « avertissements », et non pas des leçons?

Laurence Rees : Il a vingt ans, quand j’ai fait une série en six parties puis un livre sur Auschwitz, nous avions commandé un sondage. Près de la moitié des Britanniques ne savaient pas la signification du mot « Auschwitz ». Et le chiffre était plus élevé chez les moins de 25 ans. Le problème, c’est que les jeunes se disent que cette histoire ne présente plus d’intérêt pour eux. Mais elle est au contraire extrêmement importante pour les temps présents !

Il n’y aura bien sûr pas de nouveau Hitler. L’Histoire ne nous enseigne pas des leçons figées, mais elle nous met en garde. En sciences, la loi de la gravité ou celle de la relativité d’Einstein sont des leçons. C’est quelque chose qui est reproductible. L’Histoire elle ne se répète jamais. En revanche, elle peut nous adresser des avertissements, des tendances, des choses à prendre en considération. De nombreuses démocraties sont aujourd’hui menacées, et il est utile de connaître les techniques que les tyrans en devenir sont susceptibles d’utiliser pour subvertir nos libertés.

Pourquoi vous moquez-vous des tentatives de psychanalyser Hitler ou d’autres nazis?

Il faut lire la longue analyse d’Hitler rédigée pendant la guerre par le psychanalyste américain Walter Langer pour l’OSS, l’ancêtre de la CIA. Il s’agissait d’une succession de spéculations contenant de nombreuses absurdités. La plus ridicule étant qu’Hitler aurait construit le Nid d’Aigle, un salon de thé situé en hauteur sur le Kehlstein, montagne accessible par un tunnel et un ascenseur, par désir de se réfugier dans l’utérus de sa mère. Le pire, c’est que le Nid d’Aigle n’était même pas une idée de Hitler, c’était l’initiative de Martin Bormann, son secrétaire, et Hitler n’aimait pas cet endroit. Il préférait de loin le Berghof, sa maison située plus bas sur l’Obersalzberg.

Au moins, Langer était un contemporain de Hitler, même s’il ne l’avait jamais rencontré. Aujourd’hui, toute tentative de psychanalyser des nazis est vouée à l’échec. Que sait-on réellement sur la sexualité d’Hitler ? Dans ce domaine, on ne peut que faire des supputations. De manière générale, je ne pense pas que les tentatives de psychanalyser des personnages historiques fassent avancer quoi que ce soit. Et en plus c’est dangereux. Si on qualifie tel nazi de « narcissique sadique », on laisse entendre que ce n’était pas vraiment de sa faute.

En revanche, je trouve les outils de la psychologie sociale, comportementale ou évolutionnistes très intéressants pour comprendre le phénomène du nazisme, et comment Hitler a par exemple ciblé, chez les Allemands, des émotions primitives empêchant la rationalité de prendre le dessus. Nous oublions parfois que notre cerveau a évolué alors que nos lointains ancêtres étaient des chasseurs vivants dans la savane et que, d’un point de vue évolutif, il ne s’est pas écoulé suffisamment de temps pour qu’il ait subi de profonds changements.

Quand un dirigeant dit « suivez-moi par foi », c’est une pente très dangereuse…

Le nazisme a selon vous prospéré sur les théories du complot, de la Première guerre mondiale qui n’aurait pas vraiment été perdue par l’armée allemande jusqu’à l’antisémitisme…

D’abord, il y a eu deux mille ans d’antisémitisme dans le christianisme. A la fin du XIXe siècle est apparue une nouvelle forme d’antisémitisme, liée à l’émergence de la génétique et à l’idée de race. Mais en Allemagne, il y a aussi une situation particulière du fait de l’ampleur de la modernisation et de la rapidité avec laquelle les juifs se sont émancipés. Certains groupes en Allemagne – notamment ceux qui se revendiquaient du mouvement völkisch– ont attribué aux juifs une part de responsabilité dans les profonds bouleversements causés par la modernisation du pays au XIXe et au début du XXe siècle .Et une fois que la Première Guerre mondiale a mal tourné, des Allemands ont cherché un bouc émissaire pour expliquer la défaite. S’est répandue l’idée que l’armée allemande n’aurait perdu cette guerre qu’à cause d’une conspiration diabolique, un fantasme total.

Une théorie du complot a aussi affirmé que les juifs étaient à l’origine du bolchevisme. Certains dirigeants, comme Léon Trotski, étaient d’origine juive, mais l’idée que la révolution de novembre 1917 ait été dirigée ou contrôlée par les « juifs » était une pure intervention. Ensuite, à la fin de la guerre, il y a eu des révolutions socialistes en Allemagne, et là encore, la propagande antisémite a alimenté le mythe d’un lien supposé entre judaïsme et bolchévisme.

