Le Financial Times l’a classé parmi les livres à lire en 2025 et l’on comprend pourquoi. Dans The Measure of Progress (Princeton University Press, non traduit), l’économiste britannique et ancienne conseillère au Trésor, Diane Coyle, soutient que nos outils de mesure statistiques sont aujourd’hui si dépassés qu’ils échouent à suivre la façon dont de nombreux phénomènes ont remodelé l’économie moderne. « Une grande partie des statistiques dont les gouvernements ont besoin pour comprendre la force de production de leur économie, leurs vulnérabilités, les possibilités de changement n’existent tout simplement pas », alerte-t-elle auprès de L’Express. La professeure de politique publique à l’université de Cambridge revient également sur certains de ses constats les plus vertigineux, parmi lesquels le fait que « le PIB n’est plus capable de mesurer le progrès économique comme il le faudrait » ou encore que « nous sommes collectivement bien plus pauvres que nous le pensons ».
Diane Coyle dissèque ainsi le cas de la Chine, aux prises avec des dettes qui échappent encore à nos systèmes de mesures classiques, mais aussi celui des Etats-Unis qu’elle estime plus mal en point que Pékin. Ce qui ne devrait pas s’arranger, selon elle, avec le retour de Donald Trump, face auquel l’experte appelle à réagir en trouvant de nouveaux moyens pour mesurer le progrès. Sans quoi, Diane Coyle peine à imaginer « comment nous sortirons de cet environnement politique très polarisé où beaucoup de gens, par leur vote, disent aux politiciens que leur vie ne s’améliore pas ».
L’Express : Vous soutenez que les systèmes de mesure que nous utilisons aujourd’hui pour comprendre l’économie sont obsolètes et nuisent à l’élaboration des politiques publiques. Pourquoi ?
Diane Coyle : Les outils de mesure en place depuis des décennies ont tout simplement échoué à suivre la façon dont de nombreux phénomènes modernes ont remodelé l’économie. En clair : nous ne parvenons pas à capturer la valeur créée parce que nous disposons de très peu de données – ou de données médiocres – sur ce qui contribue réellement à la croissance économique dans notre monde moderne. Je veux parler par exemple des nouveaux modèles d’affaires hybrides, qui ne rentrent plus dans les catégories traditionnelles comme l’industrie, le service, la production marchande ou non-marchande, parce qu’ils combinent plusieurs activités ou ne produisent plus comme auparavant.
Le PIB n’est plus capable de mesurer le progrès économique comme il le faudrait
Ainsi des services numériques gratuits que nous utilisons en permanence – les logiciels libres, les plateformes vidéo gratuites comme YouTube ou TikTok, qui concurrencent désormais les produits payants et sur lesquelles certains acteurs produisent des contenus parfois monétisés. Apple et Nike sont également des exemples typiques d’entreprises « manufacturières » qui ne produisent plus comme auparavant, puisqu’elles ne possèdent pas d’usines mais commercialisent des produits fabriqués ailleurs. De fait, les classifications traditionnelles ne sont plus en phase avec la réalité hybride et mondialisée qui est la nôtre. Pourtant, nous continuons à mesurer le PIB sans prendre en considération cette nouvelle donne. La façon dont nous estimons la valeur ajoutée ou encore la productivité d’une économie s’en trouve donc compromise. C’est un problème majeur car une grande partie des statistiques dont les gouvernements ont besoin pour comprendre la force de production de leur économie, leurs vulnérabilités, les possibilités de changement n’existent tout simplement pas…
Faut-il comprendre que l’indicateur du PIB est désormais obsolète face à cette nouvelle donne ?
Le PIB n’est plus capable de mesurer le progrès économique comme il le faudrait. Il ne dit rien de la soutenabilité de la croissance ni de la préservation des actifs essentiels à la prospérité future. Or c’est notamment ce qui fait défaut aujourd’hui. Je vous donne une illustration : chaque pays exploite les ressources naturelles sans en payer le coût total depuis des décennies. Si on ne prend pas en compte le coût que cela engendrera à l’avenir, comment juger de la soutenabilité d’une économie sur le long-terme ? Il faut raisonner comme pour une entreprise, en établissant un bilan global ne prenant pas seulement en compte les machines et les bâtiments conventionnels, mais intégrant aussi le capital physique, naturel, humain et social. Et aussi les infrastructures – qui ne sont répertoriées nulle part alors que celles-ci vieillissent, ce qui impliquera des coûts futurs. Si l’on ne comprend pas comment interagissent ces facteurs, que l’on appelle la richesse inclusive, on ne peut pas anticiper la capacité d’une économie à progresser.
Vous allez même plus loin. Selon vous, le Système de comptabilité nationale, le cadre statistique international établi au siècle dernier et incluant parmi ses outils de mesure le PIB, est aujourd’hui dépassé face aux défis contemporains. Mais la révision dont il fait en ce moment même l’objet au sein des Nations Unies ne pourrait-elle résoudre ce problème ?
