Le 28 avril dernier, grâce à son ami Stéphane Barsacq, nous avions pu aller voir Angelo Rinaldi chez lui, rue Meslay – à deux immeubles de celui où naquit George Sand. L’académicien nous avait servi un large verre de whisky. Déjà très affaibli, entendant mal, il tâtonnait ; mais sa conversation hésitante était régulièrement traversée d’éclairs d’esprit lorsqu’il se souvenait de ses rencontres avec Visconti, Cioran ou Benoist-Méchin, dont il était en train de lire la biographie. Il nous avait fait rire en évoquant le futur réalisateur Xavier Giannoli, qu’il avait eu comme stagiaire. Un jour, tremblant, Giannoli apporte à Rinaldi un papier sur lequel il a beaucoup travaillé. Réponse du maître : « Hum… Article intéressant… Ne vous reste plus qu’à l’écrire. » Giannoli s’en est-il rappelé quand il a tourné son adaptation d’Illusions perdues, où il croquait les coulisses de la presse du XIXe ? Rinaldi n’avait rien du médiocre Lousteau de Balzac. Rappelons qu’il fut le plus grand critique littéraire du demi-siècle écoulé. Certes remarquable dans le genre tonton flingueur, Renaud Matignon était plus classique. Quant à François Nourissier, autre fine gâchette, sa sournoiserie quasi jésuite rendait souvent ses papiers trop sibyllins. Plus franc du collier, Rinaldi avait élevé l’éreintement au rang de l’un des beaux-arts.
On conseille à ceux qui voudraient s’en assurer la lecture (savoureuse) d’un livre récemment réédité, Les Roses et les Epines*. Y sont compilés les meilleurs articles de Rinaldi, du temps où l’ancien chroniqueur judiciaire de Nice-Matin rendit la justice artistique dans nos pages, de 1972 à 1998 – avant d’aller travailler ailleurs et d’être élu à l’Académie française en 2001.
S’inscrivant de son propre aveu dans la filiation de Barbey d’Aurevilly, Rinaldi vénérait Saint-Simon, Léautaud et Gombrowicz – que des intransigeants drolatiques à qui on ne la faisait pas. Il y avait selon Rinaldi 10 000 bons lecteurs en France, et c’est à eux qu’il s’adressait. « Crier toujours à la supercherie, n’est-ce pas monotone ? », se demandait-il. Force est de reconnaître qu’il le faisait divinement bien. Il voyait en Aragon un « obstiné tartufe », un « personnage aux manières d’évêque », en Robbe-Grillet une « vedette du chic et du terrorisme intellectuel au cours de la décennie 54-64 », en Duras « la Castafiore », en Sollers « le Bel-Ami hypertextuel », en Mishima « le D’Annunzio du Japon », en Albert Cohen « le type même de l’écrivain surfait »… En 1985, alors que Claude Simon reçoit le prix Nobel de littérature, Rinaldi démolit ses livres les uns après les autres et en arrive à cette conclusion : « Depuis L’Astrée, d’Honoré d’Urfé (1567-1625), il n’y a pas en français d’œuvre où l’homme se soit évanoui à ce point dans la fumée des conventions. » Ce ne sont là que des zakouskis… Car il y a plus fort dans Les Roses et les Epines.