Mais il ne faut pas oublier qu’aux élections législatives de 1928, Hitler n’a obtenu que 2,6% des voix. Il n’y avait donc pas un mouvement massif d’antisémitisme radical dans le pays. Si, au début du XXe siècle, on avait demandé quel pays allait connaître une extermination des juifs, beaucoup auraient certainement répondu la Russie, et non pas l’Allemagne. A ce moment-là, de nombreux juifs ont d’ailleurs quitté l’Europe de l’Est pour se réfugier en Allemagne, où ils se sentaient en sécurité. Rien n’était donc écrit.

Vous soulignez qu’Hitler a réussi à se faire passer pour une figure héroïque aux yeux de ses partisans. Comment a-t-il réussi cette transformation, alors même que le putsch de 1923 à Munich a tourné au fiasco?

Hitler a eu beaucoup de chance. Son aspect héroïque, aux yeux de ses partisans, a d’abord reposé sur le fait qu’il a obtenu la Croix de fer pendant la Première guerre mondiale. L’historien Thomas Weber a écrit un livre brillant sur la guerre d’Hitler (La première guerre d’Hitler, Perrin NDLR). Il y montre que même si Hitler a été indéniablement courageux, les messagers comme lui avaient plus de probabilité de recevoir cette distinction, car ils travaillaient directement en lien avec des gradés chargés d’attribuer la Croix de fer. Par ailleurs, le Kaiser Guillaume II, en ne menant pas ses troupes au combat et en abdiquant, a causé un tort énorme à l’image de l’aristocratie et de la classe des officiers allemands, les dirigeants traditionnels. A l’inverse, un soldat ordinaire comme Hitler a fait figure de personne courageuse. C’était donc un moment unique dans l’Histoire où quelqu’un sans aucune qualification a pu se trouver en position pour devenir leader.

Ensuite, comme vous le soulignez, le putsch de la Brasserie a été un désastre complet. Mais, dans une période politique très fébrile et avec une hyperinflation, des dirigeants bavarois ont eu des discussions avec les paramilitaires d’extrême droite, se demandant s’il ne fallait pas faire sécession par rapport à Berlin. Beaucoup, par anticommunisme, ne soutenaient pas forcément les nazis, mais étaient favorables à leurs objectifs. De ce fait, Hitler a bénéficié d’une grande indulgence de la justice, symbolisée par la nomination de George Neithardt comme jugé président, alors que celui avait déjà fait preuve de bienveillance avec les nazis lors d’un précédent procès contre Hitler, deux ans auparavant. Sachant cela, Hitler a pu, dans ses célèbres discours au tribunal, se montrer inflexible, sans s’attirer les foudres des juges. Aux yeux de ses partisans, il est devenu, depuis le banc des accusés, un leader extrêmement courageux alors qu’il était jugé pour haute trahison. Mais c’était une arnaque, car il savait parfaitement qu’il serait libéré dans quelques mois. C’est ainsi en 1924 qu’Hitler a pu enfin projeter l’image du héros qu’il aspirait à devenir depuis si longtemps.

Vous évoquez aussi la dimension religieuse du nazisme, avec d’un côté une foi très forte en Hitler comme guide suprême, et de l’autre la promesse d’une sorte d’immortalité à travers la « race »…

C’était l’idée que vous surviviez à travers une descendance racialement pure. Comme le disait Himmler, « il est impossible de déterminer à l’avance la durée de vie d’un homme, mais nous croyons fermement que notre espèce continuera d’exister à travers la vie éternelle de notre nation !… L’individu peut disparaître, mais la lignée qui l’a engendré, la vie de sa tribu, de son peuple, demeure. Et en prenant conscience de cela, nous ne comprenons pas seulement qu’il s’agit d’une forme d’immortalité, mais nous trouvons également un sens et un but ». Les dictateurs promettent souvent une récompense quasi mystique – une utopie future – en échange de la loyauté de leurs partisans. Hitler exaltait la Volksgemeinschaft (communauté du peuple), là où Staline promettait un paradis communiste. Ce sont deux figures post-Lumières qui ont parlé de paradis à venir en l’absence de Dieu.

Himmler, Rudolf Höss, commandant d’Auschwitz ou Theodor Eicke, commandant de Dachau, étaient par ailleurs admiratifs devant la ferveur inébranlable des Témoins de Jéhovah. Pour eux, ce n’est que quand les SS auraient une foi aussi aveugle dans Hitler que l’Etat nazi serait durablement sécurisé. Personnellement, je me méfie beaucoup de ce mélange entre foi et politique. Quand un dirigeant dit « suivez-moi par foi », c’est une pente très dangereuse.

ll y avait une grande différence entre travailler pour Staline et pour Hitler

Une différence fondamentale, selon vous, entre les régimes nazi et soviétique, c’est que le niveau de terreur appliquée à la population allemande ordinaire était bien moindre que pour la population soviétique. Vraiment?