Il y a dix ans, j’ai écrit un livre intitulé GDP : A Brief but Affectionate History. Si vous m’aviez posé la question à l’époque, je vous aurais alors répondu que oui, le Système de comptabilité nationale avait encore ses chances. J’en suis moins sûre aujourd’hui et ce, même si comme vous le disiez, celui-ci a fait l’objet d’une révision qui est en cours d’adoption auprès de l’ONU. Comme on peut l’imaginer, qui dit recherche d’un consensus – car il est nécessaire pour que l’on puisse s’accorder sur une révision au niveau international – dit tendance à être plus conservateur.
De mon point de vue, ce qui ressort du projet actuel est décevant. Pendant un temps, j’ai pensé que ce travail permettrait au moins de combler les lacunes très évidentes concernant le manque de mesures de l’économie numérique, et d’aller plus loin dans l’intégration de la numérisation, des services gratuits ou de l’impact environnemental de la croissance. Mais cela ne s’est pas produit de manière significative. Aucune des questions plus larges n’a été prise en considération. Donc pour répondre clairement à votre question, et comme je le dis dans mon livre, le consensus international freine l’innovation statistique, alors même que la réalité économique s’éloigne de plus en plus des conventions du passé. Cela dit, les banques centrales auront toujours besoin des mesures macroéconomiques produites grâce au SCN. Nous ne pouvons donc pas nous en débarrasser complètement. Mais cela ne suffit plus pour comprendre la réalité économique telle qu’elle se présente aujourd’hui.
Vous écrivez d’ailleurs que « nous sommes collectivement bien plus pauvres que nous le pensons »…
Oui. Il existe deux types de dettes que toutes les économies occidentales ont accumulées au fil du temps, mais qui échappent encore à nos systèmes de mesures. La première est la dette naturelle, qui comprend des éléments tels que la pollution de l’air, qui nuit à la santé humaine, et le manque d’eau ou de biodiversité, qui va réduire la productivité agricole à l’avenir. La seconde est une dette d’infrastructures. De nombreuses économies en ont construit beaucoup dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale et ne les ont pas entretenues de manière adéquate depuis. Bien qu’il y ait eu des investissements dans de nouveaux types d’infrastructures tels que les réseaux de communication et la connexion haut débit, les réseaux électriques classiques, les routes, les chemins de fer et les ponts ont besoin de réinvestissements car ils s’effondrent dans plusieurs pays. C’est le cas au Royaume-Uni, mais aussi en Allemagne, où les chemins de fer sont en très mauvais état. Pour rembourser ces dettes, les économies occidentales devront investir massivement, probablement épargner davantage, et consommer moins dans les décennies à venir. Mais pour ce faire, encore faut-il avoir conscience que ces dettes existent…
Sans une vision d’ensemble du portefeuille d’actifs, il est impossible d’anticiper les véritables conséquences économiques de nos investissements
A l’heure du bras de fer qui oppose les Etats-Unis de Donald Trump à la Chine de Xi Jinping, de nombreux observateurs soutiennent que Pékin est en bien meilleure forme économique qu’en 2018, date d’un premier duel commercial. Ont-ils tort ?
La Chine a connu une croissance rapide via ses investissements massifs dans les infrastructures, mais c’est allé de pair avec une importante dégradation environnementale et un endettement majeur. Elle a donc une dette naturelle très élevée, avec notamment des problèmes de déchets toxiques et d’émissions de CO2. Quant à ses constructions, à la fois à l’extérieur via « Les Nouvelles routes de la soie », mais aussi à l’intérieur du pays où la quantité d’infrastructures est tout à fait extraordinaire, une partie d’entre elles s’est avérée être un très mauvais investissement, car peu rentable. La Chine a probablement surinvesti dans le bâtiment. Ainsi, elle dispose d’actifs inutilisés et de dettes qui pèseront sur sa croissance future.
Les Etats-Unis sont-ils dans une meilleure posture ?
Pour comparer la santé économique de deux pays comme les États-Unis et la Chine, il est primordial de prendre en compte les différences de niveaux de vie, de revenus et d’évolution des indicateurs sociaux. La croissance du PIB d’un pays ne bénéficie pas à toute la population de la même façon : aux États-Unis, elle profite surtout aux plus riches, tandis que la majorité perçoit peu d’amélioration. En Chine, l’amélioration du niveau de vie a été plus équitablement partagée ces dernières décennies, notamment car les services qui ne font pas l’objet d’échanges internationaux – un loyer, une consultation médicale – sont beaucoup moins chers dans les pays à faible revenu. De plus, le niveau de vie de la population locale s’est considérablement amélioré par rapport au passé récent, là où aux États-Unis, en revanche, les personnes dont le revenu est égal ou inférieur au revenu médian ont vu leur niveau de vie s’améliorer très peu.