« Des torrents de poésie facile »
En 1986, Rinaldi décide ainsi de se payer Fitzgerald, « grand auteur pour adolescents protégés ». Citons l’introduction, magistrale : « La célébrité à 24 ans, l’oubli à 44, les revers de fortune, la crise cardiaque, les excès divers, une femme qui était folle… Les ingrédients qui composent la malédiction, selon les clichés, ne manquent pas dans l’existence de Fitzgerald, qui coïncide littérairement avec les deux décennies de l’entre-deux-guerres en Amérique, où il est né, et en Europe, où il a souvent vécu. C’est l’explication d’une carrière posthume sans commune mesure avec ses qualités d’écrivain, qui ne sont, en réalité, incontestables que dans un seul livre – Gatsby le Magnifique. Ailleurs, il n’a que des réussites fragmentaires. Mais des torrents de poésie facile, suscités par ses malheurs, ont aveuglé le jugement des uns et des autres. Que l’homme soit touchant, on n’en disconvient pas, encore que l’ambition de vivre au Ritz se raccorde surtout aux naïvetés des concurrentes de ces jeux radiophoniques qui s’intitulaient, autrefois, Reine d’un jour… »
Cette même année 1986, Rinaldi se penche sur le cas de Le Clézio, « le poseur taciturne des îles Sous-le-Vent » : « Dans l’ensemble, les ouvrages de M. Le Clézio font songer au bulletin de la météo quand le présentateur annonce une persistance du temps couvert avec passage de très belles éclaircies. Car l’écrivain, volontiers enclin à des poses de prophète, s’attarde dans les brumes de ses messages, mais, de-ci, de-là, pour notre plaisir, un souffle lyrique l’en arrache, écartant les nuées où il s’enveloppe. » Il est ici question de Voyage à Rodrigues, qui se passe à l’île Maurice, « entre goyaves et cocotiers, dans un décor à mi-chemin de Paul et Virginie et de la vitrine aux fruits d’outre-mer de Fauchon ». Verdict ? « Ses hymnes à l’innocence des paradis perdus aboutissent surtout à un exotisme d’exposition coloniale – dans le meilleur des cas, à du Saint-John Perse délavé. » Comme par hasard, quelques années plus tard, Le Clézio décrochera à son tour le Nobel…
« Confessons une gêne »
Plus encore que ces deux philippiques implacables, l’article le plus audacieux et le plus pertinent de Rinaldi paru dans L’Express reste peut-être celui de 1990 contre Kundera, alors que ce dernier publie L’Immortalité. Comme toujours, l’intro capte l’attention du lecteur : « Soyons clairs d’entrée de jeu : le non-décollage, voire le crash, d’un écrivain de haut vol comme M. Kundera ne se compare pas au rase-mottes perpétuel d’une quelconque nullité à la Irène Frain. Puis venons-en au fait, confessons une gêne : il y aurait beaucoup à dire. Mais peut-on le dire ? »
L’angle de Rinaldi est le suivant : l’exil de Kundera a tué l’écrivain de talent qu’il était. Le fier Corse se rit du Tchécoslovaque naturalisé français, dont les chevilles enflent : « Qu’est-ce qu’un artiste, sinon un homme qui souffre ? Qu’est-ce qu’un roman, sinon du chagrin développé par la grammaire ? Or c’est un artiste que nous avions accueilli, fêté, et il s’est transformé en intellectuel parisien. Loin de nous l’idée d’ironiser à propos de cette catégorie au ramage ravageur, dotée de qualités qui nous manqueront à jamais – l’intelligence, l’agilité d’esprit, le savoir égalant le savoir-faire, l’aptitude de ma grand-mère à faire durer, d’omelettes en salades, le pot-au-feu du lundi jusqu’au samedi suivant, la méticulosité dans la mise à jour du carnet d’adresses, enfin, le goût des problèmes accélérant la vente de l’aspirine. Il en est un qui tourmente assez M. Kundera, le titre le prouve. Sans doute ne saurait-on l’éviter à l’étage où la notoriété l’a désormais placé. Il risque cependant de laisser assez indifférent le lecteur dans l’obscurité du rez-de-chaussée où celui-ci loge avec ses petites joies, ses peines de cœur, ses traites impayées et les turbulences du gamin qui a encore raté le certificat d’études. Survivre dans l’opinion des siècles et des siècles préoccupe assez peu l’individu dont la concierge doit chaque matin, en distribuant le courrier, réapprendre le nom sur la boîte aux lettres. »
Les lecteurs de L’Express ne s’embêtaient pas avec Rinaldi ! S’il fut un romancier précoce et vite consacré (lauréat du prix Femina à seulement 32 ans pour La Maison des Atlantes), c’est bien comme critique qu’il restera dans les mémoires. Nous le relirons régulièrement, comme une piqûre de rappel pour ne pas céder à l’esprit du temps.
*Les Roses et les Epines par Angelo Rinaldi. Editions des Instants, 268 p., 21 €.
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Author : Louis-Henri de La Rochefoucauld
Publish date : 2025-05-08 15:50:00
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