Si vous n’étiez pas membre d’un groupe à risque – juif, communiste, prêtre… – , vous ne viviez dans le même état de terreur en Allemagne qu’en Union soviétique. Pour mon livre Hitler et Staline, j’ai rencontré des gens qui avaient travaillé pour Staline. Si on avait trop de contact visuel avec lui, il pouvait penser que vous étiez trop sûr de vous et que vous complotiez contre lui. Mais si on fuyait son regard, Staline pensait que vous étiez sournois et que vous complotiez encore. C’était un homme d’une paranoïa extrême.

Il va de soi que lui comme Hitler étaient des personnes horribles. Mais il y avait une grande différence entre travailler pour Staline et pour Hitler. A moins que vous ne complotiez ouvertement contre lui, Hitler ne risquait pas de vous tuer. Le ministère de la Guerre Werner von Blomberg a commis une grande erreur en 1937 en questionnant l’annexion de l’Autriche et l’attaque contre la Tchécoslovaquie. En quelques semaines, il a été écarté. Mais contrairement aux purges sanglantes du régime stalinien, il n’y a pas eu d’arrestations nocturnes suivies de tortures et d’exécutions. On lui a même accordé une énorme pension. Hitler n’est pas du genre à tuer ses généraux.

Ernst Röhm, le chef des SA assassiné lors de la Nuit des Longs Couteaux, est un contre-exemple…

Röhm n’a pas su rester à sa place. Il pensait que les SA étaient la principale force armée du nazisme, alors qu’il était à la tête d’une organisation d’ivrognes…

En quoi la peur a-t-elle été un élément déterminant, expliquant que les Allemands se sont battus jusqu’au bout en 1945, alors que la guerre était perdue depuis longtemps ?

À l’été 1943, les Italiens sont capables de voir où les mène cette guerre. Ils constatent qu’ils ne pourront pas gagner, se débarrassent de Mussolini et changent de camp. A l’inverse, il a fallu encore deux ans de souffrances et de bombardements en Allemagne. Il a fallu que l’Armée rouge arrive aux portes du bunker d’Hitler pour mettre fin à la guerre. Goebbels et Hitler ont compris l’importance de maintenir la population civile dans la terreur face à l’Armée rouge. La propagande nazie a exagéré les pertes et les atrocités commises par les Soviétiques. Le régime a également accentué la terreur, pour que les Allemands vivent dans la peur d’être dénoncé à la Gestapo comme « défaitiste ».

Hitler ne savait pas que la peur est une des émotions déclenchées par l’amygdale – ce qui explique sa force immédiate et souvent paralysante- et qu’elle est étroitement liée dans le cerveau à l’agressivité. Mais les dictateurs et dirigeants autoritaires savent naturellement utiliser ces émotions. L’un des messages politiques les plus puissants reste : « Ayez peur, ils viennent prendre vos maisons et vos enfants ». Ce livre est donc un appel à réfléchir à ce qui s’est passé, et comment un parti marginal, avec un dirigeant jugé par beaucoup comme ridicule, a pu devenir chancelier. Il n’est bien sûr pas inévitable qu’une frange marginale s’empare un jour du pouvoir, mais cet exemple nous montre que cela peut arriver. Les Allemands, en votant majoritairement en 1932 pour le NSDAP et les communistes, ont volontairement opté pour des formations engagées à se débarrasser de la démocratie. Au cœur de l’Europe, ils ont voté pour se priver à jamais de leur droite de vote. Tout ça parce que la démocratie n’avait pas réussi à résoudre leurs problèmes.

L’avertissement principal de mon livre, c’est que la démocratie n’est pas autosuffisante. C’est d’ailleurs un miracle qu’il y ait autant de démocraties dans le monde. Mais leur nombre diminue chaque année. Parce qu’en réalité, la tendance naturelle, c’est qu’une fois que vous êtes au pouvoir, vous ne voulez pas y renoncer. Tout est beaucoup plus fragile qu’on ne le pense souvent…

La Pensée nazie, par Laurence Rees, traduit de l’anglais par Léa Jaillard. Arpa, 539 p., 24,90 €.



Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/laurence-rees-historien-britannique-limage-heroique-de-hitler-etait-basee-sur-une-arnaque-KF4R6FGK4FD5NDZQJSVLEYLWOI/

Author : Thomas Mahler

Publish date : 2025-05-08 14:00:00

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Tags : L’Express