La majeure partie de la croissance du PIB de ces dernières années aux États-Unis est allée aux 1 % les plus riches. Ou, au mieux, aux 10 % les plus aisés de la distribution des revenus. Enfin, si l’on considère des indicateurs tels que l’espérance de vie ou les indicateurs de santé, la situation des États-Unis se dégrade. La tendance est donc négative et les États-Unis sont en passe de s’infliger une grave récession, probablement dans le courant de l’année. En bref, plutôt que de se concentrer sur le niveau de vie absolu, l’évolution me semble plus importante à prendre en compte, notamment car c’est ce qui prime en termes d’opinion publique. La situation s’améliore-t-elle ou se détériore-t-elle ? Je crois que les Etats-Unis, de ce point de vue, sont en moins bonne posture que la Chine.
Comment nos difficultés à mesurer le progrès impactent-elles les politiques publiques ?
Les décideurs politiques manquent de données sur la façon dont les nouvelles technologies, comme l’IA ou les centres de données, transforment réellement la productivité et le niveau de vie. Sans une vision d’ensemble du portefeuille d’actifs – infrastructures, ressources naturelles, capital humain, comportements – il est impossible d’anticiper les véritables conséquences économiques des investissements qui sont faits. Au Royaume-Uni, nous investissons et misons beaucoup sur les centres de données en tant qu’élément central de la croissance économique. Mais nous ne sommes pas en mesure de dire comment, concrètement, cela va impacter l’économie. Car pour cela, il faut savoir quelles nouvelles plateformes émergent, comment les gens utilisent les outils numériques, quelles entreprises britanniques voient le jour. Par exemple, nous ne savons tout simplement pas ce que les entreprises font avec l’IA. Quelques enquêtes indiquent que 7 % ou 15 % des entreprises utilisent l’IA, mais il s’agit au mieux de savoir quels outils d’IA elles utilisent, et non ce qu’elles en font, or c’est ce qu’elles en font qui déterminera la valeur économique qui est créée. Avec autant de zones d’ombre, comment savoir dans quelle mesure les investissements dans l’IA ou dans d’autres domaines contribueront à la croissance économique ?
Quand bien même les outils de mesures évolueraient dans le sens que vous proposez, ne craignez-vous pas de créer des indicateurs tellement complexes qu’ils deviendront illisibles pour les décideurs ?
L’agrégation de données en un seul indicateur comme le PIB est à la fois une force – car elle permet de comparer et d’adresser un message clair à l’opinion publique par exemple – et une faiblesse puisqu’elle masque la complexité réelle de l’économie. C’est un dilemme difficile à résoudre : conserver le PIB ou passer à autre chose. Je propose un compromis : un tableau de bord intégrant six catégories d’actifs plus en phase avec l’époque. Il y aurait toujours quelque chose comme le PIB pour vous dire d’un trimestre à l’autre comment l’économie se porte à des fins macroéconomiques, mais vous auriez aussi six indicateurs plus détaillés – capital physique, capital naturel, capital humain, actifs intangibles, capital social et capital institutionnel – qui permettraient à toute personne intéressée, comme un décideur, de savoir si la santé et les compétences de la population humaine augmentent, ou encore comment les infrastructures se portent…
N’êtes-vous pas trop optimiste sur la volonté de certains décideurs, à l’instar de Donald Trump, de s’intéresser à ce que produisent les experts ?
Accordons-nous sur un constat : les agences statistiques de nombreux pays ont constaté que le taux de réponse à leurs enquêtes, qui leur permet de collecter des données, est en baisse. Aux États-Unis, où Elon Musk contrôle désormais une bonne partie des données, la situation ne fait qu’empirer. Il est donc impératif de trouver d’autres moyens de collecter les indicateurs dont nous avons besoin. Tout simplement parce qu’un État a besoin de statistiques fiables pour être bien gouverné. On dit d’ailleurs que le fait que les Américains et les autres alliés aient développé le concept de PIB avant les Allemands les a aidés à gagner la Seconde Guerre mondiale parce qu’ils avaient une meilleure compréhension des capacités de leurs économies…
Aujourd’hui, la collecte de statistiques est l’un des nombreux domaines dans lesquels les États-Unis semblent se faire du tort. Partout, je pense donc que les économistes et les statisticiens doivent commencer à réfléchir très sérieusement à des méthodes alternatives, à d’autres sources de données pour suivre ce qui se passe et savoir si la vie des gens s’améliore ou non. Car si nous ne le faisons pas, j’ai du mal à imaginer comment nous sortirons de cet environnement politique très polarisé où beaucoup de gens, par leur vote, disent aux politiciens que leur vie ne s’améliore pas. Ce qui, je pense, est dû en partie au fait que les statistiques dont nous disposons n’ont pas capté ce qui se passe dans la vie des gens. C’est un cercle vicieux.
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Author : Alix L’Hospital
Publish date : 2025-05-08 16:00:00
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